Le Comte de Moret – Tome I

XI

LE SPHINX ROUGE.

Il existe à la galerie du Louvre un portrait du peintre janséniste Philippe de Champagne, représentant au vrai, comme on disait alors, la fine, vigoureuse et sèche figure du cardinal de Richelieu.

Tout au contraire des Flamands ses compatriotes, ou des Espagnols ses maîtres, Philippe de Champagne est avare de cette étincelante couleur que broient sur leur palette et répandent sur leurs toiles les Rubens et les Murillo ; c’est qu’en effet, pousser dans un flot de lumière le sombre ministre constamment perdu dans la demi-teinte de sa politique, dont la devise était un aigle dans les nuages, Aquila in nubibus, c’eût été flatter l’art peut-être, mais à coup sûr mentir à la vérité.

Étudiez ce portrait, vous tous, hommes de conscience, qui voulez, après deux siècles et demi, ressusciter le mort illustre et vous faire une idée physique et morale du grand génie calomnié par ses contemporains, méconnu, presque oublié par le siècle suivant, et qui n’a trouvé qu’après deux cents ans de sépulcre, la place qu’il avait le droit d’attendre de la postérité.

Ce portrait est un de ceux qui ont le privilège de vous arrêter court et de vous faire rêver. Est-ce un homme, est-ce un fantôme, cette créature en robe rouge, en camail blanc, à l’aube de point de Venise, à la calotte rouge, au front large, aux cheveux gris, à la moustache grise, à l’œil gris filtrant un regard terne, aux mains fines, maigres et pâles ? Sa figure, par la fièvre éternelle qui le brûle, vit aux pommettes seulement ; n’est-ce pas que, plus vous le contemplez, moins vous savez si c’est un être vivant, ou si, comme saint Bonaventure, ce n’est point quelque trépassé qui vient écrire ses mémoires après sa mort ? N’est-ce pas que, si tout à coup il se détachait de sa toile, s’il descendait de son cadre, s’il marchait à vous, n’est-ce pas que vous reculeriez, en vous signant, comme vous feriez devant un fantôme ?

Ce qu’il y a de visible et d’incontestable dans cette peinture, c’est qu’elle reproduit un esprit, une intelligence, voilà tout. Pas de cœur, pas d’entrailles, heureusement pour la France ; dans ce vide de la monarchie qui ne fait entre Henri IV et Louis XIV, pour dominer ce roi mal venu, faible, impuissant, cette cour inquiète et dissolue, ces princes avides et sans loi, pour pétrir cette boue animée, pour en faire la Genèse d’un monde nouveau c’était un cerveau qu’il fallait, et pas autre chose.

Dieu créa de ses mains cet automate terrible, placé par la Providence, à une distance égale de Louis XI et de Robespierre, pour qu’il abattît les grands seigneurs comme Louis XI avait abattu les grands vassaux, comme Robespierre devait abattre les aristocrates. De temps en temps, comme de rouges comètes, les peuples voient apparaître à l’horizon un de ces faucheurs sanglants, qui semblent une chose artificielle, qui avancent sans se mouvoir, qui s’approchent sans bruit ; puis, arrivés enfin au milieu du champ que leur mission est de moissonner, se mettent à la besogne et ne s’arrêtent que quand leur tâche est finie, c’est-à-dire que tout est abattu.

C’est bien ainsi qu’il vous eût apparu, dans cette soirée du 5 décembre 1628, au moment où, soucieux des haines qui l’entourent, préoccupé des grands projets qu’il médite, voulant exterminer l’hérésie en France, voulant chasser l’Espagne du Milanais, tuer l’influence de l’Autriche en Toscane, cherchant à deviner, et fermant sa bouche, éteignant ses yeux de peur qu’on ne le devine, c’est ainsi qu’il vous eût apparu, l’homme sur qui reposaient les destinées de la France, le ministre impénétrable que notre grand historien Michelet appelle le Sphinx rouge.

Il sortait de ce ballet, pendant lequel ses intuitions lui avaient dit que l’absence de la reine avait une cause politique, et, par conséquent menaçante pour lui, et que quelque chose de venimeux se tramait dans cette alcôve royale, dont les douze pieds carrés lui donnaient plus de travail et d’embarras que le reste du monde.

Il rentrait triste, lassé, presque dégoûté, murmurant, comme Luther : « Il est des moments où Notre-Seigneur a l’air de s’ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table. »

C’est qu’il savait aussi à quel fil, à quel cheveu, à quel soufflé tenait non seulement sa puissance, mais sa vie. Son cilice à lui était fait de pointes de poignards. Il sentait qu’il en était, en 1628, où Henri IV en était en 1606. Tout le monde avait besoin de sa mort ; ce qu’il y avait de pis, c’est que Louis XIII n’aimait pas ce visage pointu ; lui seul le soutenait, mais à tout moment Richelieu se sentait chanceler sous les défaillances royales.

Ce n’eût été rien encore si cet homme de génie eût été sain et vigoureux comme l’était son odieux rival Bérulle ; mais l’insuffisance de l’argent, l’effort continuel d’esprit pour inventer des ressources, dix intrigues de cour auxquelles il fallait faire face à la fois, le tenaient sans cesse dans une agitation terrible.

C’était cette fièvre qui lui empourprait les pommettes des joues, tout en lui faisant un front de marbre et des mains d’ivoire.

Joignez à cela les discussions théologiques, la rage des vers, la nécessité de ravaler le fiel et la fureur, et, du jour au lendemain, brûlé aux entrailles par un fer rouge, il était à deux doigts de la mort.

Curieux accouplement que celui de ces deux malades. Par bonheur, le roi pressentait, sans en être sûr cependant, que si Richelieu lui manquait, le royaume était perdu ; mais, par malheur, Richelieu savait que, le roi mort, il n’avait pas vingt-quatre heures à vivre ; haï de Gaston, haï d’Anne d’Autriche, haï de la reine mère, haï de M. de Soissons qu’il tenait en exil, haï des deux Vendôme qu’il tenait en prison, haï de toute la noblesse qu’il empêchait de scandaliser Paris par des duels en place publique, il devait s’arranger pour mourir le même jour au moins que Louis XIII, à la même heure s’il était possible.

Une seule personne lui était fidèle, dans ce jeu de bascule, dans cette bonne et mauvaise fortune qui se succédait si rapidement que le même jour qui amenait l’orage, tôt après ramenait le soleil.

C’était sa fille adoptive, sa nièce, madame de Combalet, que nous avons vue chez madame de Rambouillet, avec ce costume, de carmélite qu’elle portait depuis la mort de son mari.

Aussi, la première chose qu’il fit en rentrant dans son appartement de la Place-Royale, fut-elle de frapper sur un timbre.

Trois portes s’ouvrirent presqu’en même temps.

À l’une apparaissait Guillemot, son valet de chambre de confiance.

À l’autre, Charpentier, son secrétaire.

À la troisième, Rossignol, son déchiffreur de dépêches.

– Ma nièce est-elle rentrée ? demanda-t-il à Guillemot.

– Elle rentre à l’instant même, monseigneur, répondit le valet de chambre.

– Dis-lui que je dois passer, la nuit au travail, et demande lui si elle veut me venir voir, ici, ou si elle préfère que je monte chez elle.

Le valet de chambre referma la porte, et s’en alla exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

Se retournant alors vers Charpentier :

– Avez-vous vu le révérend père Joseph ? lui demanda-t-il.

– Il est venu deux fois dans la soirée, et il faut, dit-il, qu’il parle à monseigneur ce soir.

– S’il revient une troisième fois, faites-le entrer M. de Cavois est dans la chambre des gardes ?

– Oui, monseigneur.

– Prévenez-le de ne pas s’éloigner… Il se pourrait que j’eusse cette nuit besoin de ses services.

Le secrétaire se retira.

– Et vous, Rossignol, demanda le cardinal, avez-vous trouvé le chiffre de la lettre que je vous ai donnée ? Vous savez… cette lettre volée dans les papiers de Senelle, le médecin du roi, à son retour de Lorraine.

– Oui, monseigneur, répondit avec un accent méridional des plus prononcés, un petit homme de quarante-cinq à cinquante ans, presque bossu par l’habitude de se tenir courbé, dont le trait le plus saillant était un long nez, sur lequel il eût pu étager trois ou quatre paires de lunettes, et sur lequel il avait la modestie de n’en faire chevaucher qu’une. Il est on ne peut plus facile : le roi s’appelle Céphale, la reine Procris, Votre Éminence l’Oracle, Mme de Combalet Vénus.

– C’est bien, dit le cardinal, donnez-moi la clef entière du chiffre, je lirai la dépêche moi-même.

Rossignol fit un pas en arrière pour se retirer.

– À propos, ajouta le cardinal, vous me ferez signer demain une gratification de vingt pistoles.

– Monseigneur n’a pas d’autres ordres à me donner ?

– Non, rentrez dans votre cabinet, faites la clef du chiffre et me la tenez prête pour le moment où je vous appellerai.

Rossignol se retira à reculons et en saluant jusqu’à terre.

Au moment où la porte se refermait sur lui, le bruit d’une espèce de grelot chevrotta, à peine perceptible, dans le tiroir même du bureau du cardinal.

Il ouvrit le tiroir et trouva le grelot frémissant encore. Aussitôt, en manière de réponse, il appuya le bout du doigt sur un petit bouton, qui correspondait sans doute à l’appartement de Mme de Combalet, car une minute après elle entrait chez son oncle par une porte opposée à celles qui, jusque-là, s’étaient ouvertes.

Un grand changement s’était fait dans son costume ; elle avait enlevé son voile et son bandeau, son scapulaire, et sa guimpe, de sorte qu’elle n’avait plus que sa tunique d’étamine serrée à la taille par une ceinture de cuir ; ses beaux cheveux châtains, délivrés de leur prison, tombaient en boucles soyeuses jusque sur ses épaules, et sa tunique, un peu plus décolletée, que l’ordre ne l’eût permis si elle eût été une vraie carmélite au lieu d’en porter seulement l’habit à la suite d’un vœu, laissait voir la forme d’un sein dont un bouquet de violettes et de boutons de rose, bouquet que nous avons déjà remarqué, mais sur sa guimpe, chez Mme de Rambouillet, en indiquait tout à la fois la naissance et la séparation.

Cette tunique brune, posée sans intermédiaire sur la peau, faisait ressortir la blancheur satinée de son col élégant et de ses belles mains, et comme sa taille n’était point emprisonnée dans les corsets de fer que l’on portait à cette époque, elle ondulait gracieuse, sous ces plis élégants que fait la laine, c’est-à-dire l’étoffe qui drape le mieux.

À la vue de cette adorable créature, tout enveloppée d’un parfum mystique, qui, atteignant à peine vingt-cinq ans, était dans toute la fleur de sa beauté, et que la simplicité de son costume rendait plus belle et plus gracieuse encore, s’il était possible, le visage froncé du cardinal se détendit, un rayon illumina cette physionomie sombre, un soupir d’allégement souleva sa poitrine, et il étendit vers elle ses deux bras en disant :

– Oh ! venez, venez, Marie !

La jeune femme n’avait pas besoin de cet encouragement, car elle venait à lui avec un charmant sourire, détachant son bouquet de son corsage, le portant à ses lèvres, et le présentant à son oncle.

– Merci, mon bel enfant chéri, dit le cardinal, qui, sous prétexte de respirer le bouquet, le porta à son tour à ses lèvres, merci, ma fille bien aimée !

Puis, l’attirant à lui, et l’embrassant au front, comme un père eût fait à sa fille :

– Oui, j’aime les fleurs, elles sont fraîches comme vous, parfumées comme vous.

– Vous êtes cent fois bon, cher oncle ! Vous m’avez fait dire que vous désiriez me voir, serais-je assez heureuse pour que vous eussiez besoin de moi ?

– J’ai toujours besoin de vous, ma belle Marie, dit le cardinal, en regardant sa nièce avec ravissement ; mais votre présence m’est ce soir plus nécessaire que jamais.

– Oh ! mon bon oncle, dit Mme de Combalet, en essayant de baiser les mains du cardinal, chose à laquelle il s’opposa, en portant au contraire les mains de sa nièce à ses lèvres, et en les baisant malgré une résistance qui venait bien plutôt du respect profond que la jeune veuve avait pour son oncle que d’une autre cause, je vois qu’ils vous ont encore tourmenté ce soir. Vous devriez y être accoutumé cependant, ajouta-t-elle avec un triste sourire. Mais que vous importe, tout ne vous réussit-il pas !

– Oui, dit le cardinal, je le sais, il est impossible d’être à la fois plus haut et plus bas, plus heureux et plus malheureux, plus puissant et plus impuissant, que je ne le suis. Mais vous le savez mieux que personne, vous Marie, à quoi tiennent mes prospérités politiques et mon bonheur privé. Vous m’aimez de tout votre cœur, vous, n’est-ce pas ?

– De tout mon cœur, de toute mon âme !

– Eh bien ! après la mort de Chalais, vous vous le rappelez, je venais là de remporter une grande victoire ; je tenais abattus à mes pieds, Monsieur, la reine, les deux Vendôme, le comte de Soissons. Eh bien ! qu’ont-ils fait, ceux à qui j’ai pardonné ? Ils ne m’ont point pardonné, à moi ; ils m’ont mordu à l’endroit le plus sensible, au cœur de mon cœur. Ils savaient que je n’aime au monde que vous, que, par conséquent, votre présence m’est aussi nécessaire que l’air que je respire, que le soleil qui m’éclaire ; eh bien ! ils vous ont fait scrupule de vivre avec ce damné prêtre, avec cet homme de sang ! Vivre avec moi ! Oui, vous vivez avec moi, et, je dirai plus, je vis par vous. Eh bien ! cette vie si dévouée de votre part, si pure de la mienne, qu’une mauvaise pensée, même en vous voyant si belle, même en vous tenant entre mes bras, comme je vous tiens en ce moment, ne m’a jamais traversé l’esprit, cette vie dont vous devez être fière comme d’un sacrifice, ils vous en ont fait une honte ; vous eûtes peur, vous renouvelâtes votre vœu, vous voulûtes entrer au couvent. Il me fallut solliciter du pape, à qui je faisais la guerre, un bref pour vous interdire cette retraite. Comment voulez-vous que je ne tremble pas ? S’ils me tuent, ce n’est rien ; au siége de la Rochelle, j’ai vingt fois risqué ma vie ; mais s’ils me renversent, s’ils m’exilent, s’ils m’emprisonnent, comment vivrai-je loin de vous, hors de vous ?

– Mon oncle bien-aimé, répondit la belle dévote en fixant sur le cardinal un regard où l’on pouvait lire plus que la tendresse d’une nièce pour son oncle, et même peut-être plus que l’amour d’une fille pour son père, vous aviez cependant à cette époque été aussi bon qu’il vous était possible de l’être ; mais je ne vous connaissais pas, mais je ne vous aimais pas comme je vous connais et vous aime aujourd’hui. J’ai fait un vœu, le pape m’en a relevée, aujourd’hui mon vœu n’existe donc plus. Eh bien, à cette heure je fais un serment dont vous-même n’aurez pas le pouvoir de me relever ; je fais le serment, partout où vous serez, d’être ; partout où vous irez, de vous suivre : palais, exil, prison, c’est tout un pour moi ; le cœur ne vit pas où il bat, mais où il aime ; eh bien, mon bon oncle, mon cœur est en vous, car je vous aime et n’aimerai jamais que vous.

– Oui, mais quand ils seront vainqueurs à leur tour, vous laisseront-ils vous dévouer à moi, puisqu’ils ont failli vous en empêcher, étant vaincus ? Tenez, Marie, ce que je crains plus que ma chute, plus que mon pouvoir détruit, plus que mon ambition désabusée, c’est d’être séparé de vous. Oh ! si je n’avais à lutter que contre l’Espagne, que contre l’Autriche, que contre la Savoie, cela ne serait rien ; mais avoir à lutter contre ceux-là même qui m’entourent, que je fais riches, heureux, puissants ! Ne pas oser, quand je lève le pied, le reposer de peur de fouler quelque vipère ou d’écraser quelque scorpion, voilà ce qui m’épuise ! Spinola, Walstein, Olivarès, que m’importe la lutte avec eux ? Je les terrasserai. Ce ne sont pas mes vrais ennemis, mes vrais rivaux, eux ! Mon vrai rival, c’est un Vauthier ; mon véritable ennemi, c’est un Barulle, un être inconnu qui intrigue dans une alcôve, on qui rampe dans une antichambre, et dont j’ignore non-seulement le nom, mais même l’existence. Ah ! je fais des tragédies. – Hélas ! je n’en sais pas de plus sombre que celle que je joue ! Ainsi, tout en luttant contre la flotte anglaise, tout en éventrant les murailles de la Rochelle, à force de génie, je puis le dire, quoique je parle de moi, je parviens, en dehors de mon armée, à lever 12,000 hommes en France ; je les donne au duc de Nevers, héritier légitime de Mantoue et du Montferrat, pour aller conquérir son héritage. – Certes, c’était plus qu’il n’en fallait, si je m’avais eu à combattre que Philippe III, que Charles-Emmanuel, que Ferdinand II, c’est-à-dire que l’Espagne, l’Autriche et le Piémont ! Mais l’astrologue Vauthier a vu dans les étoiles que l’armée ne passerait pas les monts, mais le pieux Bérulle a craint que le succès de Nevers ne rompît le bon accord qui existe entre Sa Majesté très chrétienne et lui. Ils font écrire par la reine-mère à Créqui, à Créqui que j’ai fait pair, maréchal de France, gouverneur du Dauphiné, et Créqui, qui attend ma chute pour devenir connétable, au détriment de Montmorency, refuse des vivres, dont il regorge. La faim se met dans l’armée ; à la suite de la faim, la désertion ; à la suite de la désertion, le Savoyard ! Mais ces rochers qui, en roulant des montagnes de la Savoie, ont écrasé les débris de l’armée française, qui les a poussés ? Une reine de France, Marie de Médicis ! Il est vrai qu’avant d’être reine de France, Marie de Médicis était fille de François, c’est-à-dire d’un assassin, et la nièce de Ferdinand, cardinal défroqué, empoisonneur de son frère et de sa belle-sœur ! Eh bien, c’est ainsi que l’en fera de moi, ou plutôt de mon armée, si je ne vais pas en Italie, et l’on me misera ici jusqu’à ce que je m’écroule, si j’y vais. C’est pourtant le bien de la France que je veux : Mantoue et Montferrat, petits pays, je le sais bien, mais grandes positions militaires ; Cazal, la clé des Alpes, aux mains du Savoyard, pour qu’il la prête, selon ses intérêts, tantôt à l’Autriche, tantôt à l’Espagne ; Mantoue, la capitale des Gonzague, qui abrite les arts fugitifs, Mantoue, un musée, devenu, avec Venise, le dernier nid de l’Italie ; Mantoue enfin, qui couvre à la fois la Toscane, le pape et Venise ! – Vous ferez peut-être lever le siége de Cazal, mais vous ne sauverez pas Mantoue, m’écrit Gustave Adolphe ! Ah ! si je n’étais pas cardinal, si je ne relevais pas de Rome, je ne voudrais pas d’autre allié que Gustave-Adolphe ! Mais le moyen de faire alliance avec les protestants du Midi ? Si je pouvais réunir tout à la fois dans ma main le pouvoir spirituel et temporel. Légat à vie ! et quand on pense que c’est un charlatan, un Vauthier, un sot, un Bérulle, qui empêchent un pareil projet de s’accomplir !

Il se leva.

– Et quand on pense encore, ajouta-t-il, que je les tiens toutes ! la belle-fille et la belle-mère. Que je puis, quand je voudrai m’en donner la peine, avoir la preuve de l’adultère de l’une et de la complicité de l’autre dans le meurtre de Henri IV, et que, quand les paroles sont toutes prêtes à jaillir de ma gorge, j’étouffe, je ne parle pas, pour ne pas compromettre la gloire de la couronne de France.

– Mon oncle ! s’écria Mme de Combalet effrayée.

– Oh ! j’ai mes témoins, continua le cardinal, Mme de Bellier et Patrocle pour la reine Anne d’Autriche, la d’Escoman pour Marie de Médicis ; j’irai la chercher dans son égout des Filles repenties, la pauvre martyre, et si elle est morte, je ferai parler son cadavre.

Il marchait avec agitation.

– Mon cher oncle, dit Mme de Combalet, en allant se mettre sur son chemin, ne parlez pas de tout-cela ce soir, vous y penserez demain.

– Vous avez raison, Marie, dit Richelieu, reprenant par la force de sa prodigieuse volonté toute sa puissance sur lui-même. Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? D’où venez-vous ?

– J’ai été chez Mme de Rambouillet.

– Que s’y est-il passé ? Qu’a-t-on fait de beau ? Qu’a-t-on dit de bien chez l’illustre Parthenis ? dit le cardinal en essayant de sourire.

– On a présenté un jeune poète qui arrive de Rouen.

– Ils tiennent donc manufacture de poètes à Rouen. Il n’y a pas trois mois que Rotrou descend du coche.

– Eh bien, c’est justement Rotrou qui l’a présenté comme un de ses amis.

– Et comment l’appelle-t-on, ce poète ?

– Pierre Corneille.

Le cardinal fit un mouvement de tête et d’épaule qui voulait dire : Inconnu.

– Et sans doute il arrive avec quelque tragédie en poche ?

– Avec une comédie en cinq actes.

– Qui a pour titre ?

– Mélite.

– Ce n’est point un nom historique.

– Non, c’est un sujet de fantaisie. Rotrou prétend qu’il est destiné à effacer tous les poètes passé, présents et futurs.

– L’impertinent !

Mme de Combalet vit qu’elle touchait une corde délicate ; elle rompit les chiens.

– Puis, ajouta-t-elle, Mme de Rambouillet nous a fait une surprise ; elle a fait bâtir, sans rien dire à personne, en faisant passer, maçons et charpentiers par-dessus les murailles des Quinze Vingts, un appendice à son hôtel, une chambre ravissante toute tendue en velours bleu, or et argent. Je n’ai encore rien vu d’aussi grand goût.

– En désirez-vous une pareille ? chère Marie ; rien de plus facile ; vous l’aurez au palais que je fais bâtir.

– Merci. Il me faut, à moi ; vous l’oubliez toujours, cher oncle, une cellule de religieuse, rien de plus, pourvu que ce soit près de vous.

– Est-ce tout ?

– Pas tout à tait, mais je ne sais si je dois vous le dire.

– Pourquoi cela ?

– Parce que dans le reste il y a un coup d’épée.

– Des duels ! des duels encore ! murmura Richelieu. Je ne parviendrai donc pas à déraciner de la terre de France ce faux point d’honneur !

– Cette fois, ce n’est pas un duel, c’est une simple rencontre. M. le-marquis de Pisani a été rapporté à l’hôtel, évanoui à la suite d’une blessure.

– Dangereuse ?

– Non, mais bien lui en a pris d’être bossu. Le fer a rencontré le sommet de sa bosse et, ne pouvant pénétrer, a glissé sur les côtes… Mon Dieu ! comment donc, a dit le chirurgien ? sur les côtes… imbriquées l’une sur l’autre, à travers les chairs de la poitrine et une partie du bras gauche.

– Sait-on à quel propos le combat a eu lieu ?

– Il me semble que j’ai entendu prononcer le nom du comte de Moret.

– Du comte de Moret ! répéta Richelieu en fronçant le sourcil ; il me semble que voilà bien des fois que j’entends prononcer ce nom-là depuis trois jours. Et qui a donné ce joli coup d’épée au marquis Pisani ?

– Un de ses amis.

– Son nom ?

Mme de Combalet hésita ; elle savait la sévérité de son oncle à l’endroit des duels.

– Mon cher oncle, dit-elle, vous savez ce que je vous ai dit : ce n’est ni un duel, ni un appel, ce n’est pas même une rencontre, les deux adversaires se sont pris de discussion à la porte de l’hôtel.

– Mais quel est le second ? Je vous demande son nom, Marie.

– Un certain Souscarrières.

– Souscarrières, dit Richelieu, je connais ce nom-là !

– C’est possible, mais je puis vous affirmer, mon cher oncle, qu’il n’est coupable en rien.

– Qui ?

– M. Souscarrières.

Le cardinal avait tiré ses tablettes de sa poche et les consultait.

Il parut avoir trouvé ce qu’il cherchait.

– C’est le marquis Pisani, continua Mme de Combalet, qui a tiré son épée et qui s’est jeté sur lui comme un fou : Voiture et Brancas, qui ont été témoins tous deux du fait ! quoique amis de la maison, donnent tort à Pisani.

– C’est bien l’homme que je pensais, murmura le cardinal.

Et il frappa sur un timbre.

Charpentier parut.

– Faites venir Cavois, dit le cardinal.

– Oh ! mon oncle n’allez pas arrêter ce malheureux jeune homme et lui faire son procès ! s’écria, en joignant les mains, Mme de Combalet.

– Au contraire, dit le cardinal en riant, je vais peut-être faire sa fortune.

– Oh ! ne raillez pas, mon oncle.

– Avec vous, Marie, jamais je ne raille. Ce Souscarrières tient, à partir de ce moment, sa fortune entre les mains, et ce qu’il y a de mieux, c’est que cette fortune, il vous la devra ; c’est à lui de ne pas la laisser tomber.

Cavois entra.

– Cavois, dit le cardinal au capitaine des gardes, à moitié endormi, vous allez aller rue des Frondeurs, entre la rue Traversière et la rue Saint-Anne ; vous vous informerez, dans la maison qui fait l’angle, si là ne demeure point un certain cavalier qui se fait appeler Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, sieur de Souscarrières.

– Oui, monseigneur.

– Et s’il y demeure et que vous le trouviez chez lui, vous lui direz que, malgré l’heure avancée de la nuit, j’aurais le plus grand plaisir de causer un instant avec lui.

– Et s’il refusait de venir ?

– Bon ! Cavois, vous n’êtes point embarrassé pour si peu, ce me semble. De gré ou de force, il faut que je le voie, entendez-vous. « Il le faut ! »

– Dans une heure, il sera aux ordres de Votre Éminence, dit Cavois en s’inclinant.

Arrivé à la porte, le capitaine des gardes se trouva face à face avec un nouvel arrivant. À sa vue, il s’effaça avec tant de respect et de diligence qu’il était évident qu’il cédait le pas à un éminent personnage.

Et en effet, au même moment, dans l’encadrement de la porte parut le fameux capucin du Tremblay, connu sous le nom de frère Joseph, ou d’Éminence Grise !

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