Le Comte de Moret – Tome I

IV

ISABELLE ET MARINA.

Comme l’avait préjugé le comte de Moret, sans la connaître, sans savoir son nom, mais par cette merveilleuse intuition de la jeunesse, qui fait le sentiment plus infaillible que les sens, Mlle Isabelle de Lautrec était parfaitement belle, mais d’une beauté toute différente de celle de la princesse Marie.

La princesse Marie était brune avec des yeux bleus ; Isabelle de Lautrec était blonde avec des yeux, des cils et des sourcils noirs. Sa peau, d’une blancheur éclatante, fine et pleine de transparence, avait la nuance délicate de la feuille de rose ; son cou, un peu long, avait l’ondulation charmante que l’on trouve dans les femmes de Pérugin et de la première manière de son élève Sanz’o ; ses mains, longues, fines et blanches, semblaient moulées sur les mains de la Ferronnière de Vinci ; sa robe traînante ne permettait pas de voir même l’ombre de ses pieds ; mais on devinait à l’élancement, à la flexibilité et à la finesse de sa taille, on devinait que le pied devait être en harmonie avec la main, c’est-à-dire fin, délicat et cambré.

Au moment où elle se courbait devant la princesse, celle-ci la prit entre ses bras et la baisa au front.

– À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse se courber devant moi la fille d’un des meilleurs serviteurs de notre maison, qui vient m’apporter de bonnes nouvelles ! Maintenant, chère fille de notre ami, votre père vous dit-il que ces nouvelles sont pour moi seule, ou que je puis en faire part à ceux qui nous aiment ?

– Vous verrez dans le post-scriptum, madame, qu’il est autorisé par M. de La Saludie, ambassadeur de Sa Majesté, à répandre hautement en Italie les nouvelles qu’ils vous envoient que Votre Altesse peut, de son côté, les faire connaître en France.

La princesse Marie jeta un regard interrogateur sur Mme de Combalet, qui, par un signe imperceptible de tête, confirma ce que venait de dire la belle messagère.

Marie lut d’abord la lettre tout bas.

Tandis qu’elle la lisait, la jeune fille, qui jusque-là n’avait vu que la princesse, et à laquelle les vingt-cinq ou trente personnages qui étaient dans le salon n’avaient apparu que comme à travers un nuage, se retourna et se hasarda, pour ainsi dire, à parcourir des yeux, le reste de l’assemblée.

Arrivé au comte de Moret, son regard se croisa avec le sien, et chacun d’eux allumant et lançant en même temps l’étincelle électrique qui soumet le cœur à sa puissance, reçut le coup et le donna.

Isabelle pâlit et s’appuya au fauteuil de la princesse.

Le comte de Moret vit son émotion, et il lui sembla entendre le chœur des anges chantant au ciel : Gloire à Dieu ?

L’huissier, en l’annonçant, avait dit son nom, elle appartenait donc à cette vieille et illustre famille des Lautrec, que son illustration historique faisait presque l’égale de celle des princes.

Elle n’avait jamais aimé : jusque-là il l’avait espéré, maintenant il en était sûr.

Pendant ce temps-là, la princesse Marie avait achevé sa lettre.

– Messieurs, dit-elle, voici les nouvelles que nous donne le père de ma chère Isabelle. Il a vu, à son passage à Mantoue, M. de La Saludie, envoyé extraordinaire de Sa Majesté près des puissances d’Italie. M. de La Saludie était chargé de signifier au duc de Mantoue et au Sénat de Venise, au nom du cardinal, la prise de la Rochelle. Il était chargé, en outre de déclarer que la France se préparait à soutenir Cazal et à assurer au duc Charles  de Nevers la possession de ses États. En passant à Turin, il avait vu le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, et l’avait invité, au nom du roi, son beau frère, et au nom du cardinal, à se désister de ses entreprises sur le Montferrat. Il était chargé d’offrir au duc de Savoie, en dédommagement, la ville de Trino, avec douze mille écus de rente, en terre souveraine.

« M. de Beautru est parti pour l’Espagne, et M. de Charnacé pour l’Autriche, l’Allemagne et la Suède, avec les mêmes instructions. »

– Bon, dit Monsieur, j’espère que le cardinal ne va pas nous allier avec les protestants.

– Eh ! dit M. le Prince, si c’était cependant le seul moyen de contenir en Allemagne Waldstein et ses bandits, pour mon compte, je n’y mettrais pas d’opposition.

– Allons ! fit Gaston d’Orléans, voilà le sang huguenot qui parle.

– J’aurais cru, dit en riant M. le Prince, qu’il y avait bien autant de sang huguenot dans les veines de Votre Altesse que dans les miennes ; de Henri de Navarre à Henri de Condé la seule différence qu’il y ait, c’est que la messe a rapporté à l’un un royaume, à l’autre rien du tout.

– C’est égal, messieurs, dit le duc de Montmorency, voilà une grande nouvelle. Et a-t-on quelque idée du général à qui sera confié le commandement de l’armée que l’on envoie en Italie ?

– Pas encore, répondit Monsieur, mais il est probable, monsieur le duc, que le cardinal, qui vous a acheté un million votre charge d’amiral, pour pouvoir conduire le siége de la Rochelle comme il l’entendait, achètera un million le droit de diriger en personne la campagne d’Italie, et deux millions même, s’il est besoin.

– Avouez, monseigneur, dit Mme de Combalet, que, s’il la dirigeait comme il a dirigé le siége de la Rochelle, ni le roi ni la France n’auraient pas trop à s’en plaindre, et que beaucoup qui demanderaient un million, au lieu de le donner, ne s’en tireraient peut-être pas si bien.

Gaston se mordit les lèvres. Il n’avait point paru un instant au siége de la Rochelle, après s’être fait donner cinq cent mille francs pour ses frais de campagne.

– J’espère, monseigneur, dit le duc de Guise, que vous ne laisserez pas échapper cette occasion de faire valoir vos droits.

– Si j’en suis, dit Monsieur, vous en serez, mon cousin. J’ai assez reçu de la maison de Guise par les mains de Mlle de Montpensier pour être heureux de vous prouver que je ne suis pas un ingrat. Et vous aussi, mon cher duc, continua Gaston en allant à M. de Montmorency, et je m’en féliciterais surtout parce que ce serait pour moi une belle occasion de réparer les injures que jusqu’ici l’on vous a faites. Il y a dans le trophée d’armes de votre père une épée de connétable qui ne me paraîtrait pas trop lourde pour la main du fils. Seulement, si cela arrivait, n’oubliez pas, mon cher duc, que j’aurais plaisir à voir près de vous, faisant ses premières armes sous un si bon maître, mon très cher frère le comte de Moret.

Le comte de Moret s’inclina. Quant au duc, comme les paroles de Gaston flattaient sa suprême ambition :

– Voilà des paroles qui ne sont point semées sur le sable, monseigneur, répondit-il, et l’occasion s’en présentant, Votre Altesse verra que j’ai de la mémoire.

En ce moment, l’huissier entra par une porte latérale et dit quelques mots tout bas à Mme la duchesse douairière de Longueville, qui sortit aussitôt par cette même porte.

Les hommes se formèrent en groupe autour de Monsieur. La certitude d’une guerre – certitude que l’on venait d’acquérir, car l’on savait que le Savoyard ne laisserait pas débloquer Cazal, les Espagnols reprendre le Montferrat, et Ferdinand assurer le duc de Nevers dans Mantoue – donnait à Monsieur une grande importance. Il était impossible qu’une pareille expédition se fît sans lui, et, dans ce cas, sa grande position dans l’armée lui donnerait la disposition de quelques beaux commandements.

L’huissier rentra au bout d’un instant et dit quelques mots tout bas à la princesse Marie, qui sortit avec lui par la même porte qui avait donné déjà passage à Mme de Longueville.

Mme de Combalet, qui était près d’elle, entendit le mot Vauthier, et tressaillit. Vauthier, on se le rappelle, était l’homme secret de la reine-mère.

Cinq minutes après, ce fut Mgr Gaston que le même huissier vint prier d’aller rejoindre Mme la douairière de Longueville et la princesse Marie.

– Messieurs, dit-il en saluant ses interlocuteurs, n’oubliez pas que je ne suis rien, que je n’ambitionne autre chose au monde que d’être le chevalier de la princesse Marie, et que n’étant rien, je n’ai rien promis à personne.

Et sur ces paroles, le chapeau sur la tête, il sortit en sautillant et les deux mains dans les poches de son haut-de-chausse, comme c’était son habitude.

À peine fut-il sorti, que le comte de Moret, profitant de l’étonnement général que causait la disparition successive de la douairière de Longueville, de la princesse Marie et de S. A. R. Monsieur, traversa le salon, alla droit à Isabelle de Lautrec, et s’inclinant devant la jeune fille interdite :

– Mademoiselle, dit-il, veuillez tenir pour certain qu’il y a de par le monde un homme qui, la nuit où il vous a rencontrée sans vous avoir vue, a fait le serment d’être à vous à la vie à la mort, et qui ce soir, après vous avoir vue, renouvelle le serment ; cet homme, c’est le comte de Moret.

Et, sans attendre la réponse de la jeune fille, plus rougissante et plus interdite encore qu’auparavant, il la salua respectueusement et sortit.

En passant dans un corridor sombre, conduisant à l’antichambre assez mal éclairée elle-même, comme c’était l’habitude à cette époque, le comte de Moret sentit un bras qui se glissait sous le sien, puis, sortant d’une coiffe noire doublée de satin rose, un souffle pareil à une flamme qui passait sur son visage, tandis qu’une voix amie, avec l’accent d’un doux reproche, lui disait :

– Ainsi, voilà la pauvre Marina sacrifiée !

Il reconnut la voix, mais plus encore cette haleine brûlante de Mme de Fargis, qui déjà une fois, à l’hôtellerie de la Barbe Peinte, avait effleuré son visage.

– Le comte de Moret lui échappe, c’est vrai, dit-il, en se penchant vers cette haleine dévorante, qui semblait sortir de la bouche de Vénus Astartée elle-même, mais…

– Mais quoi ? demanda la questionneuse, en se haussant de son côté sur la pointe des pieds, de sorte que malgré l’obscurité, le jeune homme pouvait voir briller dans la coiffe ses yeux comme deux diamants noirs, ses dents comme un fil de perles.

– Mais, continua le comte de Moret, Jaquelino lui reste, et si elle s’en contente…

– Elle s’en contentera, dit la magicienne.

Et le jeune homme sentit aussitôt sur ses lèvres l’âcre et douce morsure de cet amour que l’antiquité, qui avait un mot pour chaque chose et un nom pour chaque sentiment, avait appelé Éros.

Tandis que, tout chancelant sous ce frisson voluptueux qui passait dans ses veines, et qui semblait, jusqu’à la dernière goutte, faire affluer son sang vers le cœur, Antoine de Bourbon, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, la tête renversée en arrière, s’appuyait à la muraille avec un soupir qui ressemblait à une plainte, la belle Marina dégageait son bras du sien et, légère comme l’oiseau de Vénus, s’élançait dans une chaise en disant :

– Au Louvre !

– Par ma foi ! dit le comte de Moret, en se détachant de la muraille où il semblait incrusté, vive la France pour les amours ! il y a de la variété entre eux, au moins ! j’y suis revenu depuis quinze jours à peine, et me voilà engagé à trois personnes, quoique réellement je n’en aime qu’une seule ; mais Ventre-saint-gris, on n’est pas fils de Henri IV pour rien, et eussé-je six amours au lieu, de trois, eh bien ! on tâchera de leur faire face !

Ivre, ébloui, trébuchant, il gagna le perron, appela ses porteurs, monta dans sa chaise à son tour, et, rêvant à son triple amour, se fit conduire à l’hôtel Montmorency.

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