Le Comte de Moret – Tome I

XII

LE CARDINAL EN ROBE DE CHAMBRE.

Le cardinal rentra chez lui, place Royale, vers sept heures du matin, renvoya ses porteurs, qui se déclarèrent bien payés et par conséquent, satisfaits de leur nuit, se coucha deux heures, et vers neuf heures et demie du matin descendit dans son cabinet en pantoufles et en robe de chambre.

Ce cabinet, c’était l’univers du duc de Richelieu. Il y travaillait douze à quatorze heures par jour ; il y déjeunait avec son confesseur, ses bouffons et ses parasites, souvent même il y dormait sur un grand canapé en forme de lit, sur lequel il se jetait quand la besogne politique donnait par trop. D’habitude il dînait avec sa nièce.

Personne n’entrait dans ce cabinet renfermant tous les secrets de l’État, à moins que Richelieu n’y fût excepté son secrétaire Charpentier, l’homme sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même.

Une fois entré, il en faisait ouvrir les différentes portes par Charpentier, excepté cependant la porte donnant chez Marion Delorme, dont seul il avait la clef.

Cavois avait commis l’indiscrétion de dire que parfois, quand le cardinal, au lieu de remonter dans sa chambre et de se coucher dans son lit, se jetait tout habillé sur le canapé de son cabinet, il avait pendant la nuit entendu une seconde voix, qu’à son timbre il avait reconnue pour une voix de femme, laquelle voix dialoguait avec lui.

Les mauvaises langues avaient dit alors, et le bruit s’en était répandu, que c’était Marion Delorme, alors dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, puisqu’elle avait à peine dix-huit ans, qui passait comme une fée à travers la muraille ou comme un sylphe à travers le trou de la serrure, et qui venait causer avec le cardinal de choses n’ayant aucunement trait à la politique.

Mais personne ne pouvait dire l’avoir jamais vue chez le cardinal.

D’ailleurs, nous qui avons pénétré dans ce cabinet redouté, et qui en connaissons tous les secrets, nous savons qu’il existait une boîte aux lettres à l’aide de laquelle le cardinal correspondait avec sa belle voisine ; Marion Delorme n’avait donc pas besoin de venir chez le cardinal, ni le cardinal d’aller chez Marion.

Ce jour-là probablement avait-il quelque chose à lui dire, car, de même que nous le lui avons déjà vu faire, à peine entré dans son cabinet, il écrivit deux lignes sur un morceau de papier, ouvrit la porte de communication, glissa le papier sous la seconde porte, tira la sonnette et referma la première.

Ce papier, nous pouvons le dire à nos lecteurs, pour lesquels nous n’avons rien de caché, contenait l’interrogation suivante :

– Combien de fois, depuis huit jours, M. le comte de Moret est-il venu chez Mme de La Montagne ? est-il fidèle ou infidèle ? en somme, que sait-on de lui ?

Comme d’habitude, cette question était signée : « Armand. »

Mais, disons-le, l’écriture et la signature étaient déguisées et n’avaient rien de commun avec l’écriture et la signature du grand ministre.

Après quoi, il appela Charpentier et lui demanda qui était dans le salon voisin.

– Le R.P. Mulot, M. de Lafalone et M. de Bois-Robert, répondit le secrétaire.

– C’est bien, dit Richelieu, faites-les entrer.

Nous avons dit que le cardinal déjeunait d’habitude avec son confesseur, ses bouffons, ses parasites, et peut-être nos lecteurs ont-ils été étonnés de la société dans laquelle nous plaçons le confesseur de Son Éminence. Mais le P. Mulot n’était point un de ces casuistes rigides, qui surchargent leurs pénitents de Pater noster et d’Ave Maria…

Non, le P. Mulot était avant tout un ami du cardinal. Onze ans auparavant, lors de l’assassinat du maréchal d’Ancre, lorsque la reine-mère avait été exilée à Blois et le cardinal à Avignon, le P. Mulot, soit par amitié pour le jeune Richelieu, soit confiance dans son génie à venir, avait vendu tout ce qu’il possédait, et en avait tiré trois ou quatre mille écus pour le cardinal, alors évêque de Luçon. Aussi conservait-il son franc-parler avec tout le monde, et ne se gênait-il pour qui que ce fût. Mais c’était surtout à l’endroit du mauvais vin qu’il était d’autant plus intraitable qu’il était tout à fait courtisan du bon. Un jour qu’il dînait chez M. d’Alaincourt, gouverneur de Lyon, et qu’il était mécontent du vin qu’on lui servait, il fit venir le laquais qui l’avait versé, et le prenant par l’oreille :

– Mon ami, lui dit-il, vous êtes un grand coquin de ne point avertir votre maître, qui, peut-être ne s’y connaissant pas, croit nous donner du vin et nous sert de la piquette.

À ce culte de la vigne, le digne aumônier avait gagné un nez qui, pareil à celui de Bardolph, le joyeux compagnon de Henri V, eût pu servir le soir de lanterne, de sorte qu’un jour, que, n’étant encore qu’évêque de Luçon, M. de Richelieu essayait des chapeaux de castor, et que le P. Mulot le regardait les essayer, M. de Richelieu en choisit un, et le mettant sur sa tête : – « Celui-ci me va-t-il bien ? demanda-t-il.

– Il irait encore mieux à Votre Grandeur, répondit Bois-Robert, s’il était de la couleur du nez de votre aumônier.

Le brave Mulot ne pardonna jamais cette plaisanterie à Bois-Robert.

Le second convive attendu par le cardinal était un gentilhomme de Touraine, appelé Lafalone. C’était une espèce de gardien que le cardinal s’était fait donner par le roi avant qu’il eût des gardes, pour empêcher qu’on ne le dérangeât inutilement ou pour des choses de peu d’importance. Ce Lafalone était aussi grand mangeur que Mulot était buveur, et voir boire l’un et manger l’autre était un plaisir que se donnait presque tous les jours le cardinal. En effet, Lafalone ne pensait qu’à la table. Quand les autres disaient qu’il ferait beau promener, qu’il ferait beau chasser, qu’il ferait beau baigner aujourd’hui, lui, invariablement disait : qu’il ferait beau manger, il en résulta que, quoique le cardinal eût des gardes, il n’en conserva pas moins Lafalone.

Le troisième convive ou plutôt la troisième personne à laquelle le cardinal avait fait dire devenir, était François Metel de Bois-Robert, l’un de ses collaborateurs, mais plutôt encore son bouffon. D’abord, on ne saurait dire pourquoi Bois-Robert lui avait fort déplu. Il s’était sauvé de Rouen, où il était avocat, pour une mauvaise affaire que voulait lui faire une fille qui l’accusait de lui avoir fait-deux enfants. En arrivant à Paris, il s’était attaché au cardinal Duperron, puis avait tenté de passer au service du cardinal ; mais nous l’avons dit, il ne lui était point sympathique, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne pas savoir le défaire de lui.

– Eh ! monsieur, lui dit un jour Bois-Robert, vous laissez bien manger aux chiens les miettes de votre table, ne vaux-je pas bien un chien ?

Cette humilité désarma le cardinal, et non-seulement il avait pris Bois-Robert en amitié mais encore il ne pouvait se passer de lui.

Quand le cardinal était de bonne humeur, il l’appelait : Le Bois tout court, à cause d’un don que lui avait fait M. de Château-neuf sur le bois qui vient de Normandie.

C’était son journal du matin ; par Bois-Robert, le cardinal connaissait tout ce qui se passait dans cette république des lettres qui commençait à se consolider ; puis Bois-Robert, qui avait un cœur excellent, guidait la main du cardinal dans les bienfaits qu’elle devait répandre, et parfois, bon gré, mal gré, la forçait de s’ouvrir quand elle voulait rester fermée par quelque motif de haine ou de jalousie, et Bois-Robert, à sa manière, lui prouvait que celui qui peut ce venger ne doit point haïr, et que celui qui est tout-puissant ne saurait être jaloux.

On comprend qu’avec cette éternelle tension d’esprit vers la politique, ces menaces éternelles de conspirations, cette lutte acharnée contre tout ce qui l’entourait, le cardinal avait besoin de temps en temps de se laisser aller à des gaités qui, pour lui, devenaient presque de l’hygiène ; l’arc trop tendu et surtout toujours tendu se fût brisé.

C’était surtout après des nuits comme celle qu’il venait de passer, et au milieu de ses plus sombres préoccupations, que le cardinal recherchait la société des trois hommes avec lesquels nous allons le voir se reposer quelques instants de ses travaux, de ses angoisses et de ses fatigues.

D’ailleurs, outre les contes qu’il espérait tirer, comme d’habitude, de la verve intarissable de Bois-Robert, il avait à le charger de découvrir la demeure de la demoiselle de Gournay et de la lui amener.

Aussitôt sa lettre pour Marion Delorme déposée dans le couloir, il ordonna donc, comme nous l’avons dit, à Charpentier d’ouvrir à ses trois convives.

Charpentier ouvrit la porte.

Bois-Robert et Lafalone se firent des politesses pour passer ; mais Mulot, qui paraissait de mauvaise humeur, les écarta tous deux et passa le premier.

Il tenait une lettre à la main.

– Oh ! lui dit le cardinal, qu’avez-vous donc, mon cher abbé ?

– Ce que j’ai, cria Mulot, en trépignant, j’ai que je suis furieux !

– Et pourquoi ?

– Ils n’en feront jamais d’autres !

– Qui ?

– Ceux qui m’écrivent de votre part.

– Bon Dieu ! qu’ont-ils donc fourré dans votre lettre ?

– Ce n’est pas la lettre qui est mal ; au contraire, contre l’habitude de vos gens, elle est assez polie.

– Qui est donc mal, alors ?

– L’adresse. Vous savez bien que je ne suis pas votre aumônier, attendu que, si je consens jamais à être l’aumônier de quelqu’un, ce sera de plus grand que vous. Je suis chanoine de la Sainte-Chapelle.

– Oh ! alors, qu’ont-ils mis sur l’adresse ?

– Ils ont mis : « À monsieur, monsieur Mulot, aumônier de Son Éminence, » les sots.

– Ouais ! dit le cardinal en riant, car il se doutait bien qu’il allait s’attirer quelques rebuffades ; si c’était moi qui eusse mis l’adresse ?

– Si c’était vous, cela ne m’étonnerait pas, ce ne serait point, Dieu merci, la première sottise que vous auriez faite.

– Je suis bien aise de savoir que cela vous contrarie.

– Cela ne me contrarie pas, cela m’exaspère.

– Tant mieux !

– Pourquoi, tant mieux ?

– Parce que vous n’êtes jamais si réjouissant que quand vous êtes en colère, et comme j’aime beaucoup à vous voir en colère, je ne vous écrirai plus jamais qu’à « monsieur Mulot, aumônier de Son Éminence. »

– Faites cela et vous verrez.

– Que verrai-je ?

– Vous verrez que je vous laisserai déjeuner tout seul.

– Bon, je vous enverrai chercher par Cavois.

– Je ne mangerai pas.

– On vous fera manger de force.

– Je ne boirai pas.

– On débouchera sous votre nez des bouteilles de romanée, de clos-vougeot et de chambertin.

– Taisez-vous’! taisez-vous ! cria Mulot, au comble de l’exaspération, et marchant sur le cardinal les poings fermés. Tenez, je le dis hautement, vous êtes un méchant homme.

– Mulot ! Mulot ! dit le cardinal, pâmant de rire, au fur et à mesure que son interlocuteur pâmait de colères. Je vais vous faire arrêter !

– Et sous quel prétexte ?

– Sous le prétexte que vous révélez le secret de la confession.

Les assistants éclatèrent de rire, tandis que Mulot déchirait la lettre eu morceaux et la jetait au feu.

Pendant la discussion on avait apporté une table toute dressée.

– Ah ! voyons ce qu’il y a pour déjeuner, dit Lafalone, et sachons si cela vaut la peine de déranger un brave gentilhomme qui avait chez lui son déjeuner magnifiquement servi ?

Et levant les plats les uns après les autres :

– Ah ! ah ! blancs de chapons à la royale, un salmis de-pluviers et d’alouettes, deux bécasses rôties, champignons farcis à la provençale, écrevisses à la manière de Bordeaux ! à la rigueur, on peut déjeuner avec cela.

– Hé pardieu ! fit Mulot, de la nourriture on en aura toujours assez ; chacun sait que M. le cardinal donne dans tous les péchés mortels et particulièrement dans celui de la gourmandise ; mais ce sont les vins qu’il s’agit d’examiner : Bouzy rouge, hum ! bordeaux grand cru, c’est bon pour les gens qui ont mal à l’estomac, comme tous les vins de Bordeaux. Vivent les vins de Bourgogne ! Nuits, ah ! ah ! pomard, moulin-à-vent, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, mais enfin il faudra s’en contenter.

– Comment, l’abbé, vous avez à votre déjeuner du champagne, du bordeaux, du bourgogne, et vous ne trouvez pas que ce soit assez ?

– Je ne dis pas qu’il n’y en ait point assez, dit Mulot en se radoucissant, je dis seulement qu’il pourrait être meilleur.

– Déjeunes-tu avec nous, le Bois ? demanda le cardinal.

– Son Éminence m’excusera ; elle m’a fait ordonner de venir ce matin, mais elle ne m’a point parlé de déjeuner, et j’ai déjeuné, avec Racan, qui ôtait ses chausses sur une borne au coin de la vieille rue du Temple et de la rue Saint-Antoine.

– Que diable viens-tu me conter-là ? Mettez-vous donc à table, Mulot ; asseyez-vous, Lafalone, et silence pour écouter M. le Bois, qui va nous conter quelque joli mensonge.

– Qu’il conte ! qu’il conte ! dit Lafalone, ce n’est pas moi qui l’interromprai.

– Je bois ce verre de pomard à votre récit, maître le Bois, dit Mulot avec un reste de rancune, et qu’il soit plus amusant que d’habitude.

– Je ne le peux pas faire plus amusant qu’il n’est, dit Bois-Robert, puisque je raconte la vérité.

– La vérité, dit le cardinal ; avec cela qu’il est d’habitude d’ôter ses chausses en pleine rue à huit heures et demie du matin, sur une borne.

– Monseigneur, vous allez voir. Votre Éminence sait que Malherbe loge à cent pas d’ici, rue des Tournelles.

– Oui, je sais cela, dit le cardinal, qui, mangeant très peu, à cause de son mauvais estomac, pouvait parler en mangeant.

– Eh bien, il paraît qu’hier soir ils avaient, fait orgie chez lui avec Ivrande et Racan, de sorte que, comme Malherbe n’a qu’une chambre, les trois compagnons, ivres-morts, ont couché dans la même chambre. Racan se réveille le premier, il paraît qu’il avait affaire de bonne heure, il se lève, prend les chausses d’Ivrande pour son caleçon, les passe sans s’apercevoir de la méprise, met les siennes par-dessus, achève sa toilette et sort. Cinq minutes après, Ivrande veut se lever à son tour et ne trouve plus ses chausses. « Mordieu ! dit-il à Malherbe, il faut que ce soit ce maître distrait de Racan qui les ait prises. »

Et sur ce, Ivrande passe les chausses de Malherbe, qui était encore au lit, et, malgré les cris de celui-ci, sort tout courant pour rejoindre Racan qu’il aperçoit s’en allant gravement avec un derrière deux fois plus gros qu’il n’était convenable. Ivrande le rejoint, et réclame son bien.

– C’est par ma foi vrai, et tu as raison, lui dit Racan.

Et, sans plus de façon, il s’assied, comme j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Éminence, à l’angle de la rue Saint-Antoine et de la rue Vieille-du-Temple, à l’endroit le plus passant de Paris, ôte d’abord les chausses de dessus, puis celles de dessous, rend celles de dessous à Ivrande, et repasse les siennes. Je suis arrivé dans ce moment-là et j’ai offert à Racan de lui payer à déjeuner ; il a refusé d’abord, en disant qu’il n’était levé si matin que parce qu’il avait une affaire de la plus haute importance à terminer, mais quand il a voulu se rappeler quelle affaire il avait à finir, il n’a jamais pu en venir à bout ; à la fin de notre déjeuner seulement, il s’est frappé tout à coup le front :

– Bon ! dit-il, je me remémore ce que j’avais à faire.

– Et qu’avait-il de si pressant à faire, demanda le cardinal, qui, comme toujours, trouvait le plus grand plaisir au conte de Bois-Robert ?

– Il avait à aller demander des nouvelles de la santé de madame la marquise de Rambouillet, qui, depuis l’accident arrivé au marquis de Pisani, a la fièvre.

– En effet, dit le cardinal, j’ai su par ma nièce qu’elle était fort malade. Vous m’y faites penser, le Bois ; vous prendrez de ses nouvelles de ma part, en passant chez elle.

– Inutile, monseigneur.

– Pourquoi cela, inutile ?

– Parce qu’elle est guérie.

– Guérie, et qui l’a traitée ?

– Voiture.

– Bah ! Il s’est donc fait médecin ?

– Non, monseigneur, mais Votre Éminence va voir qu’il n’est aucunement besoin d’être médecin pour guérir de la fièvre.

– Comment cela ?

– Il ne s’agit que d’avoir deux ours.

– Comment, deux ours ?

– Oui, notre Voiture avait entendu dire, qu’en faisant une grande surprise à une personne qui avait la fièvre, on pouvait guérir cette personne, et il s’en allait par les rues cherchant quelle surprise il pourrait faire à madame de Rambouillet, lorsqu’il rencontra deux montreurs d’ours avec leurs bêtes.

– Oh ! pardieu ! dit-il, voilà mon affaire.

Il prend avec lui les Savoyards et les animaux et conduit le tout à l’hôtel Rambouillet.

La marquise était alors assise près de son feu, protégée par un paravent. Voiture entre à pas de loup, approche deux chaises du paravent et fait monter dessus ses deux ours. Mme de Rambouillet entend souffler derrière elle, se retourne et aperçoit au-dessus de sa tête deux museaux grognants. Elle pensa en mourir de peur, mais la fièvre fut coupée.

– Oh ! la bonne histoire, dit le cardinal. Qu’en pensez-vous, Mulot ?

– Je pense qu’aux yeux de Dieu, tous les moyens sont bons, dit l’aumônier, que le vin rendait tendre à la religion, pourvu que l’on soit en état de grâce avec lui.

– Dieu ! foin du prêcheur, dans quelle mauvaise compagnie met-il Dieu ! avec Voiture, un Savoyard et deux ours, et le tout chez la marquise de Rambouillet.

– Dieu est partout, dit l’aumônier en levant béatiquement les yeux et son verre au ciel. Mais vous, monseigneur, vous ne croyez pas en Dieu.

– Comment, je ne crois pas en Dieu ! dit le cardinal.

– N’allez-vous pas me dire que vous y croyez maintenant, dit l’abbé, fixant sur le cardinal ses petits yeux noirs, illuminés par son nez.

– Mais certainement, que j’y crois.

– Allons donc, dans votre dernière confession, vous m’avez avoué que vous n’y croyiez pas.

– Lafalone ! Le Bois ! s’écria en riant le cardinal, n’allez pas croire un mot de ce que vous dit Mulot, il est tellement ivre qu’il confond ma confession avec son examen de conscience. Avez-vous fini, Lafalone ?

– J’achève, monseigneur.

– Bien ! Aussitôt que vous aurez fini, dites-nous les grâces et laissez-moi libre ; j’ai à charger le Bois d’une commission secrète.

– Et moi, monseigneur, dit le Blois, j’ai une petite pétition à vous présenter.

– Encore un protégé.

– Non, monseigneur, une protégée.

– Le Bois ! le Bois ! tu t’égares, mon ami.

– Oh monseigneur, elle a soixante-dix ans !

– Et que fait ta protégée ?

– Des vers, monseigneur.

– Des vers ?

– Oui, et même de fort beaux. Voulez-vous en entendre ?

– Non pas, cela endormirait Mulot et donnerait une indigestion à Lafalone.

– Quatre seulement.

– Oh quatre, il n’y a pas d’inconvénient.

– Tenez, monseigneur, dit Bois Robert en présentant au cardinal une gravure de Jeanne d’Arc qu’il avait, en entrant, posée sur un fauteuil, voici.

– Mais, dit le cardinal, ceci est une gravure et tu me parles de vers !

– Lisez au dessous de la gravure, monseigneur.

– Ah ! très-bien.

Et le cardinal lut les quatre vers suivants :

Peux-tu bien accorder, vierge du ciel chérie,

La douceur de tes yeux et ce glaive irrité ?

La douceur de mes yeux caresse ma patrie,

Et mon glaive en fureur lui rend sa liberté.

– Tiens, tiens, tiens, fit le cardinal, et il relut les vers une seconde fois. Mais ils sont très-bien ces vers ; ils ont la tournure fière et puissante, de qui sont-ils ?

– Lisez le nom de l’auteur, il est écrit au-dessous, monseigneur.

– Marie Lejars, demoiselle de Gournay.

– Comment ! s’écria le cardinal, ces vers sont de Mlle de Gournay ?

– De Mlle de Gournay, oui, monseigneur.

– De Mlle de Gournay, qui a fait un volume intitulé : L’Ombre.

– Qui a fait un volume intitulé : L’Ombre.

– Mais c’est justement chez elle que je voulais t’envoyer, le Bois.

– Comme cela se trouve.

– Prends mon carrosse et va me la quérir.

– Le malheureux, fit Mulot, il leur fera tant faire de courses pour ses malheureux poètes, qu’il crèvera les chevaux de monseigneur.

– L’abbé, dit Bois-Robert, si Dieu avait créé les chevaux de monseigneur pour qu’ils se reposassent, il les eût faits chanoines de la Sainte-Chapelle.

– Ah ! pour cette fois, vous en tenez, compère, dit en éclatant de rire Richelieu, tandis que Mulot grommelait, ne trouvant rien à répondre.

– Mais que l’aumônier de monseigneur se rassure !

– Je ne suis pas l’aumônier de monseigneur, hurla Mulot exaspéré.

– La demoiselle de Gournay est là, fit Bois-Robert.

– Comment, la demoiselle de Gournay est là, demanda le cardinal.

– Oui, comme je comptais ce matin solliciter pour elle une faveur de Son Éminence, et que, connaissant la bonté de Son Éminence, j’étais sûr qu’elle me l’accorderait, je lui ai fait dire d’être chez monseigneur entre dix heures et dix heures et demie, de sorte qu’elle doit attendre.

– Le Bois, tu es un homme précieux ; allons, l’abbé, encore un verre de nuits ; allons, Lafalone, encore une cuillerée de ces confitures, et dites vos grâces ; il ne faut pas faire attendre Mlle de Gournay, qui est demoiselle noble et fille d’adoption de Montaigne.

Lafalone croisa béatiquement les mains sur son gros ventre, et les yeux dévotement levés au ciel :

– Seigneur Dieu, dit-il, faites-nous la grâce de bien digérer ce bon déjeuner que nous avons si bien mangé.

C’était ce que le cardinal appelait les grâces de Lafalone.

– Et maintenant, messieurs, dit le cardinal, laissez-moi.

Lafalone et Mulot se levèrent à cette invitation, Lafalone le visage épanoui, Mulot la figure rechignée, et tous deux gagnèrent la porte, Lafalone roulant sur lui-même et disant :

– Décidément, l’on déjeune bien chez Son Éminence.

Mulot, titubant comme un Silène, et balbutiant, les mains levées au ciel :

– Un cardinal qui ne croit pas en Dieu, abomination de la désolation !

Quant à Bois Robert, heureux d’annoncer une bonne nouvelle à sa protégée, il s’était déjà élancé hors du cabinet de Son Éminence.

Le cardinal resta un instant seul ; mais si court que fût cet instant, il lui suffit pour rendre à son visage anguleux, à son front pâle et à son œil pensif leur sévère physionomie.

– La feuille existe, murmura-t-il ; Sully connaît celui qui la tient. Oh ! moi aussi, je le connaîtrai.

Et comme Bois-Robert rentrait tenant la demoiselle de Gournay par la main, le sourire, hôte inusité de cette sombre physionomie, reparut momentanément sur ses lèvres.

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