Le Comte de Moret – Tome I

VII

ESCALIERS ET CORRIDORS.

En sortant de l’hôtellerie de la Barbe peinte, le comte de Moret, dont nous n’avons plus besoin de maintenir l’incognito, descendit la rue de l’Homme-Armé, tourna à droite, prit la rue des Blancs-Manteaux, et alla frapper à l’hôtel du duc de Montmorency, Henri II du nom, qui s’ouvrait par deux portes, l’une donnant dans la rue des Blancs-Manteaux, l’autre donnant sur la rue Sainte-Avoye.

Sans doute, le fils de Henri IV avait de grandes familiarités dans la maison, car, aussitôt qu’il eut été reconnu, un jeune page d’une quinzaine d’années saisit un chandelier à quatre branches, alluma les cires et marcha devant lui.

Le prince suivit le page.

L’appartement du comte de Moret était au premier étage. Le page éclaira une des chambres en allumant deux autres candélabres semblables au premier, puis, s’adressant au prince :

– Son Altesse a-t-elle quelque chose à me commander ? demanda-t-il.

– Es-tu occupé près de ton maître, ce soir, Galaor ? fit le comte de Moret.

– Non, monseigneur, j’ai congé.

– Veux-tu venir avec moi, alors ?

– Avec grand plaisir, monseigneur.

– En ce cas, habille-toi chaudement, et prends un bon manteau, la nuit sera froide.

– Oh ! oh ! dit le jeune page, habitué par son maître, grand coureur de ruelles, à de pareilles aubaines, j’aurai une garde à monter, à ce qu’il paraît ?

– Oui, et une garde d’honneur, au Louvre. Mais tu sais, Galaor, pas un mot, même à ton maître.

– Cela suffit, monseigneur, dit l’enfant avec un sourire et en mettant un doigt sur ses lèvres.

Puis il fit un mouvement pour sortir.

– Attends, dit le comte de Moret, j’ai encore quelques instructions à te donner.

Le page s’inclina.

– Tu selleras toi-même un cheval, et tu mettras des pistolets chargés dans les fontes.

– Un seul cheval ?

– Oui, un seul. Tu monteras en croupe derrière moi, un second cheval attirerait l’attention.

– Monseigneur sera obéi de point en point.

– Dix heures sonnèrent, le comte écouta, en les comptant, les battements du bronze.

– Dix heures, répéta-t-il ; c’est bien, va, que dans un quart d’heure tout soit prêt.

Le page s’inclina et sortit, tout, fier de la marque de confiance que lui donnait le comte.

Quant à celui-ci, il choisit dans sa garde-robe un vêtement de cavalier, simple mais élégant, avec le pourpoint de velours grenat et les chausses de velours bleu ; de magnifiques dentelles de Bruxelles formaient le col et les manchettes de sa fine chemise de batiste s’échappant par les crevés des bras et par l’intervalle laissé à la ceinture, entre le pourpoint et les chausses. Il passa de longues bottes de buffle montant jusqu’au-dessus du genou, et se coiffa d’un feutre gris, orné de deux plumes assorties aux couleurs de son vêtement, c’est-à-dire bleue et grenat, retenues par une ganse de diamants ; puis, sur le tout, il passa un riche baudrier, soutenant une épée à la poignée de vermeil, mais à la lame d’acier, arme tout à la fois de luxe et de défense.

Puis, avec la coquetterie naturelle aux jeunes gens, il donna quelques minutes au soin de son visage, veilla à ce que ses cheveux bouclés naturellement, tombassent de chaque côté de son visage d’une façon régulière, tressa la cadenette que l’on portait à la tempe gauche et qui descendait jusqu’à la ceinture, donna le tour à ses moustaches, tira sa royale qui refusait de s’allonger aussi rapidement qu’il l’eût désiré, prit dans un tiroir une bourse destinée à remplacer celle qu’il avait donnée à Latil, puis, comme si cette bourse lui avait tout à coup rappelé un souvenir oublié :

– Mais qui diable, murmura-t-il, a donc intérêt à me faire tuer ?

Et, comme son esprit ne lui fournissait aucune réponse satisfaisante à la question qu’il venait de se faire à lui-même, il réfléchit un instant, écarta ce souvenir avec l’insouciance de la jeunesse, se tâta pour s’assurer qu’il n’oubliait rien, jeta un regard de côté sur sa glace, et descendit l’escalier, chantant le dernier couplet de cette chanson de Ronsard, dont nous lui avons entendu fredonner le premier à l’hôtel de la Barbe peinte.

Chanson, va-t’en où je te t’adresse,

Dans la chambre de ma maîtresse,

Et dis, baisant sa blanche main,

Que, pour en santé me remettre,

Il ne lui faut rien moins promettre

Que de te cacher dans son sein.

À la porte de la rue, le comte trouva le cheval et le page qui l’attendaient. Il se mit en selle avec la légèreté et l’élégance d’un écuyer consommé. Sans invitation, Galaor sauta en croupe derrière lui. Le comte, après s’être assuré que le page était bien assis, mit son cheval au trot ; il descendit la rue Maubuée, puis la rue Trousse-Vache, gagna la rue Saint-Honoré, et remonta la rue des Poulies.

Au coin de la rue des Poulies et de la rue des Fossés-Saint-Germain, au-dessous d’une madone éclairée par une lampe, était assis sur une borne un jeune garçon qui, voyant un cavalier avec un jeune page en croupe, pensa que c’était probablement à ce cavalier qu’il avait affaire, et ouvrit le manteau dans lequel il était enveloppé.

Ce manteau couvrait un habit chamois et bleu, c’est-à-dire la livrée de Mme la princesse.

Le comte reconnut le page qui lui avait été annoncé, fit descendre Galaor, et mettant pied à terre à son tour, s’approcha du jeune garçon.

Celui-ci descendit de sa borne et se tint dans une attente respectueuse.

– CAZAL ! dit le comte.

– MANTOUE ! répondit le page.

Le comte fit de la main signe à Galaor de s’éloigner, et, se retournant vers celui qui devait lui servir de guide :

– C’est bien toi que je dois suivre alors, mon bel enfant ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur le comte, si vous le voulez bien, répondit celui-ci d’une voix si veloutée, que l’idée vint à l’instant même au prince qu’il avait affaire à une femme :

– Eh bien alors, dit-il, cessant de tutoyer son douteux compagnon, ayez la bonté de m’indiquer le chemin.

Ce changement dans l’accent et dans les paroles du comte n’échappa point à celui ou à celle à qui ces dernières paroles étaient adressées ; il fixa sur lui un œil railleur, ne chercha point à étouffer un éclat de rire, fit un signe de la tête, et marcha en effet devant lui.

Ils traversèrent alors le pont-levis, grâce au mot d’ordre que dit tout bas le page à la sentinelle, puis ils franchirent la porte du Louvre et se dirigèrent vers l’angle nord.

Arrivé au guichet, le page prit son manteau sur son bras, afin que l’on vît bien sa livrée bleue et chamois, et d’une voix qu’il fit tous ses efforts pour masculiniser :

– Maison de madame la princesse, dit-il.

Mais, dans le mouvement, le page avait été obligé de découvrir son visage ; un rayon de la lanterne qui éclairait le guichet avait donné dessus, et, à l’abondance de ses cheveux blonds tombant sur ses épaules, à ses yeux bleus si pleins de larmes et de gaité, à sa bouche si fine et si spirituelle, si prodigue de morsures et de baisers, le comte de Moret avait reconnu Marie de Rohan Montbazon, duchesse de Chevreuse.

Il se rapprocha d’elle vivement, et au détour de l’escalier :

– Chère Marie, lui demanda-t-il, est-ce que le duc me fait toujours l’honneur d’être jaloux de moi ?

– Non, mon cher comte, répondit-elle, surtout depuis qu’il vous sait amoureux de madame de La Montagne, à faire des folies pour elle.

– Bien répondu ! dit en riant le prince, et je vois que, pour l’esprit comme pour le visage vous êtes toujours la plus spirituelle et la plus jolie créature qui soit au monde.

– Quand je ne serais revenue de Hollande que pour m’entendre faire ce compliment, de votre bouche, dit le page en saluant, je ne regretterais pas mes frais de voyage, monseigneur.

– Ah ça ! mais je croyais que depuis l’aventure des jardins d’Amiens vous étiez exilée ?

– On a reconnu mon innocence et celle de Sa Majesté, et, sur les instances de la reine, M. le cardinal a daigné me pardonner.

– Sans condition ?

– On a exigé de moi le serment que je ne me mêlerais plus d’intrigue.

– Et ce serment, vous le tenez ?

– Scrupuleusement, comme vous voyez.

– Et votre conscience ne vous dit rien ?

– J’ai dispense du pape.

Le comte se mit à rire.

– Et d’ailleurs, continua le faux page, ce n’est point intriguer que de conduire un beau-frère chez sa belle-sœur.

– Chère Marie, lui dit le comte de Moret, en lui prenant la main, et en la lui baisant avec ce désir amoureux qu’il tenait du roi son père et que nous avons vu éclater dans ses paroles, dès le commencement de la scène avec sa fausse cousine, dans l’hôtellerie de la Barbe peinte ; chère Marie, est-ce que vous m’auriez gardé cette surprise que votre chambre se trouvât sur le chemin de la chambre de la reine ?

– Ah ! que vous êtes bien le fils légitime, s’il en fut, de Henri IV ! Tous les autres ne sont que des bâtards.

– Même mon frère Louis XIII ? dit en riant le comte.

– Surtout votre frère Louis XIII, que Dieu garde. Que n’a-t-il donc un peu de votre sang dans-les veines !

– Nous ne sommes pas de la même mère, duchesse ?

– Et qui sait, peut-être pas du même père non plus.

– Tenez, Marie ! s’écria le comte de Moret, vous êtes adorable, et il faut que je vous embrasse !

– Êtes-vous fou ? Embrasser un page sur l’escalier ! Mais vous voulez donc vous perdre de réputation, surtout arrivant d’Italie ?

– Allons ! décidément, dit le comte, je ne suis pas en veine ce soir. Et il laissa tomber la main de la duchesse.

– Bon ! dit-elle, la reine lui a envoyé à l’hôtellerie de la Barbe peinte une de nos plus jolies femmes, et il se plaint !

– Ma cousine Marina ?

– Eh ! oui, votre cousine Marina.

– Ah ! ventre-saint-gris ! vous devriez bien me dire quelle est cette enchanteresse.

– Comment ! vous ne la connaissez pas ?

– Non.

– Vous ne connaissez pas Fargis ?

– Fargis, la femme de notre ambassadeur en Espagne ?

– Justement ! On l’a placée près de la reine après la fameuse scène des jardins d’Amiens dont je vous parlais tout à l’heure et qui nous a fait exiler toutes.

– Eh bien ! à la bonne heure, dit le comte de Moret en éclatant de rire, voilà une reine bien gardée, avec la duchesse de Chevreuse à la tête de son lit et Mme de Fargis au pied ! Ah ! mon pauvre frère Louis XIII !… Avouez, duchesse, qu’il n’a pas de chance.

– Mais savez-vous, monseigneur, que vous êtes impertinent à ravir, et qu’il est bien heureux que nous soyons arrivés ?

– Nous sommes donc arrivés ?

La duchesse tira une clef de sa poche et ouvrit la porte d’un corridor obscur.

– Voilà votre chemin, monseigneur, dit-elle.

– Je présume que vous n’avez pas la prétention de me faire entrer là-dedans ?

– Au contraire, vous allez y entrer, et tout seul même.

– Bon ! l’on a juré ma mort. Je vais trouver quelque trappe ouverte sous mes pieds et bonsoir à Antoine de Bourbon ! Au fait, je n’y perdrai pas grand’chose, les femmes me traitent si mal.

– Ingrat ! Si vous connaissiez celle qui vous attend à l’autre bout de ce corridor…

– Comment ! s’écria le comte de Moret, au bout de ce corridor, je suis attendu par une femme ?

– Ça sera la troisième de la soirée, et vous vous plaignez, bel Amadis ?

– Non, je ne me plains pas. Au revoir, duchesse !

– Prenez garde à la trappe.

La duchesse referma la porte sur le comte, qui se trouva dans la plus complète obscurité.

Le comte hésita un instant. Il ignorait complétement où il était. Il eut d’abord l’idée de revenir sur ses pas, mais le bruit de la clef tournant dans la serrure et fermant la porte à double tour l’arrêta.

Enfin, après quelques secondes d’hésitation, décidé à pousser l’aventure jusqu’au-bout :

– Ventre-saint-gris ! se dit-il, la belle duchesse a dit que j’étais le fils légitime de Henri IV, ne la faisons pas mentir.

Et il s’avança vers l’extrémité du corridor opposée à celle par laquelle il était entré, retenant son haleine, marchant à tâtons et les bras en avant.

À peine eut-il fait vingt pas dans l’obscurité la plus profonde, avec cette hésitation que l’homme le plus brave éprouve dans les ténèbres, qu’il entendit un frôlement de robe et une respiration qui semblaient venir à lui.

Il s’arrêta. Le frôlement et la respiration s’arrêtèrent.

Il cherchait comment il adresserait la parole à ce bruit charmant, lorsqu’une voix douce et tremblante demanda :

– Est-ce vous, monseigneur ?

La voix était à deux pas à peine.

– Oui, répondit le comte.

Le comte fit un pas en avant, et rencontra une main étendue cherchant sa main, mais à peine l’eut-il touchée qu’elle se retira, timide comme la sensitive.

Un léger cri, qui tenait le milieu entre la surprise et la crainte, se fit entendre et passa, aux oreilles du prince, faible et mélodieux comme le soupir d’un sylphe ou la vibration d’une harpe éolienne.

Le comte tressaillit ; il venait d’éprouver une sensation complétement nouvelle, et par conséquent complétement inconnue.

Cette sensation était délicieuse.

– Oh ! murmura-t-il, où êtes-vous ?

– Ici, balbutia la voix.

– On m’avait dit que je trouverais une main pour me guider, ne connaissant pas mon chemin. Cette main, me la refuserez-vous ?

Il y eut un moment sensible d’hésitation chez la personne à laquelle cette demande était adressée ; mais presque aussitôt, cependant :

– La voici, dit-elle.

Le comte saisit de ses deux mains la main qu’on lui présentait et fit un mouvement pour la porter à ses lèvres, mais ce mouvement fut réprimé par un seul mot, qu’à son accent plein de prière, on ne pouvait interpréter autrement que comme le cri de la pudeur alarmée.

– Monseigneur !

– Pardon, Mademoiselle, répondit le comte d’une voix respectueuse, autant que s’il eût parlé à la reine.

Puis il écarta cette main frémissante et craintive, déjà à moitié chemin de ses lèvres, et un silence se fit.

Le comte la garda dans les siennes, et l’on n’essaya point de la retirer, mais elle y demeura immobile et comme si, par la force de la volonté, on lui avait enlevé jusqu’à l’apparence de la vie.

C’était, si l’on peut, se servir de cette expression, une main complétement muette.

Mais ce mutisme qui lui était imposé n’empêchait point le comte de s’apercevoir qu’elle était petite, fine, douce, allongée, aristocratique et surtout virginale.

Ce n’était plus contre ses lèvres que le comte eût voulu la presser, c’était contre son cœur.

Il était, depuis qu’il avait touché cette main, resté immobile comme s’il eût complétement oublié la cause qui l’amenait.

– Venez-vous, monseigneur ? demanda la douce voix.

– Où voulez-vous que j’aille ? demanda le comte, sans trop savoir ce qu’il répondait.

– Mais, où la reine vous attend, chez Sa Majesté.

– C’est vrai ! je l’avais oublié ! – Et avec un soupir : Allons, dit-il.

Et il se remit en marche, nouveau Thésée, guidé dans le labyrinthe, moins compliqué, mais plus obscur que celui de Crète, non point par le fil d’Ariane, mais par Ariane elle-même.

Au bout de quelques pas, Ariane tourna à droite.

– Nous arrivons, dit-elle.

– Hélas ! murmura le comte.

Et en effet, on approchait d’un grand portail vitré donnant sur l’antichambre de la reine. Mais comme, vu son indisposition, Sa Majesté était censée dormir, tout était éteint à l’exception d’une lampe pendue au plafond, et qui, à travers le vitrage, ne laissait filtrer qu’une lueur pareille à celle qu’eût projetée une étoile.

À cette faible lueur, le comte essaya de voir son guide, mais il ne distingua, pour ainsi dire, que les contours d’une ombre.

La jeune fille s’arrêta.

– Monseigneur, dit-elle, maintenant que vous y voyez assez pour vous conduire, suivez-moi !

Et, malgré le léger effort que fit le comte pour retenir sa main, elle la dégagea, marcha la première, ouvrit la porte du corridor, et se trouva dans l’antichambre de la reine.

Le comte la suivait.

Tous deux traversaient silencieusement, et sur la pointe du pied, l’antichambre pour gagner la porte en face du corridor, laquelle était la porte de l’appartement d’Anne d’Autriche, lorsque tous deux s’arrêtèrent, frappés en même temps par un bruit qui allait se rapprochant.

C’était celui que faisaient les pas de plusieurs personnes montant le grand escalier.

– Oh ! mon Dieu, murmura la jeune fille, serait-ce le roi qui aurait eu l’idée, en sortant du ballet, de venir prendre des nouvelles de Sa Majesté, ou plutôt de s’assurer si elle est réellement malade ?

– En effet, on vient de ce côté, dit le prince.

– Attendez, fit la jeune fille, je vais voir.

Elle s’élança vers la porte donnant sur le grand escalier, l’entrouvrit, et, revenant vivement vers le comte :

– C’est lui, dit-elle. Eh ! vite, vite, dans ce cabinet !

– Ouvrant alors une porte perdue dans la tapisserie, elle y poussa le comte et entra après lui.

Il était temps ! Comme la porte du cabinet venait de se refermer, celle donnant sur le grand escalier s’ouvrit, et, précédé de deux pages portant des flambeaux, suivi de Baradas et de Saint-Simon, ses deux favoris, derrière lesquels marchait Beringhen, son valet de chambre, le roi Louis XIII parut, et faisant signe à sa suite de l’attendre, entra chez la reine.

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