Le Château dangereux

Chapitre 6Mésintelligence.

Hélas ! ils avaient été amis dansleur jeunesse ; mais des langues qui parlent bas peuventempoisonner la vérité, et la constance n’existe que dans le royaumedes cieux. La vie est épineuse, et la jeunesse est vaine ; etquand on se brouille avec une personne aimée, il semble que lafolie se soit emparée du cerveau…… Chacun prononce des mots deprofond mépris et insulte le cher frère de son cœur ; mais ilsne retrouvèrent ni l’un ni l’autre un être dans le cœur duquel ilspurent épancher leurs peines… Ils restèrent loin l’un de l’autreavec les cicatrices de leurs blessures, comme deux pointes d’unrocher qui s’est fendu : une mer affreuse s’étend entre eux.Mais ni chaud, ni froid, ni tonnerre ne fera jamais disparaîtreentièrement, je pense, les traces de ce qui a jadisexisté.

Christabel de Coleridge.

Pour exécuter la résolution qui, lorsqu’ilavait été de sang-froid, lui avait paru la plus sage, sir John deWalton se détermina à traiter avec toute l’indulgence possible sonlieutenant et ses jeunes officiers, à leur procurer tous les genresd’amusemens possibles que permettait l’endroit et à les rendrehonteux de leur mécontentement en les accablant de politesse. Lapremière fois donc qu’il vit Aymer de Valence après son retour auchâteau, il lui parla avec une affabilité extrême, soit réelle soitsupposée.

« Qu’en pensez-vous, mon jeune ami, ditde Walton, si nous essayions de quelques unes de ces chassespropres, dit-on, à ce pays ? Il y a encore dans notrevoisinage de ces troupeaux sauvages de race calédonienne qu’on netrouve plus ailleurs que dans les marécages qui forment la noire ettriste frontière de ce qu’on appelait anciennement le royaume deStrates-Clyde ; nous avons parmi nous des chasseurs qui ontl’habitude de cet exercice et qui assurent que ces animaux sont lesplus fiers et les plus redoutables de tous ceux qu’on peut chasserdans l’île de la Grande-Bretagne. »

« Vous ferez ce qu’il vous plaira,répondit sir Aymer froidement, mais ce n’est pas moi, sir John, quivous donnerai le conseil, pour le plaisir d’une partie de chasse,d’exposer toute la garnison à un très grand danger. Vous connaissezparfaitement la responsabilité à laquelle vous soumet le poste quevous occupez ici, et sans doute vous en avez long-temps pesé lepoids avant de nous faire une proposition de cettenature. »

« Je connais, à la vérité, mon propredevoir, répliqua de Walton offensé à son tour, et je puis bienpenser aussi au vôtre sans assumer néanmoins plus que ma part deresponsabilité ; mais il me semble vraiment que le gouverneurde ce Château Dangereux, entre autres difficultés de sa position,est, comme disent les vieilles gens de ce pays, soumis à un charme,et à un charme qui le met dans l’impossibilité de diriger saconduite de manière à procurer du plaisir à ceux qu’il désire leplus obliger. Il n’y a pas encore plusieurs semaines, quels yeuxeussent brillé plus que ceux de sir Aymer de Valence à laproposition d’une chasse générale où l’on aurait dû poursuivre unenouvelle espèce de gibier ? et maintenant quelle est saconduite quand on lui propose une partie de plaisir, uniquement, jepense, pour s’opposer à mon désir de lui être agréable !… unconsentement froid tombe à demi formulé de ses lèvres, et il sedispose à venir courre ces bestiaux sauvages avec un air degravité, comme s’il allait entreprendre un pèlerinage à la tombed’un martyr.

« Non pas, sir John, répondit le jeunechevalier. Dans notre situation présente nous devons veillerconjointement sur plus d’un point, et quoique la plus grandeconfiance et la direction supérieure des opérations vous aient étésans nul doute accordées, comme au chevalier qui de nous deux estle plus âgé et le plus capable, néanmoins je sens encore que j’aiaussi ma part de sérieuse responsabilité : j’espère donc quevous écouterez avec indulgence mon avis et que vous en tiendrezcompte, quand même il vous paraîtrait porter sur cette partie denotre charge commune qui est plus spécialement dans vosattributions. Le grade de chevalier que j’ai eu l’honneur derecevoir comme vous, l’accolade que le royal Plantagenetm’a donnée sur l’épaule, me mettent bien en droit, je pense, deréclamer une pareille faveur. »

« Je vous demande humblement pardon,répliqua le vieux chevalier ; j’oubliais l’importantpersonnage que j’avais devant moi, moi simplement fait chevalierpar le roi Édouard lui-même, qui sans doute n’avait aucune raisonparticulière de me conférer un si grand honneur ; et jereconnais que je sors manifestement de mon devoir quand je viensproposer une chose qui peut ne paraître qu’un vain amusement à unindividu qui élève si haut ses prétentions. »

« Sir John de Walton, repartit deValence, nous en avons déja trop dit sur ce sujet, restons-en là.Tout ce que j’ai voulu dire, c’est que, préposé à la garde duchâteau de Douglas, ce ne sera point avec mon consentement qu’unepartie de plaisir, qui évidemment infère un relâchement dediscipline, sera faite sans nécessité, surtout quand il faudraitréclamer l’assistance d’un grand nombre d’Écossais, dont lesmauvaises dispositions à notre égard ne sont que trop bienconnues ; et je ne souffrirai pas, quoique mon âge ait pum’exposer à un pareil soupçon, qu’on m’impute aucune chose de cetteespèce. Et si malheureusement, quoique à coup sûr j’ignorepourquoi, nous devons à l’avenir rompre ces liens de familiaritéamicale qui nous unissaient l’un l’autre, je ne vois pas le motifqui nous empêcherait de nous comporter dans nos relationsnécessaires comme il convient à des chevaliers et à desgentilshommes, et d’interpréter l’un l’autre nos motifs dans lesens le plus favorable, puisqu’il n’existe pas de raison pourpenser mal des mesures qui peuvent provenir ou de vous ou demoi. »

« Vous pouvez avoir raison, sir Aymer deValence, répliqua le gouverneur s’inclinant d’un air raide ;et puisque vous dites qu’il ne doit plus exister d’amitié entrenous, vous pouvez être certain pourtant que je ne permettrai jamaisà un sentiment haineux, dont vous soyez l’objet, d’entrer dans moncœur. Vous avez été long-temps, et non, je l’espère, sans enretirer quelque fruit, mon élève à l’école de la chevalerie ;vous êtes le plus proche parent du comte de Pembroke, mon cher etconstant protecteur ; et si on pèse bien toutes cescirconstances, elles forment entre nous une relation qu’il seraitbien difficile, pour moi du moins, de rompre à tout jamais… Si vouscroyez être, comme vous le donnez à entendre, moins strictement liépar d’anciennes obligations, il vous faut régler comme il vousplaira nos rapports de l’avenir l’un à l’égard del’autre. »

« Je ne puis que répondre, dit deValence, que ma conduite sera naturellement réglée d’après lavôtre ; et vous ne pouvez, sir John, souhaiter plus ardemmentque moi que nous puissions remplir convenablement nos devoirsmilitaires, sans songer aux relations d’amitié qui existèrent entrenous. »

Les chevaliers se séparèrent alors après uneconférence qui avait failli une ou deux fois se terminer par unefranche et cordiale explication ; mais il fallait encore quel’un ou l’autre prononçât un de ces mots qui partent du cœur pourrompre, si on peut s’exprimer ainsi, la glace qui se formait sivite entre leurs deux amitiés, et ni l’un ni l’autre ne voulut êtrele premier à faire les avances nécessaires avec une cordialitésuffisante, quoique chacun d’eux l’eût fait volontiers, s’il eûtpressenti que l’autre s’avancerait de son côté avec la mêmeardeur ; mais leur orgueil fut trop grand et les empêcha dedire des choses qui auraient pu les remettre tout de suite sur lepied de la franchise et de la bonne intelligence. Ils se séparèrentdonc sans qu’il fût davantage question de la partie de plaisirprojetée, jusqu’à ce que sir Aymer de Valence reçût un billet dansles règles où il était prié de vouloir bien accompagner lecommandant du château de Douglas à une grande partie de chasse oùl’on devait attaquer les bestiaux sauvages.

L’heure du rendez-vous était fixée à sixheures du matin, et le lieu de réunion était la porte de labarricade extérieure. La chose fut annoncée comme devant finir dansl’après-midi, lorsque le rappel serait sonné, sous le grand chêneconnu par le nom de massue de Sholto, arbre remarquablequi s’élevait à un endroit où la limite de la vallée de Douglasétait marquée par de chétifs arbrisseaux qui bordaient le pays deforêts et de montagnes. L’avertissement d’usage fut envoyé auxvassaux ou paysans du district ; et, malgré leur sentimentd’antipathie, ils le reçurent en général avec plaisir, d’après legrand principe d’Épicure… carpe diem… c’est-à-dire qu’enquelque circonstance qu’on se trouve placé, il ne faut jamaislaisser échapper l’occasion de se divertir. Une partie de chasseavait encore ses attraits, alors même qu’un chevalier anglaischerchait son plaisir dans les bois des Douglas.

Il était sans doute affligeant pour cesfidèles vassaux de reconnaître un autre seigneur que le redoutableDouglas, et de traverser forêts et rivières sous les ordresd’officiers anglais et dans la compagnie de leurs archers qu’ilsregardaient comme leurs ennemis naturels : encore c’était leseul genre d’amusement qui leur eût été permis depuis longtemps, etils n’étaient pas disposés à omettre la rare occasion d’en jouir.La chasse au loup, au sanglier, ou même au cerf, timide,nécessitait des armes ; celle aux bestiaux sauvages exigeaitencore davantage qu’on fût muni d’arcs et de flèches de guerre,d’épieux et d’excellens coutelas, ainsi que des autres armessemblables à celles qu’on emploie pour se battre réellement. Par cemotif, il était rare qu’on permît aux Écossais de suivre leschasses, à moins qu’on déterminât leur nombre et leurs armes, etsurtout qu’on prît la précaution de déployer plus de force du côtédes soldats anglais qui étaient fort odieux aux habitans :encore la plus grande partie de la garnison était mise sur pied, etplusieurs détachemens, formés suivant l’ordre du gouverneur,étaient stationnés en différens endroits, en cas qu’il survîntquelque querelle soudaine.

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