Le Château noir

XVIII – Nuit d’amour ! Ô nuitd’amour ! Ô belle nuit d’amour !

Au harem comme au selamlik, chez les damescomme chez les hommes, le reste de la journée se passe à savourerles délices de la table et les charmes de la musique. L’heure de laprière du soir et la voix de l’iman mirent tout à coup fin auxorgies et interrompirent les chants. Chacun, parmi les hommes,s’empressa de prendre hiérarchiquement place dans les rangs desfidèles qui allaient invoquer la bénédiction du ciel sur ceux qui,en ce jour-là, allaient être unis par le lien sacré du mariage.

Au premier rang aurait dû se trouver le pèrede la fiancée ; mais nous avons dit pour quelle raison, plusmauvaise que bonne, il n’était point là, et pourquoi, là encore,Kara Selim crut bon de prendre sa place devant tous ses officiers,ses intimes et ses serviteurs.

Quand les prières furent terminées, toute lasociété se leva et forma un cercle autour de l’iman qui, setournant vers le fiancé, récita une courte oraison pour invoquerAllah et le prier de faire descendre ses bienfaits sur les nouveauxépoux.

À peine les derniers mots étaient-ilsprononcés qu’une retentissante fusillade éclata tout à coup dans lechâteau.

Kara Selim, qui jusqu’à ce moment s’était tenules bras croisés et le front de plus en plus sombre, leva la tête,et comme chacun autour de lui se montrait assez inquiet des coupsde feu que l’on venait d’entendre, il calma l’émoi de tous d’unephrase prononcée d’une bien sinistre façon :

« C’est la fête de nuit quicommence ! » dit-il.

Dans le même instant, un officier accouraitvers lui.

« Eh bien ? demanda KaraSelim.

– C’est fait,monseigneur ! » répondit l’officier en s’effaçantaussitôt…

Kara Selim sembla alors avoir recouvré du coupsa bonne humeur. Et il riait de toutes ses dents féroces en disantà ses invités :

« Maintenant, vous pouvez aller dans lesjardins voir le feu d’artifice.

– Mais quel est donc ce bruit de fusillade quenous avons entendu tout à l’heure ? lui demanda Kasbeck.

– Oh ! rien, mon cher Kasbeck,répondit-il… moins que rien… Vous savez, ce jeune homme avec lequelvous vous êtes si longuement entretenu cet après-midi…

– Ah ! oui, le reporterfrançais !…

– Oui, un nommé Roule… roule…

– Rouletabille.

– C’est cela : Rouletabille.

– Eh bien ?

– Eh bien, il est mort !

– C’est dommage, fit Kasbeck en guised’oraison funèbre. Il paraissait bien gentil et désireux des’instruire… »

Kara Selim était déjà loin ; il essayaitde gagner furtivement la porte du harem ; mais, comme l’usagele voulait, ses amis, aussi agiles que lui, le saisirent et,retirant leurs sandales parvinrent à lui en administrer quelquescoups dans le dos. Ces coups sont les derniers adieux que lesinvités font à l’homme qui se marie. C’est une fort anciennecoutume chez les Turcs.

À la porte du harem, Kara Selim fut reçu parun eunuque qui, une torche à la main, le conduisit à la chambrenuptiale.

Une fois là, le fiancé n’en avait pas encorefini avec les cérémonies et les formalités imposées par l’usage. Ilvit sa fiancée qui, couverte de son voile rose, l’attendait au boutdu divan. Kara Selim la regarda comme si vraiment il ne laconnaissait pas encore et qu’il eût hâte de dévoiler ce visage.

Il demanda, ainsi qu’il est ordonné, às’approcher d’elle. Mais voilà que, pour augmenter les ennuis deTantale, la yen-khieh-kadine apparut et étendit devant le fiancé untapis brodé d’or destiné à la prière.

Le fiancé, obéissant à cette invitation,récita donc une prière qui fut très courte. Alors la maîtresse descérémonies s’esquiva et laissa les nouveaux époux tout seuls.

La porte refermée, Kara Selim s’approchad’Ivana.

Il n’est point dans la coutume que le fiancélève le voile de la fiancée sans beaucoup de cérémonies et deraffinements : c’est le moment où il peut et doit montrer sabonne éducation. Les mœurs orientales ne tolèrent pas qu’un mari serende coupable de grossièreté. Ce n’est donc, généralement,qu’après mainte prière et mainte sollicitation que le fiancéparvient à vaincre la modestie de sa fiancée et qu’il obtient pourla première fois d’admirer ses traits.

Après avoir répété trois fois de suite sademande, le fiancé lève le voile de l’épouse et s’empresse de luitémoigner sa reconnaissance de la faveur qu’il a reçue, en luiattachant une épingle de diamants dans les cheveux. L’usage rend ceprésent obligatoire, car le mari doit payer le bonheur de voir levisage de sa fiancée : yuz-gurumluk est le nom queles Turcs donnent au présent qu’une jeune fille exige pour montrerson visage.

Kara Selim, qui connaissait le visage d’Ivana,ne fit point tant de manières ; il s’approcha d’elle, commenous avons dit, assez galamment, s’assit à ses côtés et la priad’enlever son voile en lui présentant aussitôt sonyuz-gurumluk qui était, en la circonstance, deuxsolitaires de grande beauté.

Ivana, d’un geste décidé, enleva son voile etmontra un visage de cire.

En voyant le présent, elle ne put s’empêcherde tressaillir.

« Pourquoi, lui demanda-t-elle d’une voixétouffée, pourquoi ne me donnez-vous pas l’épingled’usage ?

– Parce que, répondit Kara Selim, avec cetaffreux sourire qui ne le quittait guère, parce qu’une épingle, çapique ! »

Si Ivana, qui était absolument sans armes,avait compté sur cette épingle-là pour se défendre, elle devait enfaire son deuil. Cette fois, elle était bien à la complète merci deGaulow. Ne l’avait-elle pas voulu ?…

Et le coffret n’était pas là !…

Non !… elle ne le voyait pas !… Sesyeux, qui faisaient le tour de la pièce ne découvraient pointl’objet d’un si grand sacrifice ; le meuble fatal pour lapossession duquel elle avait consenti à devenir l’esclave de cethomme… n’était pas dans la chambre…

Quant à Kara Selim, il semblait complètementavoir oublié sa promesse.

Il dévisageait la jeune femme et la couvraitd’un regard si brûlant, que celle-ci, effrayée, se recula et luiretira ses mains qu’il voulait déjà retenir prisonnières.

« Eh quoi ! Ivana ?…N’êtes-vous point ma femme ? fit-il en fronçant les sourcils.Et n’avez-vous point consenti à mon bonheur ?… Pourquoi vouséloignez-vous de moi ?… Est-ce que je vous fais peur ?…Prenez garde ! ajouta-t-il, en se reprenant à sourire de safaçon féroce, je pourrais croire que vous ne m’aimez pas !… Etje ne m’en consolerais jamais, ricana-t-il. Allons, Ivana, soyezbonne, mon épouse chérie… Donnez-moi vos petites mains… Non !…Vous me les refusez ?… Me faudra-t-il vous les prendre deforce ?… Qui est-ce qui m’a donné une petite sauvagepareille ?… Qui ?… mais c’est moi, pardi !… c’estKara Selim qui a donné Ivana à Kara Selim !… Ce cher seigneurse soigne bien !… car elle est jolie, Ivana… et siblanche ! si blanche !… Ordinairement, les petitesépouses, le soir de leurs noces, sont roses, mais Ivana est blanchecomme le marbre des mosquées !… Heureux Kara Selim qui a lebonheur de posséder une aussi rare, une aussi exceptionnelle petiteépouse blanche !… si blanche que l’on ne voit plus le sang deses lèvres !… Mais l’heureux Kara Selim voudrait bien savoirce que sa pâle fiancée cherche ainsi de tous côtés, hors le côté oùil se trouve… Pourquoi tourne-t-elle la tête ?… pourquoidétourne-t-elle son regard ? son si beau et si noir regard…les plus beaux yeux des filles du Balkan, mon cherSelim !… »

Et tout à coup, cette voix sifflante se fitrude, brutale :

« Allons ! allons ! ma chère,assez de cette comédie !… »

Et comme elle se levait, le fuyait, il luijeta les bras autour des épaules, ses bras puissants dans lesquelselle fut emprisonnée, dans lesquels elle étouffa.

« Mais tu me détestes donc !… Dis-ledonc !… dis-le donc que tu me détestes !… Tu as tant deraisons de me haïr, Ivana, que tu t’en trouveras soulagée, et sicela peut te faire plaisir, je te dirai que cela ne me gênenullement !… »

Elle se débattait… mais il la retenait, rageuret méchant.

Il ne parla plus. Il écumait. La fureur lefaisait gronder comme une bête. Il voulait rapprocher de ses lèvrescette belle tête qui s’écartait de lui avec horreur… Et dans cettelutte acharnée, un moment, ils « virent rouge » tous lesdeux. Gaulow saisit la chevelure d’Ivana à pleines mains, comme uneproie, et elle, qui avait retrouvé dans la lutte toutes ses forceset toute sa puissance de révoltée et toute sa haine, et qui serendait compte qu’il était inutile de poursuivre plus longtemps,par la ruse, un héroïque mais impossible projet, lui enfonça sesdents de jeune louve dans le cou. Ah ! ce fut une bellemorsure ! Il cria et il la lâcha.

« Vous avez écarté de moi toutes lesarmes, dit-elle… mais vous m’avez laissé mesdents !… »

Kara Selim, en s’essuyant le sang de sablessure, gronda :

« Je t’aime mieux comme ça !… Ça meva, une louve !… On se déchirera !… Mais tu verras commeon s’aimera !… »

Elle ne l’écoutait pas… Instinctivement, elleavait reculé jusqu’à la fenêtre-balcon. Ce n’est que par là quepouvait lui venir du secours ! Car maintenant, ellel’attendait, ce secours, elle le désirait de toutes ses forces, detoute son âme !… Puisque Gaulow lui avait menti… Puisqu’il nelui donnait pas ce coffret convoité ! (Et s’il ne lui donnaitpas, pensait-elle, c’est qu’il ne voulait pas qu’elle apprît qu’ilavait pénétré son secret et qu’il connaissait les plans demobilisation.) Puisqu’elle ne pouvait plus rien pour son pays… etpuisqu’elle ne pouvait tuer cet homme qu’elle abhorrait… elleconsentait à se laisser sauver !… Et elle attendait qu’ilvînt, lui !… celui qu’elle n’avait pas voulu suivre la veilleet qui lui avait promis de revenir en dépit de tout et contretous !…

« Zo ! Zo ! où es-tu ?clamait son âme, appelait toute son âme !… Que fais-tu pendantque Kara Selim se prépare à rebondir sur sa proie qu’il finira bienpar terrasser si tu n’accours !… Il était capable de tant dechoses, son petit Zo !… Il était bien connu pour avoiraccompli tant de merveilles !… C’était un petit qui avaitsauvé tout le monde !… Est-ce qu’il ne la sauverait paselle !… Pourquoi ne venait-il point, puisqu’il l’aimait etpuisqu’il savait qu’il était aimé d’elle ?… Est-ce quevraiment il allait la laisser souiller par ce bandit ?… Plutôtla mort !… Mais elle n’avait pas une arme pour se tuer !…Dieu du Balkan ! est-ce qu’elle allait être vraiment la femmede Gaulow sans avoir sauvé son pays !… »

Et rien, rien derrière le rideau !…

Elle tâte le rideau devant la fenêtre… Elles’appuie contre le rideau !… Elle avait tant espéré dans cerideau !…

Il ne peut venir que par là !…Elle le sait !… elle le sait !… c’est une fenêtre… c’estun balcon qui donne sur un précipice où grondent les eaux affreusesd’un éternel torrent !… Mais qu’est-ce que cela pourRouletabille !… pour Rouletabille qui ne connaît pointd’obstacle, qui a l’intelligence divinatrice d’un petit dieu et lesailes de l’hirondelle… pour son petit Zo qui est venu la nuitdernière la trouver par les toits !… Mais en cette horriblenuit où elle lutte contre Kara Selim, où est-il ?… Quefait-il ?… Ne devrait-il pas déjà être là ?…

Il n’y a personne derrière le rideau, et lafenêtre est fermée avec ses grilles de bois et ses barreaux de ferintacts ?… Ah ! elle est bien enfermée dans la cage,toute seule, toute seule avec Gaulow dont le cou saigne et quitantôt ricane en essuyant son sang et tantôt rugit ?…

Il eût pu appeler des serviteurs… Il eût pu lafaire jeter par ses esclaves dans une oubliette, mais il préfère,en ricanant et en rugissant, panser lui-même son cou qui saigne,l’envelopper d’une bande de dentelles arrachées aux loques de larobe de mariée et se promettre, avec une joie ardente et féroce dereconquérir la mariée, la petite terrible louve qui se défend etqui mord si bien, et qui est, à cause de cela, un morceau vraimentdigne de lui…

Petite louve, petite louve, prépare tesdents ! Le lion prépare ses griffes… Le Pacha noir te regarde,au fond du Château Noir… Et Rouletabille n’arrive pas !…

Kara Selim joue vraiment maintenant un jeu quil’amuse. On lui a toujours si peu résisté, à ce cher seigneur, quecela le change bien agréablement, car il est brave et ne craint niles coups, ni les morsures, ni la douleur… À la chasse, il est leplus fou. Il a failli se faire éventrer cent fois par des cochonssauvages, par les vieux solitaires dont il fouillait la gorge deson couteau… Et il a tué de sa main un serviteur trop zélé qui, encraignant pour la vie de son maître, avait eu la malencontreuseidée d’envoyer une balle dans la tête de l’un de ces vieuxsolitaires qu’il était en train de « suriner » avec soncouteau, le combattant corps à corps, mêlant son sang au sien,ainsi que font deux braves bêtes ! Ah ! quelles chassesque les chasses de Gaulow !

Et voilà un amour qui ressemble à l’une de ceschasses ! On peut le dire : Gaulow est à lanoce !…

Comme un fauve, il glisse vers elle avec desmouvements félins…

Ils ont entre eux des meubles qu’ils sejettent dans les jambes.

Ils ont des élans et des reculsadmirables !…

Et tout à coup, Kara Selim l’accroche par unlambeau de la jupe, la fait trébucher et les voilà maintenant l’uncontre l’autre, mêlant leurs haleines hostiles et leurs râles decombat. Ils luttent !

Ils roulent ! Ils s’arrachent !… Etc’est même, cette fois, la louve, la petite louve du Balkan qui ale dessus avec ses dents qui croquent le pouce droit de ce cherseigneur.

Le cher seigneur n’a eu que le temps de bondiren arrière et tout juste de retirer son pouce pour conserver lecompte de ses doigts de la main droite, ce cher seigneur !

Mais il a le pouce bien arrangé, mafoi !…

Cette fois, il a cessé de rugir, il souffle,assis sur le coin du divan. Il a besoin de se reposer un peu et delécher son pouce !… Oui, il le lèche, son pouce comme un chienbatailleur qui lèche la blessure qui vient de lui être faite…

Ah ! la bataille devient intéressante. Dumoins, il le dit :

« Tu te défends bien, Ivana ! Tu esune brave fille du Balkan !… Tu mords bien !… Tu es unechère petite louve chérie… Bon !… voilà que tu pleures !…que tu sanglotes !… Ah ! tu ne vas pas avoir une attaquede nerfs !… Ce ne serait pas drôle ! (Ivana pleure, eneffet, par hoquets nerveux, parce que Rouletabille n’arrivepas ! et parce que cet effroyable sacrifice d’elle-même neservira de rien)… Remets-toi un peu, Ivana !… Je te donne cinqminutes de repos !… Moi aussi, j’ai besoin de souffler… Ons’est bien battu !… Mais comme on s’aimera !… Ah !tu me hais bien ! Tu n’as pas oublié que j’ai tué ton père… etta mère !… Ah ! ah ! tu ne pleures plus !… À labonne heure !… Je craignais que tu ne redevinsses une pauvrepetite femmelette… oui, j’ai tué ta mère… Un grand coup desabre !… Ah ! ah ! cela te remet d’aplomb !…Mais, attends donc, petite louve chérie !… (Ivana a fait unmouvement pour se jeter sur Kara Selim)… C’est toi qui recommencesmaintenant !… Là, tiens-toi tranquille… quand on recommencera,je dirai : « time ! » comme dans lesmatches de boxe à Stamboul…

» Elle était bien belle, ta mère, Ivana !Et quel cri elle a jeté quand je lui ai passé mon grand sabre àtravers son beau corps ! Allons ! allons ! tu vasencore te trouver mal !… Tu verras, tu verras que tout cela seterminera plus tôt qu’on ne croit par des baisers !… Noussommes d’une race où s’il fallait continuer à se détester degénération en génération nous serions tous morts depuislongtemps ! Nos pères se sont tant tués les uns les autres queles fils ne trouveraient plus de filles à épouser s’il fallait enchercher dans les familles amies… Il n’y a de familles amies queparce qu’elles se sont pardonné, Ivana !… Moi, au fond, j’ail’air méchant comme ça… mais je suis pour le pardon desoffenses !… Comme je te le dis Ivana, comme je te ledis !…

» Ainsi j’ai pardonné à ton père d’avoir tuéle mien !… Tu peux bien me pardonner à moi, je ne dis pas toutde suite, mais dans une heure ou deux, par exemple, d’avoir tué letien et aussi ta mère par-dessus le marché. Je ne parle pas de tononcle, qui ne compte pas !…

» Sais-tu pourquoi j’ai tué ton oncle,Ivana ? Ça n’est pas par esprit de vengeance, ma foinon !… c’est parce qu’il n’a pas voulu me dire où il cachaitles plans de mobilisation !… Tout simplement ! toutsimplement comme je te le dis !

» J’étais allé là-bas pour ça… et aussi un peupour toi, Ivana, je te l’avoue… mais ton oncle aurait pu garder sachère vie s’il y avait tenu. Je savais que les plans demobilisation bulgare étaient chez lui !… Je déteste laBulgarie ! Tu le sais ! Elle m’a fait trop de mal, à monpauvre père et à moi, pour que je ne la déteste pas !… jevoudrais la voir anéantie !… au-dessous de toutes lesnations !… et je ne désespère pas d’approcher moi-même latorche du palais de son Tsar… oui, Sofia brûlera ! jel’allumerai !… Il n’en restera plus rien !… que desruines noircies avec de l’herbe dans les rues… de l’herbe que jeferai manger à mon cheval ! Si ce jour-là vient, comme jel’espère… Allah est grand ! je me suis fait mahométan dans cetespoir-là !…

» Alors, tu penses que c’était une affairepour moi, Ivana, que d’avoir les plans secrets de la mobilisationbulgare !… J’ai ma police là-bas… et elle est bien faite… jete prie de le croire… je te raconte tout puisque nous sommesmariés… j’ai donc ma police… jusque dans le palais du tsar, jusquedans le gouvernement, jusque dans les bureaux de l’état-major…C’est ma police des bureaux de l’état-major qui m’a appris quechaque soir le général Vilitchkov, ton oncle, emportait les planssecrets de mobilisation et le plan secret de campagne chez lui, àson domicile particulier… C’étaient des plans qui ne devaient êtreconnus de personne !… à ce qu’il paraît !… Tu penses, tupenses à ce que j’aurais donné pour les avoir !… Chezlui ?… Où les cachait-il chez lui ?… Voilà ce qu’ilfallait savoir… On l’espionna… mais on ne put faire entrer aucunespion chez lui… Ce Voïlo était un très brave homme qui ne seserait pas vendu pour des millions. Je l’ai tué, mais jel’estime !… D’autre part, voler les documents en plein jour àl’état-major était impossible !… Ah ! je te raconte tout,puisque tu es devenue ma petite louve mignonne… Mais un jour, àl’état-major, mon espion, caché derrière la porte, a entendu uncoin de conversation entre le général Vilitchkov et l’autregénéral-major Radchich, et Vilitchkov disait à Radchich :

» – S’il m’arrivait un accident la nuit, ilfaut que vous sachiez où retrouver nos plans ; je vais vousdire où je les cache. Vous serez le seul à le savoir. »

» Tu penses, tu penses, si mon diable d’espionécoutait, Ivana ! Mais, il n’entendit bien qu’une chose, c’estqu’il s’agissait d’une peinture représentant une Sophie à lacataracte ! Eh bien, Ivana, eh bien, si je suis venu sisubitement à Sofia, malgré les dangers d’une pareille expédition,c’était pour retrouver les plans derrière cettepeinture-là !

» La vie du général Vilitchkov ! je m’enmoquais un peu ! Et, s’il avait voulu, je te répète, ill’aurait gardée. Mais on l’a lardé de coups de couteau sans qu’ilait seulement rien dit ! C’est un héros ! J’ai envoyécelui-là au diable : c’est bien sa faute ! Tiens, mon couqui resaigne ! Ah ! tu m’as bien mordu, petite louve demon cœur ! Sans compter le souvenir de tes chères petitesquenottes sur mon pouce ! Mais attends un peu, va, on finirabien par s’entendre ! »

Il était retourné à une glace et sedémaillotait le cou, pour examiner encore cette gênante blessure,qui ne voulait point cesser de saigner !

Pendant ce temps, Ivana renaissait à unprodigieux espoir. Elle avait écouté le bavardage cynique de sonaffreux et terrible et très bel époux, avec une angoisse quigrandissait avec cet espoir-là ; Gaulow, qui croyait les plansderrière le tableau, ne les avait certainement pas cherchés dans lecoffret. Et si, par hasard, il n’avait point aperçu la sainteSophie, sous le coffret, les documents devaient toujours être àleur place ! Mais pourquoi ne lui avait-il pas donné alors lecoffret promis ? Pourquoi ?… Elle n’osait le luidemander.

Il venait de lui parler des plans qu’il avaitcherchés ; s’il ne les avait pas encore trouvés, n’était-cepoint lui donner des soupçons que de lui demander cela ? Elledevait être bien adroite, bien adroite : que faire ?Ah ! il n’y avait plus que ce coffret qui l’intéressât !elle ne pensait plus à son horrible fortune ! Elle ne pensaitplus à Rouletabille. Le coffret, le coffret !

Gaulow se retourna vers elle.

« Il me semble que vous êtes un peu pluscalme, hein ? Quelle bataille ! Nous en rironslongtemps ; du moins je l’espère. Ces plans, Ivana, vous n’enaviez jamais entendu parler chez le général ?

– Jamais ! répondit-elle.

– Ah ! ah ! vous vous apprivoisez,petite mignonne. Jamais ! Je vous crois. Le général n’étaitpas un type à confier des secrets à une petite fille. Mais,dites-moi, vous connaissiez bien les tableaux de l’hôtel Vilitchkovet toutes les peintures sur les murs ? Avez-vous remarqué uneSophie à la cataracte ? Qu’est-ce que c’était quecette Sophie-là ?

– Je ne l’ai jamais vue, et je ne sais pas ceque cela veut dire : « Une Sophie à la cataracte »,répondit Ivana, dont la voix tremblait de joie. S’il lui posait unepareille question, alors, alors, c’est qu’il ne savait rien,rien !

« J’aime à vous entendre parler sur ceton qui est celui d’une jeune femme honnêtement élevée, chèreIvana. Vous avez la voix vraiment douce entre deux morsures !…Fini de se battre pour le moment, hein ? » lui dit-il,câlin, et il se rapprocha d’elle.

Ivana le laissa venir et il ne put s’empêcherde rire de la voir maintenant si tranquille.

« Vous verrez que nous finirons par faireune sacrée paire d’amis… Voyons, répondez-moi… vous me mentez, sansdoute… patriotiquement… car vous êtes une patriote, Ivana, je lesais !… et, ma foi, capable de tout pour votre patrie !…(Nouvel effarement d’Ivana, qui se dit : « Il se moque demoi, il sait tout ! ») Mais, maintenant, vous pouvezparler… Vous pensez bien que les plans ne sont plus derrière cetableau-là ! Le général Radchich, qui n’était pas à Sofia, lejour de notre expédition, est certainement revenu les chercher enapprenant la mort de son camarade… (Ivana respire à nouveau :non… non… il ne sait rien !…) Dites, Ivana, dites… Qu’est-ceque c’est que « la Sophie à la cataracte » ?

Il s’était encore rapproché d’elle et étaitparvenu à lui prendre une main qu’elle lui abandonna. Elle sedécida tout à coup : elle ne pouvait plus supporter cesatroces alternatives d’espoir et de désespoir. Il fallait savoir,même en risquant de lui donner des soupçons… car le principal étaitde savoir… et le pire était de rester dans l’incertitude,l’incertitude qui les paralysait là-haut, par-delà les Balkans etl’Istrandja-Dagh !

« Je vous le dirai, fit-elle, si vous medonnez ce que vous m’avez promis. »

Il ne dissimula point qu’il avait compris toutde suite :

« Ah ! le coffret ! dit-il ensouriant presque gaiement.

– Oui, le coffret, reprit-elle d’une voix quitremblait un peu… vous m’aviez dit qu’il serait ici, ce soir…pourquoi n’y est-il pas ? Vous n’avez pas de parole, KaraSelim !…

– Décidément, vous ne pensez qu’à cecoffret !… On dirait que vous n’avez accepté ce mariage quepour entrer en possession du coffret !… Voilà qui est bienétrange, Ivana, ricana Gaulow.

– Étrange ? pourquoi ? reprit-elled’une voix qu’elle sentait avec terreur devenir de moins en moinsassurée, je vous ai déjà expliqué qu’il contenait des bijoux, dessouvenirs de famille auxquels je tiens fort naturellementpar-dessus tout !

– Oui-da… Et c’est pour ravoir cessouvenirs-là que vous avez joué la comédie, Ivana ! que vousavez consenti tout de suite à devenir ma femme, la femme de KaraSelim ! l’épouse de Gaulow, assassin de votre père et de votremère ! Certes, l’Orient a vu beaucoup de drames qui, commencésdans le sang, se sont terminés avec amour… mais il ne faut pasprendre Kara Selim pour un imbécile, Ivana Ivanovna ! Puisquevous tenez tant à ce coffret, Ivana, je vais vous dire unechose : il est à vous et je vous le fais apporter tout desuite… mais écoutez-moi bien, mon épouse chérie… le coffret estvide de ce qu’on avait mis dedans !… Ah ! ah !vous ouvrez des yeux comme si vous alliez rendre l’âme ! machère âme ! N’est-ce pas que je vous aidevinée ?… N’est-ce pas que Kara Selim n’est pas plusbête qu’une belle petite louve du Balkan ?… Allons !allons ! remettez-vous… ce coffret est une bien jolie chosepar lui-même, un bien agréable souvenir lui aussi… Je vais donnerdes ordres pour qu’on vous apporte le coffret vide,Ivana !… Le voulez-vous ? »

Elle regarda fixement, de ses grands yeux quisemblaient mourir, cet homme dont chaque parole lui déchirait sapauvre âme agonisante. Et l’autre comprit bien qu’elle essayait delire en lui qu’il l’avait tout à fait devinée !… Il ne puts’empêcher d’avoir un éclat extravagant :

« Vide ! vide !…Croyez-moi, Ivana Ivanovna, il n’y a plus rien dans ce coffret,absolument rien qui puisse vous intéresser !… J’y ai misbon ordre, ma chère âme ! Les petites choses pourlesquelles vous vouliez m’épouser n’y sont plus !… Maisle coffret est tout de même à vous… Levoulez-vous ? »

Elle secoua la tête, et comme elle cédaitcette fois à l’évanouissement, il la reçut dans ses bras.

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