Le Comte de Moret – Tome I

XIV

LE RAPPORT DE SOUSCARRlÈRES.

Resté seul, le cardinal appela son secrétaire Charpentier et lui demanda sa correspondance du jour. Elle contenait trois lettres importantes :

Une de Beautru, l’ambassadeur, ou plutôt l’envoyé en Espagne, car jamais Beautru ne fut ambassadeur en titre ; sa position de demi-bouffon à la cour, nous dirions d’homme d’esprit si nous ne craignions pas d’être impertinent pour la haute diplomatie, ne permettant pas qu’on lui donnât le titre d’ambassadeur.

La seconde, de La Saladie, envoyé extraordinaire en Piémont, à Mantoue, à Venise et à Rome.

La troisième de Charnassé, envoyé de confiance en Allemagne et chargé d’une mission secrète pour Gustave-Adolphe.

Peut-être Beautru n’avait-il été choisi, par Mgr de Richelieu, que parce qu’il était un des grands ennemis de M. d’Épernon ; s’étant permis quelques plaisanteries sur le duc, le duc le fit prendre par les Simon, déjà mentionnés, on s’en souviendra, par Latil comme des donneurs d’étrivières : encore mal remis de cet accident, et les reins endoloris, il vint faire visite à la reine-mère, s’appuyant sur une canne.

– Avez-vous donc la goutte, monsieur de Beautru, lui demanda la reine-mère, que vous êtes obligé de vous appuyer sur un bâton ?

– Madame, répondit le prince de Guéménée, Beautru n’a pas la goutte, mais il porte le bâton comme saint Laurent porte son gril, pour montrer l’instrument de son martyre.

Étant en province, le juge d’une petite ville l’importunait si souvent qu’il avait ordonné à son valet de ne plus le laisser entrer ; le juge se présente ; malgré la défense, le valet l’annonce.

– Ne t’ai-je pas ordonné, drôle, de trouver un prétexte pour me débarrasser de lui ?

– Par ma foi oui, vous m’avez dit cela, mais je ne sais que lui dire.

– Dis-lui que je suis au lit, pardieu !

Le valet sort et rentre.

– Monsieur, il dit qu’il attendra que vous soyez levé.

– Dis-lui que je suis malade, alors.

Le valet sort et rentre :

– Monsieur, il dit qu’il vous enseignera une recette.

– Dis-lui que je suis à l’extrémité.

Le valet sort et rentre.

– Monsieur, il dit qu’il veut vous faire ses adieux.

– Dis-lui que je suis mort.

Le valet sort et rentre.

– Monsieur, il dit qu’il veut vous jeter de l’eau bénite.

– Alors, fais-le entrer, dit Beautru avec un soupir ; je n’aurais jamais cru trouver un homme plus entêté que moi.

Une des choses qui le recommandaient au cardinal, c’était d’abord son honnêteté. Le cardinal disait de lui : « J’aime mieux la conscience de Beautru, qu’on appelle un bouffon, que celle de deux cardinaux de Bérulle. » Ce qui le recommandait encore au cardinal c’était son souverain mépris pour Rome, qu’il appelait une chemise apostolique ; le cardinal lui communiqua un jour une promotion de dix cardinaux nommés par Urbain XIII, et dont le dernier s’appelait Fachinetti.

– Je n’en vois que neuf, dit Beautru.

– Bon ! et Fachinetti, dit le cardinal ?

– Excusez-moi, monseigneur, répondit Beautru, je croyais que c’était le titre des neuf autres.

Beautru écrivait que l’Espagne n’avait point paru prendre sa mission au sérieux. Le comte-duc Olivarès l’avait conduit voir le poulailler du roi qui était bien tenu, et lui avait dit qu’il ne doutait point que, dès que S. M. Philippe IV saurait son arrivée, il ne lui envoyât della gallos, ce qui en espagnol faisait un jeu de mots médiocrement poli pour la France. Il ajoutait qu’il invitait le cardinal à ne voir dans toutes les propositions que ferait l’Espagne, qu’un moyen de gagner du temps, le cabinet de Madrid étant lié par un traité avec Charles-Emmanuel pour l’aider à prendre le Montferrat, quitte à le partager avec lui quand il serait pris. Il recommandait surtout à son Éminence de se défier de plus en plus de Fargis qui appartenait de corps et d’âme – Beautru mettait l’âme en doute, – mais tout au moins de corps, à la reine mère, et qui ne faisait rien que sur les notes de sa femme, lesquelles n’étaient rien autre chose que les instructions de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche.

Richelieu, après avoir lu la dépêche de Beautru, fit un imperceptible mouvement d’épaule et murmura :

– J’aimerais mieux la paix, mais je suis prêt à la guerre.

La dépêche de La Saladie était plus explicite encore.

Le duc Charles-Emmanuel, auquel Richelieu faisait offrir, s’il voulait renoncer à ses prétentions sur le Montferrat et sur Mantoue, la ville de Trin, avec douze mille écus de rente en terres souveraines, avait refusé et avait tout simplement répondu qu’il aimait autant Cazal que Trin, et que Cazal serait pris avant que les troupes du roi fussent à Lyon.

À l’arrivée de La Saladie à Mantoue, le nouveau duc qui commençait à désespérer, avait repris courage, mais il ajoutait qu’il fallait renoncer au premier plan, qui était de faire débarquer le duc de Guise avec 7,000 hommes à Gênes, les Espagnols gardant tous les passages de Gênes dans le Montferrat. Le roi devait donc se contenter de forcer le pas de Suze, position bien défendue, mais non imprenable.

Après avoir vu le duc de Savoie et le duc de Mantoue, La Saladie annonçait qu’il partait pour Venise.

Richelieu prit son cahier de notes et écrivit :

« Rappeler le chevalier Marini, notre ambassadeur à Turin en lui ordonnant d’annoncer à Charles Emmanuel que le roi le regarde comme un ennemi éclairé. »

Charnassé, dans l’intelligence duquel le cardinal avait d’ailleurs la plus grande confiance, était parti longtemps avant les deux autres, devant passer avant d’arriver en Suède, par Constantinople et la Russie. M. de Charnassé, sous le poids d’une grande douleur, venant de perdre une femme qu’il adorait, avait sollicité du cardinal, cette mission, qui l’éloignait de Paris. Il avait traversé Constantinople, la Russie, et était arrivé près de Gustave.

La lettre du baron n’était qu’un long panégyrique du roi de Suède, qu’il présentait à Richelieu comme le seul homme capable d’arrêter le progrès des armes impériales en Allemagne, si les protestants voulaient signer une ligue avec lui.

Richelieu réfléchit un instant, puis comme s’il rompait avec un dernier scrupule :

– Bon, fit-il, le pape dira ce qu’il voudra : au bout du compte, je suis cardinal, et il ne peut me décardinaliser ; mais la gloire et la grandeur de la France avant tout !

Et tirant un papier à lui, il écrivit :

– Exhorter le roi Gustave dès qu’il en aura fini avec les Russes à passer en Allemagne au secours de ceux de sa religion, dont Ferdinand méditait la perte.

« Promettre au roi Gustave que Richelieu lui fournira une grosse somme d’argent, s’il seconde sa politique, et laisser espérer que le roi de France attaquera en même temps la Lorraine pour faire une diversion. »

Le cardinal, comme on le voit, n’oubliait pas la lettre en chiffres que, huit jours auparavant, Rossignol avait déchiffrée.

Enfin le cardinal ajoutait :

« Si l’entreprise du roi de Suède commence bien et promet un bon succès, le roi de France ne gardera plus aucun ménagement à l’endroit de la maison d’Autriche. »

« La lettre pour le chevalier Marini et la dépêche pour Charnassé partiront le jour même.

Le cardinal en était là de son travail diplomatique, lorsque Cavois rentra, lui rapportant la lettre de Mme de Coëtman, dont M. de Sully avait donné décharge à Mlle de Gournay.

Elle était conçue en ces termes :

« Au roi Henri IV, Majesté très-aimée !

« Prière instante au nom de la France, au nom de son intérêt, au nom de sa vie de faire arrêter un homme nommé François Ravaillac, connu partout sous le nom de Tueur du Roi, qui m’a avoué à moi-même son dessein horrible, et que l’on dit, j’ose à peine le répéter, poussé à ce parricide par la reine, par le maréchal d’Ancre et par le duc d’Épernon.

« Trois lettres étant écrites par moi, la très humble servante de Sa Majesté, à la reine et étant restées sans réponse, je m’adresse au roi et prie M. le duc de Sully, que je crois le meilleur ami de Sa Majesté, et même je l’adjure au besoin de mettre cette lettre sous les yeux du roi dont je suis la très-humble sujette et servante,

« JEANNE LEVOYER, dame de COËTMAN. »

Richelieu fit un signe de satisfaction, indiquant que la lettre était bien telle qu’il la désirait ; et ouvrant le tiroir secret dans lequel était le fil correspondant à la chambre de sa nièce, après avoir hésité s’il n’appellerait point celle-ci, il referma le tiroir, s’apercevant que Cavois se tenait debout devant lui et paraissait avoir encore quelque chose à lui dire.

– Eh bien, Cavois, que veux-tu encore, importun ? lui demanda-t-il de ce ton auquel ses familiers ne se trompaient point, et qu’il prenait lorsqu’il était de belle humeur.

– Éminence, c’est M. de Souscarrières qui vous fait tenir son premier rapport.

– Ah ! c’est vrai ! va prendre le premier rapport de M. de Souscarrières et apporte-le moi.

Cavois sortit.

Le cardinal, comme si l’annonce de Cavois lui eût rappelé un souvenir oublié, se leva, alla à la porte de communication donnant chez Marion Delorme, l’ouvrit et ramassa le billet qui gisait sur le plancher.

Il contenait le renseignement suivant :

« Venu une seule fois, depuis huit jours, chez Mme de La Montagne : on le croit amoureux d’une demoiselle de la reine, nommée Isabelle de Lautrec. »

– Ah ! ah ! fit le duc, la fille du baron ; François de Lautrec, qui est près du duc de Réthellois, à Mantoue !

Et il écrivit en note :

« Donner ordre au baron de Lautrec de rappeler sa fille près de lui. »

Puis se parlant à lui-même :

– Comme mon intention est d’envoyer le comte de Moret faire la guerre en Italie, murmura-t-il, il ira de grand cœur, ne fût-ce que pour se rapprocher de sa bien-aimée.

Comme il achevait de prendre cette note, Cavois entra et lui remit un papier sous enveloppe aux armes de Bellegarde.

Le cardinal déchira, l’enveloppe, déplia le papier et lut :

Rapport du sieur Michel, dit Souscarrières, à Son Éminence le cardinal de Richelieu.

« Hier, 13 décembre, premier jour de l’exercice du sieur Michel, dit Souscarrières ?

« M. Mirabel, ambassadeur d’Espagne, a pris une chaise rue Saint-Sulpice, et s’est fait conduire chez le joaillier Lopez, où il était rendu à onze heures du matin.

« Vers la même heure, Mme de Fargis prenait une chaise à la rue des Poulies et se faisait, de son côté, conduire chez Lopez.

« Un des porteurs a vu l’ambassadeur d’Espagne causer avec la dame de la reine et lui remettre un billet.

« À midi, M. le cardinal de Bérulle a pris une chaise, quai des Galeries du Louvre, et s’est fait conduire chez M. le duc de Bellegarde et chez le maréchal de Bassompierre. Par mes relations dans la maison de M. de Bellegarde, dont on s’obstine à me croire le fils, j’ai su qu’il était question d’un conseil secret aux Tuileries, à l’endroit de la guerre du Piémont. À ce conseil seront convoqués M. de Guise et M. de Marillac. M. le cardinal sera averti du jour. »

– Ah ! ah ! fit le cardinal, je me doutais bien que ce drôle-là ne me serait pas inutile.

« Mme Bellier, femme de chambre de la reine, a pris vers deux heures une chaise et s’est fait conduire chez Michel Dauze, apothicaire de la reine, lequel a pris une chaise à son tour, la nuit venue, et s’est fait conduire au Louvre.

– Bon, murmura Richelieu, la reine régnante voudrait-elle avoir son Vauthier comme la reine-mère ? nous la surveillerons.

Puis, sur son cahier de notes il écrivit :

« Acheter Mme Bellier, femme de chambre de la reine, et Patrocle, écuyer de la petite écurie, son amant. »

« Hier, vers huit heures du soir, S. M. la reine-mère a pris une chaise et s’est fait conduire chez la présidente de Verdun, où se faisait conduire, de son côté, un astrologue nommé le Censuré. L’entretien a duré une heure ; le Censuré est sorti regardant à la lueur de la lanterne de la chaise une très Belle bague de diamant, cadeau qui, selon toute probabilité, lui venait de S. M. la reine-mère. On ignore le sujet de la conversation.

« Hier soir, M. le comte de Moret a pris une chaise rue Sainte-Avoie et s’est fait conduire à l’hôtel Longueville, où il y avait grande réunion, et où se sont fait conduire, également en chaise, M. d’Orléans, le duc de Montmorency, Mme de Fargis…

« En sortant, Mme de Fargis a, dans le vestibule, échangé quelques mots avec M. le comte de Moret. On n’a entendu que ceux qui ont paru satisfaire également M. le comte de Moret et Mme de Fargis, car Mme de Fargis s’est éloignée en riant et M. le comte de Moret en chantant.

– Tout cela est excellent, murmura le cardinal, continuons.

« Hier, entre onze heures et minuit, M. le cardinal de Richelieu, déguisé en capucin…

– Ah ! ah ! fit le cardinal en s’interrompant.

– Puis il reprit ? avec une curiosité croissante :

– Déguisé en capucin, a pris une chaise rue Royale, et s’est fait conduire rue de l’Homme Armé, à l’hôtellerie de la Barbe peinte.

– Hum ! fit le cardinal.

« À l’hôtellerie de la Barbe peinte, où il est resté jusqu’à une heure et demie dans la chambre d’Étienne Latil ; à une heure et demie, Son Éminence est descendue et a donné l’ordre de la conduire rue des Postes, au couvent des filles repenties. »

– Diable ! diable ! »

Puis, la curiosité le poussant :

« Là il s’est fait ouvrir les portes par la sœur tourière, a fait lever la supérieure, s’est fait conduire par elle à la loge de la dame de Coëtman ; après un quart d’heure de conversation, à travers la lucarne grillée de cette loge, il a appelé ses deux porteurs et leur a ordonné de pratiquer dans la muraille une ouverture par laquelle la dame de Coëtman pût passer ; une demi-heure après, l’ordre de Son Éminence était exécuté. »

Le cardinal s’arrêta un instant comme pour réfléchir, et continua :

« Comme à sa sortie de la loge, la dame de Coëtman était à peu près nue, Mgr le cardinal l’enveloppa dans sa robe, et restant nu tête et en habit noir, la fit déposer dans la chambre de la supérieure, près d’un grand feu, où la dame de Coëtman se réchauffa et reprit des forces. À trois heures, monseigneur envoya chercher une seconde chaise pour la dame de Coëtman, et la conduisit chez le baigneur Nollet, en face le pont Notre-Dame, où il donna quelques ordres, continuant seul son chemin.

– Allons ! allons ! murmura le cardinal, le drôle est habile, tant mieux, tant mieux ; continuons :

« À cinq heures-moins un quart, Son Éminence est rentrée chez elle, place Royale, et à cinq heures et quelques minutes, ayant changé de costume, elle est remontée, en chaise avec son costume ordinaire, et s’est fait conduire à l’hôtel Sully, où elle est restée une demi-heure à peu près ; vers six heures un quart, elle rentrait place Royale.

« Dix minutes après sa rentrée, Mme de Combalet prenait une chaise à son tour, se faisait conduire chez le baigneur Nollet, et après y être restée une heure à peu près, ramenait, vers les huit heures du matin, chez elle, la dame de Coëtman habillée en carmélite.

« Tel est le rapport que le sieur Michel, dit Souscarrières, a l’honneur de soumettre à Son Éminence, lui affirmant l’exactitude des faits qui y sont consignés.

« Et a signé : « MICHEL, dit SOUSCARRIÈRES. »

– Ah ! pardieu, s’écria le cardinal, voilà par ma foi, un adroit coquin. Cavois ! Cavois !

Le capitaine des gardes entra :

– Monseigneur ?

– L’homme qui a apporté ce papier est-il encore là ? demanda le cardinal.

– Monseigneur, répondit Cavois, si je ne me trompe, c’est M. Souscarrières lui-même.

– Fais-le entrer, mon cher Cavois, fais-le entrer.

Comme si le seigneur de Souscarrières n’eût attendu que cette autorisation, il parut sur le seuil de la porte du cabinet, vêtu d’un costume sombre, mais élégant néanmoins ; il fit une profonde révérence au cardinal.

– Venez ici, monsieur Michel, lui dit Son Éminence.

– Me voici, monseigneur, dit Souscarrières.

– Je ne m’étais pas trompé en vous donnant ma confiance, vous êtes un homme habile.

– Si monseigneur est content de moi, je serai en même temps un homme heureux.

– Très-content ; seulement, je n’aime pas les énigmes, n’ayant pas le temps de les deviner. Comment se fait-il que tous les détails qui me sont personnels soient venus aussi exactement à votre connaissance ?

– Monseigneur, répondit Souscarrières avec un sourire dans lequel on pouvait voir briller le contentement de lui-même, je me suis douté que Votre Éminence voudrait tâter en personne du nouveau mode de locomotion qu’il venait d’autoriser.

– Eh bien ?

– Eh bien, monseigneur, je me suis embusqué rue Royale, et j’ai reconnu Son Éminence.

– Après ?

– Après, monseigneur ; le plus grand des porteurs, celui qui a frappé à la porte du couvent, qui a porté la dame de Coëtman près du feu, qui a été chercher la chaise à porteurs fermée à clef, c’était moi.

– Ah ! ma foi, fit le cardinal, vous m’en direz tant !

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

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