Le Château dangereux

Chapitre 19Le Défi.

Hotspur. Je nepuis choisir : quelquefois il me met en colère en me parlantde la taupe et de la fourmi, de l’enchanteur Merlin et de sesprophéties, d’un dragon ailé et d’un poisson sans nageoires, d’ungriffon aux ailes rognées et d’un corbeau qui mue, d’un lioncouchant et d’un chat rampant, et de mille autres balivernes, aupoint que ma foi en est ébranlée.

SHAKSPEARE. Le roi HENRI IV.

La conversation entre le ménestrel et l’ancienarcher prit naturellement une tournure assez semblable à celled’Hostpur et de Glendower[20], et peuà peu Gilbert Feuille-Verte y prit une part plus considérable quene semblaient le lui permettre ses habitudes et sonéducation : mais la vérité était, qu’en se donnant millepeines pour se rappeler les armoiries des chefs militaires, leurscris de guerre, leurs emblèmes et les autres signes par lesquelsils se distinguaient sur les champs de bataille, et qui devaientindubitablement être indiqués dans les rimes prophétiques, ilcommençait à éprouver ce plaisir que ressent presque tout le monde,quand on découvre soudain en soi une faculté dont les circonstancesnécessitent l’emploi, et dont la possession augmente à ses propresyeux l’importance de celui qui se la reconnaît. Le bon sens profonddu ménestrel fut certainement un peu surpris des bévues qui parfoiséchappaient à son compagnon, tandis qu’il était entraîné par ledésir, d’une part, de faire parade de la nouvelle faculté qu’ils’était découverte, et de l’autre, de rappeler à son esprit lespréventions qu’il avait nourries toute sa vie contre lesménestrels, qui, avec tout leur cortége de légendes et de fables,devaient d’autant plus probablement être faux qu’ils venaientpresque tous du Nord.

Tandis qu’ils passaient d’une clairière de laforêt à une autre, le ménestrel commença à être étonné du nombre depieux Écossais qu’ils rencontraient et qui semblaient se diriger entoute hâte vers l’église, pour, à ce qu’il semblait par les rameauxdont ils étaient chargés, prendre part à la cérémonie du jour. Àchacun d’eux l’archer adressait la parole pour leur demander s’ilexistait réellement un lieu appelé Bloody-sykes, et où l’onpourrait le trouver… mais tous semblaient l’ignorer ou vouloiréviter de répondre : ce à quoi ils trouvaient toujours unprétexte dans la manière dont les interrogeait le joyeux archer,qui se ressentait passablement du déjeûner qu’il venait de faire.La réponse générale était qu’on ne connaissait pas de lieuxsemblables, ou qu’on avait bien d’autres choses à faire le matind’une si grande fête qu’à répondre à de frivoles questions. Enfin,lorsque dans une occasion ou deux la réponse des Écossais approchapresque de l’insolence, le ménestrel observa qu’il y avait toujoursquelque machination sous jeu quand le peuple de ce pays ne savaitpas répondre honnêtement à ses supérieurs, lui d’ordinaire sidisposé à le faire, et qu’ils paraissaient se rassembler en grandnombre pour le service du jour des Rameaux.

« Vous ferez sans doute, sire archer,continua le ménestrel, votre rapport au chevalier enconséquence ; car je vous promets que, si vous y manquez, jeme sentirai (car la sûreté de ma maîtresse y est aussi intéressée)dans la nécessité d’exposer à sir John de Walton les circonstancesqui me font concevoir des soupçons de cette affluenceextraordinaire d’Écossais, et de la malhonnêteté qui a remplacé lacourtoisie habituelle de leurs manières. »

« Paix, sire ménestrel, répliqua l’archermécontent de l’intervention de Bertram, et croyez que plus d’unefois le sort d’une armée a dépendu de mes rapports au général, quiont toujours été clairs et précis, suivant le devoir du soldat.Votre carrière, mon digne ami, a été tout-à-fait différente de lamienne : vous n’avez eu toute votre vie à songer qued’affaires de paix, de vieilles chansons, de prophéties et autreschoses sur lesquelles je ne veux pas disputer avec vous ;mais, croyez-moi, il sera dans l’intérêt de notre réputation à tousdeux que nous ne cherchions pas à empiéter sur les attributionsl’un de l’autre. »

« Je suis loin de vouloir le faire,répliqua le ménestrel ; mais je désirerais que nousretournassions promptement au château, afin de demander à sir Johnde Walton son opinion sur ce que nous venons de voir. »

« À cela, il ne peut y avoir d’objection,répartit Feuille-Verte mais si nous allions chercher le gouverneurà l’heure qu’il est, nous le trouverions prêt à se rendre àl’église de Douglas où il ne manque jamais de se trouver en desoccasions comme celle-ci, avec la plus grande partie de sesofficiers, pour empêcher par sa présence qu’il ne s’élève quelquetumulte, ce qui n’est nullement impossible entre les Anglais et lesÉcossais. Tenons-nous en donc à notre premier projet d’assister auservice divin ; et débarrassons-nous de ces bois fourrés pourprendre le chemin le plus court vers l’église deDouglas. »

« Faisons donc la plus grande diligencepossible, dit le ménestrel, et avançons d’autant plus vite qu’il mesemble qu’il s’est passé en ce lieu même quelque chose qui dénoteque la paix chrétienne due à ce jour n’a pas été inviolablementobservée. Que signifient ces gouttes de sang ? dit-il enfaisant allusion à celles qui étaient tombées des blessures deTurnbull… Pourquoi la terre a-t-elle gardé ces empreintesprofondes, ces pas d’hommes armés qui avançaient et reculaient,sans doute, suivant les chances d’une lutte terrible etacharnée ? »

« Par Notre-Dame, s’écria Feuille-Verte,je dois avouer que vous voyez clair. De quoi étaient donc faits mesyeux quand ils vous ont permis d’être le premier à découvrir cesindices de combat ? Voici une plume d’un panache bleu quej’aurais dû me rappeler, puisque mon chevalier l’a pris, ou dumoins m’a permis de le lui attacher à son casque ce matin en signedu retour de l’espérance, à cause de son aimable couleur. Mais lavoici à terre, et, si je ne me trompe, arrachée par une mainennemie. Allons, camarade, à l’église !… à l’église !… etvous verrez la manière dont je saurai secourir de Walton en cas dedanger. »

Il se dirigea donc vers la ville de Douglas, yentra par la porte du sud, et remonta la rue dans laquelle sirAymer de Valence avait chargé le fantôme.

Nous pouvons maintenant dire plus complétementque l’église de Douglas avait été originairement un superbe édificegothique dont les tours, s’élevant de beaucoup au dessus desmurailles de la ville, témoignaient de la grandeur de saconstruction première. Elle était alors en partie ruinée ; etla petite portion d’espace libre qui fût encore consacré au servicede la religion se trouvait être l’aile de famille où les ancienslords de Douglas se reposaient des fatigues du monde et des travauxde la guerre. De l’esplanade, située en face de l’édifice, leursyeux purent suivre une grande partie du cours de la rivière Douglasqui se rapprochait de la ville vers le sud-ouest, bordée par uneligne de collines capricieusement variées de formes, et, enplusieurs endroits, couvertes de bois taillis qui descendaient versla vallée et formaient une espèce de bois épais et fourré dont laville était environnée. La rivière elle-même, coulant à l’ouestautour de la ville, et de là se dirigeant vers le nord, entretenaitle grand lac ou pièce d’eau artificielle dont nous avons déjaparlé. Grand nombre d’Écossais, portant des branches de saule oud’if pour représenter les rameaux qui étaient l’emblème du jour,semblaient attendre, dans le cimetière, l’arrivée de quelquepersonne d’une sainteté remarquable, ou une procession de moines etde religieux venant assister à la cérémonie du jour. Au moment ouBertram et son compagnon entraient dans le cimetière, lady deBerkely, qui suivait sir John de Walton à l’église, après avoir ététémoin de son combat singulier avec le jeune chevalier de Douglas,aperçut son fidèle ménestrel, et résolut aussitôt de rentrer dansla compagnie de cet ancien serviteur de sa maison, et de ceconfident de ses aventures, comptant bien qu’elle serait ensuiterejointe par sir John de Walton, avec une force suffisante pourgarantir sa sûreté, car elle ne doutait pas que son premier soinfût de le faire. Elle s’écarta donc du chemin par lequel elleavançait, et se dirigea vers l’endroit où Bertram et sa nouvelleconnaissance, Feuille-Verte, s’occupaient à questionner des soldatsanglais que le service divin avait amenés aussi vers l’église.

Lady Augusta Berkely parvint cependant à direen particulier à son fidèle serviteur et guide : « Nefaites pas attention à moi, ami Bertram, mais tâchez, s’il estpossible, que nous ne soyons plus séparés l’un de l’autre. »Cet avis donné, elle ne tarda point à remarquer qu’il était comprispar le ménestrel, qui porta aussitôt ses regards autour de lui, lasuivant des yeux, tandis que, enveloppée dans son manteau depèlerin, elle se retirait lentement vers une autre partie ducimetière, et semblait attendre que, se détachant de Feuille-Verte,Bertram trouvât moyen de venir la rejoindre.

Rien en vérité ne pouvait affecter plusvivement le fidèle ménestrel que le mode singulier de communicationqui lui apprenait que sa maîtresse était, saine et sauve, libre dediriger ses propres mouvemens, et, à ce qu’il espérait, disposée àse soustraire aux périls qui l’entouraient, en Écosse, par uneretraite immédiate vers son propre pays et ses domaines. C’eût étéavec joie qu’il se serait approché d’elle, et qu’il l’auraitrejointe ; mais elle réussit à l’avertir, par un signe, den’en rien faire, tandis qu’en même temps, il craignait un peu lesconséquences qui pourraient s’en suivre si elle était reconnue parFeuille-Verte, qui pourrait sans doute juger convenable des’immiscer dans leur affaire afin de gagner les bonnes graces duchevalier qui commandait la garnison. Cependant le vieil archercontinuait sa conversation avec Bertram, tandis que celui-ci, commebien des gens en pareille situation, souhaitait de tout son cœurque son compagnon, bien intentionné, eût été à cent toises sousterre, pour qu’il lui fût possible de rejoindre sa maîtresse ;mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se rapprocher d’elleautant que possible sans exciter de soupçons.

« Je vous prie, digne ménestrel, ditFeuille-Verte après avoir prudemment regardé autour de lui,reprenons le sujet dont nous causions avant d’être arrivés ici.N’est-ce pas votre opinion que les Écossais ont fixé cette matinéemême pour quelqu’une des dangereuses tentatives qu’ils ont tant defois renouvelées, et contre lesquelles se tiennent si bien en gardeles gouverneurs placés dans cette province de Douglas par notre bonroi Édouard, notre légitime souverain ? »

« Je ne puis voir, répliqua le ménestrel,sur quels fonde-mens vous établissez une pareille crainte, ni cequi vous semble ici, dans ce cimetière, différent de ce que vous medisiez en venant ici, lorsque vous aviez l’air de me mépriser,parce que je m’abandonnais à des soupçons du même genre. »

« Ne voyez-vous pas, reprit l’archer, lamultitude de gens à étranges figures et à déguisemens divers qui sepressent dans ces antiques ruines, ordinairement sisolitaires ? Voici là assis, par exemple, un jeune homme quisemble vouloir éviter les regards, et dont les vêtemens, je lejurerais, n’ont jamais été taillés en Écosse. »

« Et si c’est un pèlerin anglais,répliqua le ménestrel, en voyant que l’archer lui désignait dudoigt lady Augusta de Berkely, il présente assurément moins matièreà soupçon. »

« Je n’en sais rien, dit le vieuxFeuille-Verte, mais je pense qu’il sera de mon devoir d’avertir sirJohn de Walton, si je puis le joindre, qu’il se trouve ici bien desgens qui, à en juger par leur mine, n’appartiennent ni à lagarnison ni à cette partie de la contrée. »

« Considérez, dit Bertram, avant deporter une telle accusation contre ce pauvre jeune homme, et del’exposer à toutes les conséquences qui doivent nécessairementrésulter d’un soupçon d’une telle nature, combien de circonstancesparticulières à cette époque peuvent engager à des actes dedévotion. Non seulement c’est l’anniversaire de l’entréetriomphante du fondateur de la religion chrétienne à Jérusalem,mais ce jour même est appelé Dominica confitentium, ouDimanche des confesseurs, et les palmes, ou les rameaux d’if ou desaule, qui les remplacent et qui sont distribuées aux prêtres sontsolennellement réduites en cendres, que les prêtres distribuentensuite aux fidèles le mercredi des cendres de l’année suivante,rites et cérémonies qui sont toujours observés dans notre pays, parordre de l’Église, et vous ne pouvez pas, digne archer, vous nepouvez pas, sans crime, poursuivre, comme coupable de méditer desprojets contre votre garnison, des gens qui peuvent justifier leurprésence ici par leur désir d’assister aux cérémonies du jour. Etvoyez-vous cette nombreuse procession qui approche avec bannière etcroix, et qui se compose sans doute de quelque ecclésiastique dehaut rang et de sa suite ? Demandons d’abord qui il est, etprobablement nous trouverons, dans son nom et sa dignité, unegarantie suffisante de la conduite pacifique et régulière de ceuxque la piété a réunis en ce jour dans l’église deDouglas. »

Feuille-Verte demanda donc le nom dupersonnage que son compagnon désirait connaître, et reçut pourréponse que le saint homme qui s’avançait en tête de la processionn’était autre que le diocésain du district, l’archevêque deGlasgow, qui était venu honorer de sa présence les cérémonies parlesquelles ce jour devait être sanctifié.

Le prélat pénétra donc dans l’enceinte ducimetière ruiné, précédé de ses porte-croix, et suivi d’unenombreuse multitude portant des branches d’if et d’autres arbrestoujours verts qui pour cette fête remplaçaient les palmes. Lesaint père donnait en passant sa bénédiction, accompagnée de signesde croix, qui était reçue avec de pieuses exclamations par ceux desfidèles qui l’entouraient. « C’est à vous, révérend père, quenous demandons le pardon de nos fautes, et que nous désironshumblement les confesser, afin que nous puissions en obtenirensuite la rémission au ciel ! »

Ce fut ainsi que se réunirent la congrégationet le dignitaire ecclésiastique, échangeant de pieux saluts, et neparaissant songer qu’aux rites du jour. Les acclamations, de lafoule se mêlaient à la voix sonore du prêtre qui officiait suivantle rituel sacré, le tout formant une scène qui, conduite avec lapompe et le cérémonial catholiques, n’était pas moins édifiantequ’imposante.

L’archer, en voyant le zèle, avec lequel lafoule réunie dans le cimetière, aussi bien que les fidèles del’Église, en sortir précipitamment, et venir, avec un air detriomphe saluer l’évêque du diocèse, fut presque honteux dessoupçons qu’il avait conçus sur la sincérité des intentions dudigne prélat en venant célébrer la fête. Profitant d’un accès dedévotion, peut-être assez extraordinaire chez le vieuxFeuille-Verte qui en ce moment s’était avancé lui-même pourrecueillir sa part des bénédictions que dispensait le prélat,Bertram s’esquiva d’auprès de son ami l’Anglais ; et, seglissant à côté de lady Augusta, échangea avec elle, par unserrement de main, une félicitation réciproque de se retrouverréunis. À un signe du ménestrel, ils se retirèrent dans l’intérieurde l’église, de manière à n’être point remarqués dans la foule,chose qui leur fut d’autant plus facile qu’il régnait une ombreassez épaisse dans certaine partie de l’édifice.

Le corps de l’église, dévastée comme ellel’était, et pour ainsi dire tapissée des trophées d’armes desderniers seigneurs de Douglas, ressemblait plutôt à des ruinesprofanées par le sacrilége qu’à l’enceinte d’un lieu saint :cependant l’on pouvait voir que des préparatifs avaient été faitspour la cérémonie du jour. À l’extrémité de la nef était suspendule grand écusson du comte de Douglas qui était récemment mortprisonnier en Angleterre. Autour de cet écusson étaient placés lesplus petits écus de ses seize ancêtres, et une épaisse ombre noireétait répandue par l’ensemble de ce trophée, où ne brillaient quel’éclat des couronnes et le reflet de certaines armoiries moinssombres que les autres, d’après les règles du blason. Je n’ai pasbesoin de dire que, sous d’autres rapports, l’église étaittristement délabrée, car c’était l’endroit même où sir Aymer deValence avait eu une entrevue avec le vieux fossoyeur, et oùmaintenant, après avoir réuni, dans un coin séparé, quelques unesdes troupes de soldats épars qu’il avait rassemblées et amenées àl’église, il se tenait en alerte et semblait prêt à une attaqueaussi bien en plein jour qu’au milieu de la nuit. Cette vigilanceétait d’autant plus nécessaire que sir John de Walton paraissaitoccupé à chercher d’un lieu à un autre, comme s’il ne pouvaitdécouvrir l’objet qu’il cherchait, et qui, comme le lecteur lecomprendra aisément, n’était autre que lady Augusta de Berkelyqu’il avait perdue de vue au milieu de la foule. Dans la partieorientale de l’église était élevé un autel temporaire, à côtéduquel, revêtu de ses ornemens sacerdotaux, l’archevêque de Glasgowavait pris place avec les prêtres et les différentes personnes quicomposaient son cortége épiscopal. Sa suite n’était ni nombreuse nirichement habillée, et le costume du prélat lui-même n’était guèrepropre à donner une haute idée de la richesse et de la dignité del’épiscopat. Cependant depuis qu’il avait déposé sa croix d’or àl’ordre sévère du roi d’Angleterre, celle de simple bois qu’ilavait prise en place n’avait pas moins d’autorité et ne commandaitpas moins le respect parmi le clergé et le peuple du diocèse.

Les différentes personnes, Écossaises denation, alors rassemblées autour de lui, semblaient épier sesmouvemens, comme ceux d’un saint descendu du ciel ; et lesAnglais attendaient, frappés d’un muet étonnement, comme s’ilseussent craint qu’à quelque signal inopinée une attaque fût tentéecontre eux, soit par les puissances de la terre ou du ciel, soitpar les unes et les autres. En effet tel était le dévouement desmembres du haut clergé d’Écosse, aux intérêts du parti de Bruce,que les Anglais ne leur permettaient qu’à peine de prendre partmême aux cérémonies de l’église qui étaient de leur domaineparticulier : aussi la présence de l’archevêque de Glasgow,officiant un jour de si grande fête dans l’église de Douglas, étaitune circonstance assez rare, et qui ne pouvait manquer d’exciter lasurprise et les soupçons. Cependant un concile de l’église avaitrécemment enjoint aux premiers prélats écossais de remplir leurdevoir le jour de la fête des Rameaux, et ni les Anglais ni lesÉcossais ne voyaient cette cérémonie avec indifférence. Le silenceinaccoutumé qui régnait dans l’église remplie, à ce qu’il semblait,de personnes dont les vues, les espérances, les désirs et les vœuxétaient différens, ressemblait à un de ces calmes solennels quisouvent précèdent le choc des élémens, et qui sont bien connus pourêtre les présages de quelque terrible convulsion de la nature. Tousles animaux, suivant leurs instincts divers, expriment leursentiment de la tempête qui approche ; les troupeaux, lesdaims et les autres habitans des forêts se retirent dans leursretraites les plus profondes ; les brebis s’empressent deregagner leur parc ; et la lourde stupeur de toute la nature,soit animée soit inanimée, présage qu’elle se réveillera bientôtpar un bouleversement et un choc général, quand l’éclair lividesifflera de manière à répondre dignement aux roulemens dutonnerre.

C’était ainsi que, plongés dans un profondsilence, ceux qui s’étaient rendus à l’église en armes à l’appel deDouglas épiaient et attendaient à chaque instant un signald’attaque, tandis que les soldats de la garnison anglaise,convaincus des mauvaises dispositions des Écossais à leur égard,croyaient à chaque instant qu’ils allaient entendre le cri bienconnu de « arcs et bills ! » donner le signal d’uncombat général ; et les deux partis, se regardant l’un l’autreavec fierté, semblaient préparés à la lutte fatale.

Malgré la tempête qui paraissait à chaquemoment prête à éclater, l’archevêque de Glasgow continuait des’acquitter avec la plus grande solennité des cérémoniesparticulières à la fête ; il s’arrêtait de temps à autre pourregarder la multitude, comme calculant si les turbulentes passionsde ceux qui l’entouraient pourraient être contenues assezlong-temps pour qu’il lui fût possible de remplir jusqu’au bout sesfonctions d’une manière convenable au lieu et à la circonstance. Leprélat venait enfin d’achever l’office, lorsqu’une personne,s’avançant vers lui d’un air solennel et sombre, demanda aurévérend père s’il ne pourrait pas consacrer quelques instans àporter ses consolations spirituelles à un homme qui gisait mourantdes suites d’une blessure, non loin de là.

L’ecclésiastique acquiesça tout de suite àcette demande, au milieu d’un silence morne qui, lorsqu’ilexaminait les sourcils froncés d’une partie au moins des assistans,lui faisait craindre que cette fatale journée ne finît pas d’unemanière paisible. Le père fit signe au messager de lui montrer lechemin et alla remplir son devoir, accompagné de quelques hommesqui passaient pour être partisans de Douglas.

Il y eut alors quelque chose de très frappant,sinon de suspect, dans l’entrevue qui se passa. Sous une voûtesouterraine était déposé le corps d’un homme grand et vigoureux,dont le sang coulait en abondance par deux ou trois largesblessures, et se répandait sur les bottes de paille qui luiservaient de lit, tandis que ses traits exprimaient un mélange decourage et de férocité, qui semblait même prêt à se changer en uneexpression plus sauvage.

Le lecteur aura sans doute déja pensé que lepersonnage en question n’était autre que Michel Turnbull qui,blessé dans la rencontre du matin, avait été laissé par quelquesuns de ses amis sur la paille qu’on lui avait arrangée en forme delit, pour y vivre ou y mourir, comme il plairait à Dieu. Le prélat,dès son entrée sous la voûte, ne perdit pas de temps à appelerl’attention du blessé sur l’état de ses affaires spirituelles, et àlui administrer les secours que l’église ordonne de donner auxpécheurs mourans. Les paroles qu’ils échangeaient ensemble avaientce caractère grave et sévère que doit avoir la conversation d’unpère spirituel et d’un pénitent, quand tout un monde disparaît auxyeux du pécheur, et qu’un autre monde se développe devant lui danstoutes ses terreurs, et crie à l’oreille du coupable le châtimentque les actions qu’il a faites durant sa vie mortelle doiventnécessairement le porter à attendre. C’est un des plus solennelsentretiens que puissent avoir ensemble deux êtres de la terre, etle caractère intrépide de cet habitant de la forêt de Jedwood aussibien que l’expression bienveillante et pieuse du vieilecclésiastique augmentaient beaucoup le caractère touchant de cettescène.

« Turnbull, dit l’homme de Dieu, j’espèreque vous me croirez si je vous dis que le cœur me saigne de vousvoir amené dans un tel état par des blessures que (et c’est mondevoir de vous le dire) vous devez considérer commemortelles. »

« La chasse est-elle donc finie ?répliqua l’homme de Jedwood avec un soupir. Peu m’importe, bonpère, car je crois m’être comporté comme il convient à un bravechasseur, et que la vieille forêt n’a point par ma faute perdu desa réputation pour l’art de poursuivre et de réduire le gibier auxabois ; et même, dans cette dernière affaire, il me semble quece beau chevalier anglais n’aurait point remporté un pareilavantage si le terrain où nous avons combattu eût été égal pourl’un et pour l’autre, ou si j’eusse été prévenu de son attaque.Mais il sera reconnu par tous ceux qui prendront la peine del’examiner, que le pied du pauvre Michel Turnbull a glissé deuxfois durant le combat, et qu’autrement il ne serait pas ici gisantdans l’agonie de la mort, tandis qu’au contraire cet homme du sudserait probablement mort comme un chien sur cette paille sanglante,en ma place. »

L’évêque répliqua en engageant son pénitent àrenoncer à ces idées de vengeance et de mort, et à tâcher plutôt deréfléchir au grand voyage dont le moment ne tarderait pas àarriver.

« Oh ! répondit le blessé, vous, monpère, vous savez indubitablement mieux que moi ce qu’il convientque je fasse ; cependant il me semble que j’aurais été enfaute si j’avais différé jusqu’à ce jour pour faire l’examen de mavie, et je ne suis pas homme à nier que la mienne n’ait étésanglante et désespérée. Mais vous m’accorderez que je n’en aijamais voulu à un brave ennemi de ce qu’il m’a fait souffrir, etque je suis un de ces hommes qui, nés en Écosse, et enflammés d’unamour bien naturel pour leur pays, n’ont point dans ces dernierstemps préféré au casque de fer la toque et la plume, et n’ont pasété tant en rapport avec tels livres de prières qu’avec des lamesnues ; et vous savez vous-même, mon père, si, dans notrerésistance à l’usurpation anglaise, nous n’avons pas toujours eul’approbation des fidèles prélats de l’Église écossaise, et si onne nous a point exhortés à prendre les armes et à nous en servirpour l’honneur de notre roi d’Écosse et la défense de nos propresdroits. »

« Assurément, dit le prélat, telles ontété nos exhortations à nos compatriotes opprimés, et je ne vousenseigne pas à présent une doctrine contraire ; néanmoins,aujourd’hui que j’ai du sang autour de moi et un homme qui se meurtsous mes yeux, j’ai besoin de souhaiter de ne pas être sorti de lavéritable route, de n’avoir pas ainsi contribué à égarer lesautres. Puisse le ciel me pardonner si je l’ai fait, puisque jen’ai à alléguer que ma sincère et bonne intention en excuse duconseil erroné que je vous ai donné, à vous ainsi qu’à d’autres,touchant ces guerres. Je reconnais qu’en vous excitant à teindrevos épées dans du sang, j’ai violé jusqu’à un certain point lecaractère de ma profession qui défend et de répandre le sang et defaire que d’autres le répandent. Puisse le ciel nous mettre à mêmede remplir nos devoirs et de nous repentir de nos erreurs,particulièrement de celles qui ont occasioné la mort ou le malheurde nos semblables ! et surtout, puisse le chrétien mourantreconnaître ses erreurs, et se repentir avec sincérité d’avoir faità autrui ce qu’il n’aurait pas voulu qu’il lui fûtfait ! »

« Quant à cette affaire, répliquaTurnbull, je n’ai jamais vu le temps où je n’aie pas été prêt àéchanger un coup avec l’homme le plus courageux du monde ; etsi je n’ai pas toujours manié l’épée, c’est parce que j’avaisappris à faire usage de la hache d’armes de Jedwood, que lesAnglais appellent pertuisane, et qui ne diffère guère, suivant moi,de l’épée ni du poignard. »

« La différence n’est pas grande, sansdoute, dit l’évêque ; mais je crains, mon ami, que la mortdonnée avec ce que vous appelez la hache de Jedwood ne vous vailleaucun privilége sur celui qui exécute la même action et commet lemême mal avec toute autre arme. »

« À coup sûr, digne père, répliqua lepénitent, je dois convenir que l’effet des armes est le même, en cequi concerne l’homme qui reçoit le coup ; mais je demanderai àvotre science pourquoi un homme de Jedwood ne se servirait pas,comme c’est l’usage dans son pays, d’une hache de Jedwood, qui est,ainsi que le nom l’indique, l’arme offensive propre à cepays ? »

« Le crime de meurtre, répondit l’évêque,ne consiste pas dans l’arme avec laquelle le crime est commis, maisdans le mal que le meurtrier fait à son semblable, et dans ledésordre qu’il introduit au sein de la création paisible etrégulière du roi des cieux ; et c’est en vous repentant de cecrime que vous pouvez plus spécialement espérer fléchir le cielirrité de vos offenses, et en même temps échapper aux conséquencesqu’aura, suivant les saintes Écritures, pour celui qui l’auraversé, l’effusion du sang. »

« Mais, bon père, répliqua le blessé,vous savez aussi bien que personne que, dans cette compagnie etmême dans cette église, il y a des vingtaines d’Écossais etd’Anglais sur le qui-vive, qui ne sont pas tant venus ici pourremplir les devoirs religieux de ce jour, que littéralement pours’arracher la vie les uns aux autres, et donner un nouvel exemplede l’horreur des guerres que se font l’une à l’autre les deuxportions de la Bretagne. Quelle conduite doit donc tenir un pauvrehomme comme moi ? Ne dois-je pas lever contre l’Anglais cettemain que je puis encore, ce me semble, rendre passablementredoutable… ou faut-il, pour la première fois de ma vie, quej’entende pousser le cri de guerre et que mon épée ne prenne pointsa part de carnage ? Il me semble qu’il me serait difficile,peut-être tout-à-fait impossible de m’y résoudre ; mais sitelle est la volonté du ciel et votre avis, très révérend père, ilvaut incontestablement mieux que je cède à vos conseils, comme àceux d’un homme qui a l’autorité et le droit de nous tirerd’embarras dans les occasions critiques, ou, comme l’on dit, dansle cas de conscience. »

« C’est indubitablement mon devoir,répliqua l’archevêque, comme je vous l’ai déja dit, de ne pasdonner lieu en ce jour à ce qu’il y ait effusion de sang ouinfraction de paix ; et je dois vous recommander, comme à monpénitent, sur le salut de votre ame, de ne pas occasioner ces deuxgrands malheurs, soit personnellement soit en excitant les autres àle faire ; car, en suivant une autre route, vous et moi, j’ensuis certain, nous agirions d’une manière indigne etcoupable. »

« Je tâcherai de penser ainsi, révérendpère, répondit le chasseur : néanmoins j’espère qu’au ciel onse rappellera en ma faveur que je suis le premier homme portant lesurnom de Turnbull, ainsi que le propre nom du prince des archangeslui-même, qui ait jamais été capable de supporter l’affront de voirun Anglais tirer une épée en sa présence, sans avoir été par làprovoqué à dégainer aussi la sienne et à courir sur lui. »

« Prenez garde, mon fils, répliqua leprélat de Glasgow, et remarquez qu’en ce moment même vous n’êtespas fidèle aux résolutions que vous venez tout-à-l’heure deprendre, après de sérieuses et justes considérations. Ne ressemblezdonc pas, ô mon fils ! à la truie qui s’est vautrée dans lahoue, et qui, après avoir été lavée, court se souiller de nouveau,et revient plus sale qu’elle n’était auparavant. »

« Eh bien ! révérend père, repartitle blessé, quoiqu’il semble presque contre nature que des Écossaiset des Anglais se rencontrent sans faire un échange de coups, jetâcherai néanmoins très sincèrement de ne fournir aucune occasionde querelle, et, s’il est possible, de ne pas saisir celles quipourront m’être fournies par d’autres. »

« En agissant ainsi, répliqua l’évêque,vous réparerez au mieux la violation que vous avez commise à la loide Dieu. En d’autres occasions, vous empêcherez toute cause dequerelle entre vous et vos frères du Sud, et vous échapperez àcette tentation de répandre le sang, si commune à notre époque et ànotre génération. Et ne pensez pas que je vous impose, par cesadmonitions, un devoir plus difficile qu’il ne faut pour que vousl’accomplissiez comme homme et comme chrétien. Je suis moi-mêmehomme, Écossais, et, comme tel, je me sens offensé de l’injusteconduite des Anglais envers notre patrie et notre souverain ;et pensant comme vous pensez, je sais combien vous devez souffrirquand vous êtes obligé de vous soumettre à des insultes nationalessans vengeance ni représailles. Mais ne nous imaginons pas être lesagens de cette légitime vengeance que le ciel a spécialementdéclarée être son attribut propre. N’oublions pas, tandis que nousvoyons et sentons les injustices dont notre pays est accablé,n’oublions pas que nos propres invasions, nos embuscades, nossurprises ont été aussi fatales aux Anglais que leurs attaques etleurs excursions l’ont été pour nous : en un mot, que lesmalheurs survenus au nom des croix de Saint-André et deSaint-George ne soient plus considérés comme des motifs de guerrepour les habitans des deux pays limitrophes, au moins pendant lesfêtes de la religion ; mais comme elles sont l’une et l’autredes signes de rédemption, que, de même, elles indiquent plutôtl’oubli et la paix de part et d’autre. »

« Je consens, répondit Turnbull, àm’abstenir de toute offense envers autrui, et je m’efforcerai mêmede ne point garder rancune à celles des autres, dans l’espéranced’amener en ce monde un état de choses heureux et tranquille, telque vos paroles, révérend père, me le font augurer. » Tournantalors son visage vers la muraille, l’habitant des frontièresattendit avec fermeté l’arrivée de la mort, et l’évêque la luilaissa contempler.

Les pacifiques dispositions que le prélatavait inspirées à Michel Turnbull s’étaient en quelque sorterépandues parmi les assistans qui avaient écouté avec une craintereligieuse l’exhortation spirituelle à suspendre toute hainenationale et à demeurer en trève et en amitié l’un avecl’autre ; mais le ciel avait décrété que la querellenationale, dans laquelle tant de sang avait été déja versé,occasionerait encore dans ce jour un combat à mort.

D’éclatantes fanfares de trompettes,paraissant venir de dessous terre, retentirent alors dans l’Église,et éveillèrent l’attention des soldats et des fidèles qui s’ytrouvaient réunis. La plupart de ceux qui entendirent ces sonsbelliqueux portèrent la main à leurs armes, pensant qu’il étaitinutile d’attendre plus long-temps le signal de l’action. Des voixgrossières, de rudes exclamations, le frottement des épées sortantdes fourreaux, ou leur cliquetis contre les autres pièces desarmures, présagèrent d’une manière terrible l’attaque qui,néanmoins, fut retardée d’un instant par les exhortations del’archevêque. Un second bruit de trompettes résonna, et la voixd’un héraut fit la proclamation suivante.

« … Attendu que beaucoup de noblespoursuivans de chevalerie sont présentement assemblés dans l’églisede Douglas ; attendu qu’il existe entre eux des causesordinaires de querelles et de débats pour leur mérite commechevaliers, en conséquence, les chevaliers écossais sont prêts àcombattre tel nombre de chevaliers anglais qui pourra être convenu,pour soutenir soit la beauté supérieure de leurs dames, soit laquerelle nationale dans toutes ses branches, soit sur tout autrepoint de contestation qu’ils peuvent avoir à vider, et qui serontjugés, par les deux partis, motifs suffisans de querelle ; etles chevaliers qui seront assez malheureux pour succomber danscette lutte renonceront à poursuivre davantage leurs querelles ou àporter désormais les armes, outre les autres conditions quipourront être déterminées, comme conséquences de la défaite, par unconseil des chevaliers présens dans la susdite église de Douglas.Mais surtout un nombre quelconque d’Écossais, depuis un jusqu’àvingt, soutiendra la querelle qui a déja tant coûté de sang,relativement à la mise en liberté de lady Augusta de Berkely, et àla reddition du château de Douglas à son propriétaire ici présent.C’est pourquoi on requiert des chevaliers anglais qu’ils donnentleur consentement à ce qu’une pareille épreuve de courage aitlieu ; et, d’après les règles de la chevalerie, ils ne peuventrefuser sans perdre entièrement leur réputation de valeur, et sanss’exposer à voir diminuer tel autre degré d’estime qu’un courageuxpoursuivant d’armes doit vouloir se concilier, tant aux yeux desbraves chevaliers de son propre pays qu’à ceux desautres. »

Ce défi inattendu réalisa les craintes lesplus exagérées de ceux qui n’avaient vu qu’avec méfiance en ce jourla réunion extraordinaire des partisans de la maison de Douglas.Après un court intervalle de silence, les trompettes sonnèrentencore bruyamment, et la réponse des chevaliers anglais fut faiteen ces termes.

« À Dieu ne plaise que les droits et lespriviléges des chevaliers anglais et la beauté de leurs damoisellesne soient pas soutenus par les enfans de l’Angleterre, ou que ceuxdes chevaliers anglais qui sont ici rassemblés montrent la moindrehésitation à accepter cette offre de combat, fondée soit sur labeauté supérieure de leurs dames, soit sur les causes de disputequi existent entre les deux nations, pour l’un ou l’autre desquelsmotifs, ou pour tous les deux, les chevaliers d’Angleterre iciprésens sont prêts à combattre aux termes du susdit cartel ;tant que leurs épées et leurs lances le leur permettront, sauf etexcepté, pourtant, la reddition du château de Douglas, qui ne peutêtre rendu qu’au roi d’Angleterre, ou à ceux agissant par sonordre. »

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