Le Comte de Moret – Tome I

CHAPITRE PREMIER

ÉTAT DE L’EUROPE EN 1628.

Arrivés au point où nous en sommes, nous croyons qu’il n’y aurait point de mal à ce que le lecteur, comme le cardinal de Richelieu, vît un peu clair sur son échiquier.

Le fiat lux nous sera plus facile à faire, à nous, après deux cent trente-sept ans, qu’au cardinal, qui, entouré de mille trames diverses, rebondissant de conspirations en conspirations, ne se dégageant d’un complot que pour retomber dans un autre, trouvait toujours un voile étendu entre lui et les horizons qu’il avait besoin de découvrir, et qui, des feux follets flottant sur les intérêts de chacun, était forcé de faire jaillir une clarté générale.

Si ce livre était simplement un de ces livres que l’on expose entre un keepsake ou un album, sur une table de salon, pour que les visiteurs en admirent les gravures, ou qui, après avoir amusé le boudoir, sont destinés à faire rire ou pleurer les antichambres, nous passerions par-dessus certains détails, que les esprits frivoles ou pressés peuvent traiter d’ennuyeux ; mais comme nous avons la prétention que nos livres deviennent, sinon de notre vivant, du moins après notre mort, des livres de bibliothèque, nous demanderons à nos lecteurs la permission de leur faire passer sous les yeux, au commencement de ce chapitre, une revue de la situation de l’Europe, revue nécessaire au frontispice de notre second volume, et qui, rétrospectivement, ne sera point inutile à l’intelligence du premier.

Depuis les dernières années du règne de Henri IV et depuis les premières années du ministère de Richelieu, la France, non-seulement avait pris rang au nombre des grandes nations, mais encore était devenue le point sur lequel se fixaient tous les regards, et déjà à la tête des autres royaumes européens par son intelligence, elle était à la veille de prendre la même place comme puissance matérielle.

Disons en quelques lignes quel était l’état du reste de l’Europe.

Commençons par le grand centre religieux, rayonnant à la fois sur l’Autriche, sur l’Espagne et sur la France commençons par Rome.

Celui qui règne temporellement sur Rome et spirituellement sur le reste du monde catholique, est un petit vieillard morose, âgé de soixante ans, Florentin et avare comme un Florentin, Italien avant tout, prince avant tout, oncle surtout, avant tout. Il pense à acquérir des morceaux de terre pour le Saint Siége et des richesses pour ses neveux, dont trois sont cardinaux : François et les deux Antoine, et le quatrième, Thaddée, général des troupes papales. Pour satisfaire aux exigences de ce népotisme, Rome est au pillage : – « Ce que ne firent point les Barbares » dit Marforio, ce Caton le censeur des papes, – « les Barberini l’ont fait » Et, en effet, Matteo Barberini, exalté au pontificat, sous le nom d’Urbain VIII, a réuni au patrimoine de saint Pierre le duché dont il porte le nom. Sous lui, le Gésu et la Propagande, fondés par le beau neveu de Grégoire XV, Mgr Ludoviso, florissent, organisent, au nom et sous le drapeau d’Ignace de Loyola : le Gésu, la police du globe, et la Propagande, sa conquête. De là sortiront ces armées de prêcheurs, tendres pour les Chinois, féroces pour l’Europe. À l’heure qu’il est, sans vouloir personnellement se mettre en avant, il essaye de contenir les Espagnols dans leur duché de Milan, et d’empêcher les Autrichiens de franchir les Alpes. Il pousse la France à secourir Mantoue et à faire lever le siége de Cazal ; mais il refuse de l’aider d’un seul homme ou d’un seul baïoque ; dans ses moments perdus, il corrige les hymnes de l’Église et compose des poésies anacréontiques.

Dès 1624, Richelieu l’a mesuré, et, par dessus sa tête, il a vu le néant de Rome et apprécié cette politique tremblotante qui avait déjà perdu de son prestige religieux et qui empruntait le peu de force matérielle qui lui restait encore, tantôt à l’Autriche, tantôt à l’Espagne.

Depuis la mort de Philippe, l’Espagne cache sa décadence sous de grands mots et de grands airs. Elle a pour roi Philippe IV, frère d’Anne d’Autriche, espèce de monarque fainéant, qui règne sous son premier ministre, le comte duc d’Olivarès, comme Louis XIII règne sous le cardinal duc de Richelieu. Seulement, le ministre français est un homme de génie, et le ministre espagnol un casse-cou politique. De ses Indes occidentales, qui ont fait rouler un fleuve d’or à travers les règnes de Charles-Quint et de Philippe II, Philippe IV tire à peine cinq cent mille écus. Hein, l’amiral des Provinces-Unies, vient de couler dans le golfe du Mexique des galions chargés de lingots d’or estimés à plus de douze millions.

L’Espagne est si haletante, que le petit duc savoyard, le bossu Charles-Emmanuel, qu’on appelle par dérision le prince des marcottes, a par deux fois tenu dans sa main les destinées de ce fastueux empire, sur lequel Charles-Quint se vantait de ne pas voir se coucher le soleil. Aujourd’hui elle n’est plus rien, pas même la caissière de Ferdinand II, auquel elle déclare qu’elle ne peut plus donner d’argent ! Les bûchers de Philippe II, le roi des flammes, ont tari la sève humaine qui surabondait dans les siècles précédents, et Philippe III, en chassant les Maures, a extirpé la greffe étrangère par laquelle elle pouvait revivre. Une fois, elle a été obligée de s’entendre avec des voleurs pour brûler Venise. Son grand général, c’est Spinola, un condottiere italien ; son ambassadeur est un peintre flamand, Rubens.

L’Allemagne, depuis, l’ouverture de la guerre de Trente ans, c’est-à-dire depuis 1618, est un marché d’hommes. Trois ou quatre comptoirs sont ouverts à l’est, au nord, à l’occident et au centre, où l’on vend de la chair humaine. Tout désespéré qui ne veut pas se tuer, ou se faire moine, ce qui est le suicide du moyen âge, de quelque pays qu’il soit, n’a qu’à traverser le Rhin, la Vistule ou le Danube, et il trouvera à se vendre.

Le marché de l’est est tenu par le vieux Betlem Gabor, qui va mourir après avoir pris part à quarante deux batailles rangées, s’être fait appeler roi et avoir inventé tous ces déguisements militaires : bonnets à poil des hulans, manches flottantes des hussards, à l’aide desquels on essaye de se faire peur les uns aux autres ; son armée est l’école d’où est sortie la cavalerie légère. Que promet-il à ses enrôlés ? Pas de solde, pas de vivres, c’est à eux de manger et de s’enrichir comme ils l’entendront. Il leur donne la guerre sans loi : l’infini du hasard.

Au nord, le marché est tenu par Gustave-Adolphe, le bon, le joyeux Gustave, qui, tout au contraire de Betlem Gabor, fait pendre les pillards, l’illustre capitaine, élève du Français Lagardie, et qui vient, par ces victoires sur la Pologne, de se faire livrer les places fortes de la Livonie et de la Prusse polonaise. Il est occupé, pour le moment, à faire alliance avec les protestants d’Allemagne contre l’empereur Ferdinand II, l’ennemi mortel des protestants, qui a rendu contre eux l’édit de restitution, qui pourra servir de modèle à l’édit de Nantes, que rendra Louis XIV cinquante ans après.

C’est le maître de son époque. Nous parlons de Gustave-Adolphe, dans l’art militaire ; c’est le créateur de la guerre moderne ; il n’a, ni le génie morose de Coligny, ni la gravité de Guillaume le Taciturne, ni la farouche âpreté de Maurice de Nassau ; sa sérénité est inaltérable, et le sourire joue sur ses lèvres, au centre de la bataille. Haut de six pieds, gros à l’avenant, il lui fallait des chevaux énormes. Son obésité le gênait parfois, mais le servait aussi : une balle qui eût tué Spinola, le maigre Génois, se logea dans sa graisse, qui se referma sur elle, et il n’en entendit plus parler.

Le marché d’occident est tenu par la Hollande, toute désorientée et divisée contre elle-même ; elle avait deux têtes : Barnewelt et Maurice, elle vient de les couper. Barnewelt, esprit doux, ami de la liberté, mais surtout de la paix, chef du parti des provinces, partisan de la décentralisation, et par conséquent de la faiblesse, ambassadeur près d’Élisabeth, près de Henri IV et de Jacques 1er, qui fait rendre aux Provinces-Unies par ce dernier : la Brille, Flessingue et Ramekens, et qui meurt sur l’échafaud, hérétique et traître.

Maurice, qui a sauvé dix fois la Hollande, mais qui a tué Barnewelt, et qui, à ce meurtre, a perdu sa popularité, – Maurice, qui se croit aimé et qui est haï. Un matin, il traverse le marché de Gorcum et salue le peuple en souriant. Il croit que, salué par lui, le peuple va jeter joyeusement ses chapeaux en l’air et crier : Vive Nassau ! Le peuple reste muet et garde son chapeau sur la tête. À partir de ce moment, son impopularité le tue, le veilleur infatigable, le capitaine insensible au danger, le dormeur au sommeil profond, l’homme gras maigrit, ne dort plus et meurt. C’est son frère cadet qui lui succède Frédéric-Henri, et qui, comme faisant partie de l’héritage, reprend le marché d’hommes : petit comptoir, bien vêtus, bien nourris, régulièrement payés, faisant une guerre toute stratégique sur des chaussées de marais, et restant, pour bloquer scientifiquement une bicoque, deux ans dans l’eau jusqu’aux genoux. Les braves gens se ménagent, mais le gouvernement économe de la Hollande les ménage encore plus qu’ils ne se ménagent eux-mêmes ; à ceux qui s’exposent aux canons et aux mousquetaires les chefs crient : Eh ! là-bas, ne vous faites pas tuer, chacun de vous représente un capital de 3,000 francs.

Mais le grand marché n’est ni au nord, ni à l’est, ni à l’occident : il est au centre même de l’Allemagne ; il est tenu par un homme de race douteuse, par un chef de pillards et de bandits, dont Schiller a fait un héros. Est-il Slave, est-il Allemand ? Sa tête ronde et ses yeux bleus disent : Je suis Slave. Ses cheveux d’un blond-roux disent : Je suis Allemand. Son teint olivâtre dit : Je suis Bohême.

En effet, ce soldat maigre, ce capitaine à la mine sinistre, qui signe Waldstein, est né à Prague ; il est né au milieu des ruines, des incendies et des massacres ; aussi n’a-t-il ni foi, ni loi. Cependant, il a une croyance, ou plutôt trois. Il croit aux étoiles, il croit au hasard, il croit à l’argent. Il a établi le règne du soldat sur l’Europe, comme le péché a établi le règne de la mort sur le monde. Enrichi par la guerre, protégé par Ferdinand II, qui le fera assassiner, drapé dans un manteau de prince, il n’a ni la sérénité de Gustave, ni la mobilité physionomique de Spinola ; aux cris, aux plaintes, aux pleurs des femmes, aux accusations, aux menaces, aux imprécations des hommes, il n’est ni ému ni colère. C’est un spectre aveugle et sourd, pis que cela, c’est un joueur qui a deviné que la reine du monde, c’est la loterie. Il laisse le soldat tout jouer : la vie des hommes, l’honneur des femmes, le sang des peuples. Quiconque a un fouet à la main est prince, quiconque a une épée au côté est roi. Richelieu a longtemps étudié ce démon ; il cite, dans un éloge qu’il fait de lui, cette série de crimes qu’il ne commit pas, mais laissa commettre, et, pour caractériser sa diabolique indifférence, il dit cette phrase caractéristique – « Et avec cela pas méchant ! »

Pour en finir avec l’Allemagne, la guerre de Trente ans va son train ; sa première période, la période palatine, a fini en 1623. L’électeur palatin, Frédéric V, battu par l’Empereur, a perdu dans sa défaite la couronne de Bohême ; la période danoise est en train de s’accomplir, Christian IV, roi de Danemark, est aux prises avec Wallenstein et Tilly, et, dans un an, elle en sera à la période suédoise.

Passons donc à l’Angleterre.

Quoique plus riche que l’Espagne, l’Angleterre n’est pas moins malade qu’elle. Le roi est en même temps en querelle avec son pays et avec sa femme ; il est brouillé à moitié avec son parlement, qu’il va dissoudre, et tout-à-fait avec sa femme, qu’il veut nous renvoyer.

Charles 1er avait épousé Henriette de France, le seul enfant des enfants légitimes de Henri IV qui fût sûrement de lui. Madame Henriette était une petite brune, vive, spirituelle, plutôt agréable que séduisante, plutôt jolie que belle, brouillonne et têtue, sensuelle et galante ; elle avait eu une jeunesse accidentée.

Bérulle, en la conduisant en Angleterre, lui proposait, à dix-sept ans, la repentante Madeleine pour modèle. Sortant de France, elle trouva l’Angleterre triste et sauvage ; habituée à notre peuple bruyant et joyeux, elle trouva les Anglais tristes et graves ; son mari lui plut médiocrement, elle prit comme une pénitence ce mariage avec un roi grondeur et violent, figure raide, altière et froide. Danois par sa mère, Charles 1er avait dans les veines un peu des glaces du pôle, avec cela honnête homme ; elle essaya de son pouvoir par de petites querelles, vit que le roi revenait toujours le premier, et ne craignant plus rien, elle en essaya de grandes.

Son mariage avait été une véritable invasion catholique. Bérulle, qui la conduisit à son époux, et qui lui donnait ce bon conseil de modeler son repentir sur celui de la Madeleine, ignorait toute la haine que l’Angleterre gardait au papisme ; plein des espérances que lui avait données un évêque français, que le faible Jacques avait laissé officier à Londres et confirmer en un jour dix-huit mille catholiques, il crut que l’on pouvait tout exiger, et exigea que les enfants, même catholiques, succédassent, qu’ils restassent aux mains de leur mère jusqu’à l’âge de treize ans, que la jeune reine eût un évêque, que cet évêque et son clergé parussent dans les rues de Londres avec leurs costumes ; il résulta de toutes ces exigences accordées que la reine méconnut le terrain sur lequel elle marchait, qu’au lieu d’une épouse aimante, gracieuse et soumise Charles 1er trouva en elle une triste et sèche catholique convertissant le lit nuptial en chaire théologique et soumettant les désirs du roi aux jeûnes non-seulement de l’Église, mais de la controverse.

Ce ne fut pas tout : par une belle matinée de mai, la jeune reine traversa Londres dans toute sa longueur, et s’en alla avec son évêque, ses aumôniers, ses femmes, s’agenouiller au gibet de Tyburn, où avait été, vingt ans auparavant, lors de la conspiration des poudres, pendu le père Garnet et ses jésuites et, aux yeux de Londres indignée, fit sa prière pour le repos de l’âme de ces illustres assassins, qui, à l’aide de trente-six tonneaux de poudre, voulaient d’un seul coup faire sauter le roi, les ministres et le Parlement.

Le roi ne pouvait croire à cet outrage fait à la morale publique et à la religion de l’État ; il entra dans une de ces violentes colères qui font tout oublier, ou plutôt qui font souvenir de tout. « Qu’on les chasse comme des bêtes sauvages – écrivit-il – ces prêtres et ces femmes qui vont prier au gibet des meurtriers ! » La reine cria, la reine pleura, ses évêques et ses aumôniers excommunièrent et maudirent, les femmes se lamentèrent, comme les filles de Sion emmenées en esclavage, quand elles mouraient, au fond du cœur, de l’envie de rentrer en France.

La reine courut à la fenêtre pour leur faire des signes d’adieux. Charles 1er, qui entrait en ce moment dans sa chambre, la pria de ne pas donner ce scandale si en dehors des mœurs anglaises, la reine cria plus fort, Charles la prit à bras-le-corps pour l’éloigner de la fenêtre, la reine se cramponna aux barreaux, Charles l’en arracha par violence, la reine s’évanouit, étendant vers le ciel ses mains ensanglantées, pour appeler la vengeance de Dieu sur son mari. Dieu répondit, le jour où, par une autre fenêtre, celle de White-Hall, Charles marcha à l’échafaud.

De cette querelle entre mari et femme, notre brouille avec l’Angleterre. Charles 1er fut mis au ban des reines de la chrétienté, comme un Barbe-Bleue britannique, et Urbain VIII, sur cette vague donnée d’une écorchure douteuse, dit à l’ambassadeur espagnol : – Votre maître est tenu de tirer l’épée pour une princesse affligée, où il n’est ni catholique, ni chevalier ! – La jeune reine d’Espagne, de son côté, sœur d’Henriette, écrivit de sa main au cardinal de Richelieu, appelant sa galanterie au secours d’une reine opprimée ; l’infante de Bruxelles et la reine mère s’adressèrent au roi ; Bérulle brocha sur le tout ; on n’eut pas de peine à faire croire à Louis XIII, faible comme tous les petits esprits, que l’expulsion de ces Français était un outrage à sa couronne ! Richelieu seul tint bon, de là le secours donné par l’Angleterre aux protestants de la Rochelle, l’assassinat de Buckingham, le deuil de cœur d’Anne d’Autriche, et cette ligue universelle des reines et des princesses contre Richelieu.

Maintenant, revenons en Italie, en Italie où nous allons trouver l’explication de toutes ces lettres que nous avons vu le comte de Moret remettre à la reine, à la reine mère et à Gaston d’Orléans, dans la situation politique du Montferrat et du Piémont, et dans l’exposition des intérêts rivaux du duc de Mantoue et du duc de Savoie.

Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, d’autant plus ambitieux que sa souveraineté était plus exiguë, l’avait augmentée violemment du marquisat de Saluces, lorsque, allant en France pour discuter la légitimité de sa conquête, ne pouvant rien obtenir de Henri IV, à cet endroit, il entra dans la conspiration de Biron, conspiration non-seulement de haute trahison contre le roi, mais de lèse-patrie contre la France, qu’il s’agissait de morceler.

Toutes les provinces du Midi devaient appartenir à Philippe III.

Biron recevait la Bourgogne et la Franche-Comté avec une infante d’Espagne en mariage.

Le duc de Savoie avait le Lyonnais, la Provence et le Dauphiné.

La conspiration fut découverte : la tête de Biron tomba.

Henri IV eût laissé le duc de Savoie tranquille dans ses États, si celui-ci n’eût point été poussé à la guerre par l’Autriche. Il s’agissait, par le besoin d’argent, de forcer Henri à épouser Marie de Médicis. Henri se décida, toucha la dot, battit à plate couture le duc de Savoie, le força de traiter avec lui, et lui laissant le marquisat de Saluces, lui prit la Bresse entière, le Bugey, le Valromai, le pays de Gex, les deux rives du Rhône, depuis Genève jusqu’à Saint-Genix, et enfin le château Dauphin, situé au sommet de la vallée de Vraita.

À part Château-Dauphin, Charles-Emmanuel n’avait rien perdu en Piémont ; au lieu d’être à cheval sur les Alpes, il n’en gardait plus que le versant oriental, mais il restait le maître des passages qui conduisaient de la France en Italie.

Ce fut à cette occasion que notre spirituel Béarnais baptisa Charles-Emmanuel du nom de prince des Marmottes, qui lui resta.

Il fallut bien, qu’à partir de ce moment le prince des Marmottes se regardât comme un prince italien.

Il ne s’agissait plus pour lui que de s’agrandir en Italie.

Il y fit plusieurs tentatives infructueuses, quand une occasion se présenta, qu’il crut non-seulement opportune mais immanquable.

François de Gonzague, duc de Mantoue et du Montferrat, mourut ne laissant de son mariage avec Marguerite de Savoie, fille de Charles Emmanuel, qu’une fille unique. Son grand-père réclama la tutelle de l’enfant pour la douairière de Montferrat. Il comptait marier un jour avec elle son fils aîné Victor-Amédée, et réunir ainsi le Mantouan et le Montferrat au Piémont. Mais le cardinal Ferdinand de Gonzague, frère du duc mort, accourut de Rome, s’empara de la régence et fit enfermer sa nièce au château de Goïto, de peur qu’elle ne tombât au pouvoir de son oncle maternel.

Le cardinal Ferdinand mourut à son tour, et il y eut un moment d’espoir pour Charles-Emmanuel ; mais le troisième frère, Vincent de Gonzague, vint réclamer la succession et s’en empara sans conteste.

Charles-Emmanuel prit patience ; accablé d’infirmités, le nouveau duc ne pouvait durer longtemps. Il tomba malade en effet, et Charles-Emmanuel se crut sûr cette fois de tenir le Montferrat et le Mantouan.

Mais il ne voyait pas l’orage qui se formait contre lui de ce côté-ci des monts.

Il y avait en France un certain Louis de Gonzague, duc de Nevers, chef d’une branche cadette ; il avait eu pour fils Charles de Nevers, qui se trouvait oncle des trois derniers souverains du Montferrat ; son fils, le duc de Rethellois, se trouvait donc cousin de Marie de Gonzague, héritière de Mantoue et du Montferrat.

Or, l’intérêt du cardinal de Richelieu – et l’intérêt du cardinal de Richelieu était toujours celui de la France – l’intérêt du cardinal de Richelieu voulait qu’il y eût un partisan zélé des fleurs de lis au milieu des puissances lombardes, toujours prêtes à se déclarer pour l’Autriche ou l’Espagne ; le marquis de Saint-Chamont, notre ambassadeur près Vincent de Gonzague reçut ses instructions, et Vincent de Gonzague déclarait, en mourant, le duc de Nevers son héritier universel.

Le duc de Rethellois vint prendre possession, au nom de son père, avec le titre de vicaire général, et la princesse Marie fut envoyée en France, où on la mit sous la sauvegarde de Catherine de Gonzague, duchesse, douairière de Longueville, femme de Henri 1er d’Orléans, et qui se trouvait être la tante de Marie, étant fille de ce même Charles de Gonzague qui venait d’être appelé au duché de Mantoue.

Un des concurrents de Charles de Nevers était César de Gonzague, duc de Guastalla, dont le grand-père avait été accusé d’avoir empoisonné le Dauphin, frère aîné de Henri II, et d’avoir assassiné cet infâme Pierre-Louis Farnèse, duc de Parme, fils du pape Paul III.

L’autre, nous le connaissons, c’était le duc de Savoie.

Cette politique de la France le rapprocha à l’instant de l’Espagne et de l’Autriche. Les Autrichiens occupèrent le Mantouan, et don Gonzalès de Cordoue se chargea de reprendre aux Français qui les occupaient : Cazal, Nice, de la Paille, Monte-Calvo et le pont de Sture.

Les Espagnols prirent tout, excepté Cazal, et le duc de Savoie se trouva en deux mois maître de tout le pays compris entre le Pô, le Tanaro et le Belbo.

Tout cela se passait tandis-que nous faisions le siége de la Rochelle.

Ce fut alors que la France envoya, pour le comte de Rethellois, ces 10,000 hommes, commandés par le marquis d’Uxelles, lesquels, manquant de vivres et de solde par la négligence, ou plutôt par la trahison de Créqui, furent repoussés par Charles-Emmanuel, au grand regret du cardinal.

Mais il lui restait au centre du Piémont une ville qui avait vaillamment tenu et sur laquelle flottait toujours le drapeau de la France, c’était Cazal, défendue par un brave et loyal capitaine, nommé le chevalier de Gurron.

Malgré la déclaration bien positive faite par Richelieu, que la France soutiendrait les droits de Charles de Nevers, le duc de Savoie avait grand espoir que ce prétendant serait un jour ou l’autre abandonné du roi Louis XIII, car il connaissait la haine que lui portait Marie de Médicis, qu’il avait autrefois refusé d’épouser, sous prétexte que les Médicis n’étaient pas de naissance à s’allier avec les Gonzague, qui étaient princes avant que les Médicis ne fussent seulement gentilshommes.

Et maintenant on connaît la cause des ressentiments qui poursuivent le cardinal, et dont il s’est plaint si amèrement à sa nièce.

La reine-mère hait le cardinal de Richelieu pour une multitude de raisons ; la première et la plus âcre de toutes, c’est qu’il, a été son amant et qu’il ne l’est plus ; qu’il a commencé par lui obéir en toutes choses, et qu’il a fini par lui être opposé sur tous les points ; que Richelieu veut la grandeur de la France et l’abaissement de l’Autriche, tandis qu’elle veut la grandeur de l’Autriche et l’abaissement de la France, et qu’enfin Richelieu veut faire un duc de Mantoue, de Nevers, dont elle ne veut rien faire, à cause de la vieille rancune qu’elle garde contre lui.

La reine Anne d’Autriche hait le cardinal de Richelieu, parce qu’il a traversé ses amours avec Buckingham, ébruité la scandaleuse scène des jardins d’Amiens, chassé d’auprès d’elle Mme de Chevreuse, sa complaisante amie, battu les Anglais, avec lesquels était son cœur, qui ne fut jamais à la France : parce qu’elle le soupçonne sourdement, n’osant le faire tout haut, d’avoir dirigé le couteau de Felton contre la poitrine du beau duc, et, enfin, parce qu’il surveille obstinément les nouvelles amours qu’elle pourrait avoir, et qu’elle sait qu’aucune de ses actions, même les plus cachées, ne lui échappe.

Le duc d’Orléans hait le cardinal de Richelieu, parce qu’il sait que le cardinal le connaît ambitieux, lâche et méchant, attendant avec impatience la mort de son frère, capable de la hâter dans l’occasion, parce qu’il lui a ôté l’entrée au conseil, emprisonné son précepteur Ornano, décapité son complice Chalais, et que, pour toute punition d’avoir conspiré sa mort, il l’a enrichi et déshonoré. Au reste, n’aimant personne que lui-même, il ne compte, la mort de son frère arrivant, épouser la reine, plus âgée que lui de sept ans, que dans le cas où la reine serait enceinte.

Enfin le roi le haïssait parce qu’il sentait que tout dans le cardinal était génie, patriotisme, amour réel de la France, tandis qu’en lui tout était égoïsme, indifférence, infériorité, parce qu’il ne régnerait pas tant que le cardinal vivrait, et régnerait mal le cardinal mort : mais une chose le ramène incessamment au cardinal, dont incessamment on l’éloigne.

On se demande quel est le philtre qu’il lui a fait boire, le talisman qu’il lui a pendu au cou, l’anneau enchanté qu’il lui a passé au doigt ! Son charme, c’est sa caisse toujours pleine d’or, et toujours ouverte pour le roi. Concini l’avait tenu dans la misère, Marie de Médicis dans l’indigence, Louis XIII n’avait jamais eu d’argent, le magicien toucha la terre de sa baguette, et le Pactole jaillit aux yeux du roi, qui dès lors eut toujours de l’argent, même quand Richelieu n’en avait pas.

Dans l’espérance que maintenant tout est aussi clair sur l’échiquier de nos lecteurs que sur celui de Richelieu, nous allons reprendre notre récit où nous l’avons laissé à la fin du premier volume.

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