Le Comte de Moret – Tome I

XIII

OÙ MME CAVOIS DEVIENT L’ASSOCIÉE DE M. MICHEL.

Celui qui se faisait annoncer avec ce pompeux étalage de titres, n’était autre, nos lecteurs le savent ; que le duelliste Souscarrières, dont nous avons raconté les prouesses au commencement de ce volume. Souscarrières entra d’un air dégagé et salua Son Éminence avec une désinvolture que, dans sa position, on pourrait qualifier d’effronterie.

Le cardinal eût l’air de chercher des yeux, comme si Souscarrières avait amené une suite avec lui.

– Pardon, monseigneur, dit Souscarrières en allongeant galamment le pied et en arrondissant le bras droit, avec lequel il tenait son chapeau, mais Votre Éminence paraît chercher quelque chose ?

– Je cherche les personnes que l’on a annoncées avec vous, M. Michel.

– Michel, répéta Souscarrières faisant l’étonné, qui donc se nomme ainsi, monseigneur ?

– Mais, vous, mon cher monsieur, ce me semble.

– Oh ! monseigneur commet une grave erreur, dans laquelle je ne voudrais pas le laisser ; je suis le fils reconnu, de messire Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand écuyer de France ; mon illustre père vit encore, et l’on peut s’informer à lui. Je suis seigneur de Souscarrières, d’un bien que j’ai acquis ; j’ai été fait marquis par Mme la duchesse Nicole de Lorraine, à propos de mon mariage avec noble demoiselle Anne de Rogers.

– Mon cher monsieur Michel, reprit Richelieu, permettez-moi de vous raconter votre histoire, je la sais mieux que vous, elle vous instruira.

– Je sais, dit Souscarrières, que les grands hommes comme vous ont, après les journées de fatigue, besoin d’une heure d’amusement ; heureux ceux qui peuvent, même à leurs dépens, donner cette heure de distraction à un si grand génie.

Et Souscarrières, enchanté du compliment qu’il venait de trouver, s’inclina devant le cardinal.

– Vous vous trompez du tout au tout, monsieur Michel, continua le cardinal, s’entêtant à lui donner ce nom : je ne suis pas fatigué ? je n’ai pas besoin d’une heure d’amusement, et je ne veux pas prendre cette heure à vos dépens ; seulement, comme j’ai une proposition à vous faire, je veux bien vous prouver que je ne suis pas, comme tout le monde, dupe de vos noms et de votre titre, et que c’est à cause de votre mérite personnel que je vous la fais.

Et le cardinal accompagna cette dernière phrase d’un de ces fins sourires qui, dans ses moments de bonne humeur, lui, étaient particuliers.

– Je n’ai qu’à laisser parler Votre Éminence, dit Souscarrières, un peu déferré du tour que prenait la conversation.

– Je commence donc, n’est-ce pas, monsieur Michel ?

Souscarrières s’inclina en homme qui ne peut opposer aucune résistance.

– Vous connaissez la rue des Bourdonnais, n’est-ce pas, monsieur Michel ? demanda le cardinal.

– Il faudrait être du Cathay, monseigneur, pour ne la point connaître.

– Eh bien, vous avez connu aussi dans votre jeunesse un brave pâtissier qui tenait l’auberge des Carneaux et qui traitait par tête ; ce digne homme, qui faisait d’excellente cuisine, et chez lequel j’ai mangé maintes fois, quand j’étais évêque de Luçon, s’appelait Michel et avait l’honneur d’être M. votre père.

– Je croyais avoir déjà dit à Votre Éminence que j’étais le fils reconnu de M. le duc de Bellegarde, insista, mais avec moins de confiance, le seigneur de Souscarrières.

– Rien n’est plus vrai, répliqua le cardinal, je vais même vous dire comment cette reconnaissance s’est faite. Ce digne pâtissier avait une femme fort jolie, à qui tous les seigneurs fréquentant l’auberge des Carneaux faisaient leur cour. Un beau jour, elle se trouva grosse et accoucha d’un fils ; ce fils c’était vous, mon cher monsieur Michel ; car, comme vous êtes né pendant le mariage et du vivant de M. votre père, ou, si vous voulez, du mari de votre mère, vous ne pouvez porter un autre nom que celui de M. votre père et de Mme votre mère ; il n’y a que les rois, ne l’oubliez pas, mon cher monsieur Michel, qui aient le droit de légitimer les enfants adultérins.

– Diable ! diable ! murmura Souscarrières.

– Arrivons à notre reconnaissance ; après avoir été un joli enfant, vous devîntes un beau jeune homme, adroit à tous les exercices du corps, jouant à la paume, comme Fontenay, et faisant filer une carte comme personne. Arrivé à ce degré de perfection, vous résolûtes de faire servir ces divers talents à votre fortune, et, pour commencer la susdite fortune, vous passâtes en Angleterre, et vous y fûtes si heureux à toute sorte de jeux, que vous en revîntes avec 500,000 francs ; est-ce bien cela ?

– À quelques centaines de pistoles près, oui, monseigneur ?

– Ce fut alors que vous eûtes, un beau matin, la visite d’un nommé Lalande qui a été le maître de paume de S. M. notre sire le roi ; or voilà ce qu’il vous dit, ou à peu près ; ce sera le sens de son discours, si ce n’est pas précisément la lettre : – « Pardieu, monsieur de Souscarrières, » ah ! pardon, j’oubliais (je ne sais pourquoi vous avez toujours eu de l’antipathie pour le nom de Michel, qui est pourtant un nom des plus agréables, de sorte que, du premier argent que vous avez eu, vous avez acheté, pour un millier de pistoles, une espèce de masure tombant en ruine et appelée dans le pays, c’est-à-dire du côté de Grosbois, Souscarrières, ce qui fit que vous ne vous appelâtes plus Michel, mais Souscarrières.) Pardon d’avoir ouvert cette parenthèse, mais je la crois nécessaire à l’intelligence du récit.

Souscarrières s’inclina.

– Le petit Lalande vous dit donc : « Pardieu, monsieur Souscarrières, vous êtes bien fait, vous avez de l’esprit, vous avez du cœur, vous êtes adroit au jeu, heureux en amour ; il ne nous manque que la naissance, – je sais bien qu’on n’est pas le maître de choisir son père et sa mère ; sans quoi, chacun voudrait avoir pour auteur de ses jours un pair de France, et pour mère une duchesse à tabouret. Mais quand on est riche, il y a toujours moyen de corriger ces petites irrégularités du hasard. » Je n’étais point là, mon cher monsieur Michel, mais je devine les yeux que vous fîtes à cette ouverture. Lalande continua : « Il n’y a qu’à choisir, vous comprenez, entre tous les grande seigneurs qui firent l’amour à madame votre mère, un qui soit médiocrement scrupuleux, M. de Bellegarde, par exemple ; voici le temps du grand jubilé qui approche : votre mère, qui sera enchantée de faire de vous un gentilhomme, ira trouver M. le Grand et lui dira que vous êtes à lui et non au pâtissier, que sa conscience ne peut pas souffrir que vous ayez le bien d’un homme qui n’est pas votre père ; comme il n’a pas grande mémoire, il ne se souviendra même pas s’il a été son amant ou non, et comme il y aura 30,000 fr. au bout de sa reconnaissance, il vous reconnaîtra. » N’est-ce point ainsi que la chose s’est passée.

– À peu près, Monseigneur, je dois le dire ; seulement Votre Éminence a oublié une chose.

– Laquelle ? Si ma mémoire m’a fait défaut, quoiqu’elle soit meilleure que celle de M. de Bellegarde, je suis prêt à reconnaître mon erreur.

– C’est qu’outre les cinq cent mille francs mentionnés par Votre Éminence, j’ai rapporté d’Angleterre l’invention des chaises à porteurs, pour lesquelles, depuis trois ans, je sollicite un brevet en France.

– Vous vous trompez, cher monsieur, Michel, je n’ai oublié ni l’invention, ni la demande de brevet que vous m’avez adressée pour la faire valoir, et je vous ai envoyé chercher tout particulièrement, au contraire, pour vous parler de cela ; mais chaque chose à son tour. L’ordre, a dit un philosophe, est la moitié du génie, nous n’en sommes encore qu’à votre mariage.

– Ne pourrions-nous nous dispenser de cela, monseigneur ?

– Impossible, que deviendrait votre titre de marquis, puisqu’il vous fut donné par la duchesse Nicole de Lorraine, à propos de votre mariage ? Il a couru sur vous et sur cette digne duchesse, à cette époque, beaucoup de bruits que vous vous êtes bien gardé de démentir, et quand elle est morte, il y a six mois, vous avez fait prendre le deuil à un bambin de cinq ans que vous avez ; mais, comme chacun a le droit d’habiller ses enfants à sa fantaisie, je ne vous ferai point de remontrances à cet endroit-là.

– Monseigneur est bien bon, dit Souscarrières.

– Quoi qu’il en soit, vous revîntes de Lorraine avec une jeune fille que vous aviez enlevée, Mlle Anne de Rogers ; vous la disiez fille d’un grand seigneur, et elle était tout simplement fille de la duchesse. Ce fut à l’occasion de votre mariage avec elle que vous fûtes, dites-vous ; fait marquis de Montbrun ; mais, pour que la promotion fût valable, il eût fallu que ce fût M. Michel qui fût fait marquis, et non M. de Bellegarde, puisque étant enfant adultérin, vous ne pouviez être reconnu, et que n’ayant pas le droit de vous appeler Bellegarde, on ne pouvait vous faire marquis sous ce nom qui n’est pas, et qui ne peut pas être le vôtre.

– Monseigneur est bien dur pour moi.

– Tout au contraire, cher monsieur Michel, je suis doux comme sirop, et vous-allez le voir.

Mme Michel, qui ne connaissait pas quel bonheur lui était tombé en partage d’épouser un homme tel que vous, Mme Michel se laissa cajoler par Villaudry, vous savez, Villaudry, le cadet de celui que Moissens a tué ; vous eûtes vent de quelque chose et la voulûtes jeter dans le canal de Souscarrières ; mais vous n’étiez pas bien sûr, et comme vous n’êtes pas au fond un méchant homme, vous attendîtes d’être plus assuré.

L’assurance vint à propos d’un bracelet de cheveux qu’elle donna à Villaudry ; cette fois, comme vous aviez la preuve, une lettre écrite tout entière de sa main, qui ne vous laissait point de doute sur votre disgrâce, vous la menâtes dans le parc, et, tirant votre poignard, vous lui dîtes de prier Dieu. Cette fois, ce n’était point comme lorsque vous l’aviez menacée de la jeter dans le canal, et elle vit bien que ce n’était point pour rire.

Et, en effet, vous lui portâtes un coup, qu’elle para heureusement avec la main, mais elle en eut deux doigts coupés. Voyant son sang, vous en eûtes pitié, lui fîtes grâce de la vie et la renvoyâtes en Lorraine. Quant à Villaudry, justement parce que vous aviez été clément avec votre femme, vous résolûtes d’être implacable avec lui, et comme il était à la messe aux Minimes de la place Royale, vous entrâtes dans l’église, lui donnâtes un soufflet et mîtes l’épée à la main. Mais lui ne voulut point commettre un sacrilège et garda la sienne au fourreau.

Il est vrai de dire qu’il ne se souciait pas fort de se battre avec vous, et qu’il dit même : « Je le poignarderais, si ma réputation était bien établie ; mais, par malheur, elle ne l’est pas, ce qui fait que je dois me battre. » Et, en effet, il vous appela, et comme si vous étiez le véritable fils de M. de Bellegarde et que vous n’ayez pas plus de mémoire que lui, vous vous battîtes sur la place Royale, là même où s’étaient battus Bouteville et Beuvron ; vous vous conduisîtes à merveille, je le sais, vous acceptâtes toutes les exigences de votre adversaire, et il en fut quitte pour six coups d’épée que vous lui donnâtes avec la pointe et autant de soufflets que vous lui donnâtes avec la lame.

Mais Bouteville, lui aussi, s’était conduit à merveille, ce qui n’empêcha pas que je lui fisse couper la tête, ce que j’eusse fait aussi pour vous, si au lieu d’être M. Michel tout court, vous eussiez été réellement Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières ; car, de plus que Bouteville, vous aviez tiré l’épée dans une église, ce qui fait qu’on vous eût coupé le poing avant de vous couper la tête ; vous entendez, mon cher monsieur Michel.

– Oui, pardieu, monseigneur, j’entends, répondit Souscarrières, et je dois dire que j’ai, dans ma vie, entendu des conversations qui m’ont plus réjoui que celle-là.

– D’autant mieux que vous n’êtes pas au bout, et que ce soir encore vous êtes retombé dans la récidive avec ce pauvre marquis Pisani ; en vérité, il faut être endiablé pour se battre avec un pareil polichinelle.

– Eh ! monseigneur, ce n’est pas moi qui me suis battu avec lui, c’est lui qui s’est battu avec moi.

– Voyons : ce pauvre marquis n’était-il pas assez malheureux de ne pas avoir ses entrées dans la rue de la Cerisaie, comme vous et le comte de Moret y avez les vôtres.

– Comment, monseigneur, vous savez…

– Je sais que, si la pointe de votre épée n’avait pas rencontré le sommet de sa bosse, et s’il n’avait pas eu la chance d’avoir les côtes imbriquées les unes sur les autres de manière que le fer a glissé comme sur une cuirasse, il était cloué comme un scarabée contre la muraille : vous êtes donc une bien mauvaise tête, cher monsieur Michel.

– Je vous jure, monseigneur, que je ne lui ai aucunement cherché querelle, tout le monde vous le dirai ; seulement, j’étais échauffé d’avoir couru depuis la rue de l’Homme Armé jusqu’à la rue du Louvre.

À ces mots de la rue de l’Homme Armé ; Richelieu ouvrit à la fois les yeux et les oreilles.

– Il était échauffé, lui, continua Souscarrières, d’une querelle qu’il avait prise dans un cabaret.

– Oui, dit Richelieu, qui marchait comme en plein jour dans le chemin que Souscarrières, sans s’en douter, venait de lui ouvrir, dans le cabaret de l’Homme Armé…

– Monseigneur ! s’écria Souscarrières étonné…

– … Où il était allé, continua Richelieu au risque de s’égarer, mais voulant tout savoir, où il était allé pour voir, si, par l’intermédiaire d’un certain Étienne Latil, il ne pourrait pas se débarrasser du comte de Moret, son rival ; par bonheur, au lieu de trouver un sbire, il a trouvé un honnête spadassin, qui a refusé de tremper sa main dans le sang royal. Mais, savez-vous bien, mon cher monsieur Michel, qu’il y a dans votre épée tirée dans l’église, dans votre duel avec Villaudry, dans votre complicité au meurtre d’Étienne Latil, et dans votre rencontre avec le marquis de Pisani, de quoi vous faire couper le cou quatre fois, si vous aviez trente-deux quartiers de noblesse au lieu d’avoir soixante-quatre quartiers de roture ?

– Hélas, monseigneur, dit Souscarrières fort ébranlé, je le sais, et je déclare hautement que je ne dois la vie qu’à votre magnanimité.

– Et à votre intelligence, mon cher monsieur Michel.

– Ah ! monseigneur, s’il m’était permis de mettre cette intelligence à la disposition de Votre Éminence, s’écria Souscarrières, en se jetant aux pieds du cardinal, je serais le plus heureux des hommes.

– Je ne dis pas non, Dieu m’en garde ! car j’ai besoin d’hommes comme vous.

– Oui, monseigneur, d’hommes dévoués, j’ose le dire.

– Que je pourrai faire pendre le jour où ils ne le seront plus.

Souscarrières tressaillit.

– Oh ! ce n’est jamais, dit-il, à moi qu’un pareil malheur arrivera, d’oublier ce que je dois à Votre Éminence.

– Cela vous regarde, mon cher M. Michel ; vous tenez votre fortune entre vos mains, mais n’oubliez pas que moi je tiens le bout de la corde dans les miennes.

– Si seulement Son Excellence daignait me dire à quoi il lui conviendrait que j’appliquasse l’intelligence qu’elle veut bien me reconnaître.

– Oh ! quant à cela, volontiers.

– J’écoute de toutes mes oreilles.

– Eh bien, supposons que je vous accorde le brevet de votre importation d’Angleterre.

– Le brevet des chaises à porteurs ! s’écria Souscarrières, qui voyait se dessiner sous une forme palpable cette fortune que le cardinal venait de lui dire être entre ses mains, mais que jusque-là il n’avait entrevue qu’en rêve…

– De la moitié, dit le cardinal, de la moitié seulement ; je réserve l’autre moitié pour un don que je veux faire.

– Encore une intelligence que Monseigneur veut récompenser, hasarda Souscarrières.

– Non, un dévouement, c’est plus rare.

– Monseigneur en est bien le maître ; en me donnant un brevet pour la moitié, il me comblera.

– Soit ! vous avez donc moitié des chaises à porteurs de Paris, mettons deux cents, par exemple.

– Mettons deux cents, oui, monseigneur.

– Cela fait quatre cents porteurs de chaises ; eh bien, monsieur Michel, supposons ces quatre cents porteurs intelligents, remarquant où ils conduisent leurs pratiques, écoutant ce qu’elles disent, et tenant exactement note de leurs paroles et de leurs allées et venues ; supposons encore à la tête de cette administration un homme intelligent qui me rende compte à moi, mais à moi seul, de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’on lui rapporte ; enfin, supposons toujours que cet homme n’ait que douze mille livres de rente, il s’en fera facilement vingt quatre, et qu’au lieu de s’appeler messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun et seigneur de Souscarrières… je lui dirai : Mon cher ami, prenez autant de noms que vous en voudrez ; plus vous en prendrez de nouveaux, meilleur sera ; et quant aux noms que vous vous êtes appropriés déjà, défendez-les contre ceux qui les réclameront, s’ils sont réclamés ; mais ce n’est pas moi, soyez bien tranquille, qui vous chercherai le moindrement querelle pour cela.

– Et c’est sérieux ce que dit là monseigneur ?

– Très-sérieux ! mon cher monsieur Michel ; le brevet de la moitié des chaises à porteurs en circulation dans Paris vous est accordé, et demain votre associée, qui aura déjà signé pour sa partie cahier des charges, ira vous le porter, pour que vous le signiez à votre tour : cela vous convient-il ?

– Et le cahier des charges portera-t-il les obligations qui me sont imposées ? demanda en hésitant Souscarrières.

– Aucunement, cher monsieur Michel ; vous comprenez que la chose reste entre nous ; il est même de la plus haute importance qu’elle ne soit pas ébruitée. Peste ! si l’on vous savait à moi, tout serait manqué ; il n’y aurait même point de mal à ce que l’on vous crût à Monsieur ou à la reine ; pour cela il vous suffira de dire que je suis un tyran, que je persécute la reine, que vous ne comprenez pas que le roi Louis XIII vive sous un joug aussi dur qu’est le mien.

– Mais je ne pourrai jamais dire de pareilles choses ! s’écria Souscarrières.

– Bon ! en vous forçant un peu, vous verrez que cela viendra. Ainsi, c’est convenu, vos chaises vont devenir à la mode : elles feront de l’opposition ; vous allez avoir toute la cour ; on n’ira plus nulle part qu’en chaise, surtout si les vôtres sont à deux places et ont des rideaux bien épais.

– Monseigneur n’a pas de recommandation particulière à me faire ?

– Oh ! si fait je vous recommande particulièrement les dames : Mme la princesse, d’abord ; Mme Marie de Gonzague, Mme de Chevreuse, Mme de Fargis ; puis les hommes : le comte de Moret, M. de Montmorency, M. de Chevreuse, le comte de Cramail. Je ne vous parle pas du marquis de Pisani ; grâce à vous, il en a pour quelques jours à ne pas m’inquiéter.

– Monseigneur peut être tranquille ; et quand commencerai-je mon exploitation ?

– Le plus vite possible ; dans huit jours cela peut être en train, à moins, toutefois, que les fonds ne vous manquent.

– Non, monseigneur ; d’ailleurs, pour une pareille affaire, me manqueraient-ils personnellement, j’en trouverais.

– Dans ce cas-là, il ne faudrait pas même chercher, mais vous adresser directement à moi.

– À vous, monseigneur ?

– Oui, n’ai-je pas un intérêt dans l’affaire ? Mais, pardon, voici Cavois qui, à ce qu’il paraît, a quelque chose à me dire ; c’est lui qui ira vous faire signer demain le petit papier en question, et, comme il en connaîtra toutes les conditions, même celles qui restent entre nous, c’est lui qui irait vous les rappeler en cas d’oubli ; mais je crois être sûr que vous ne les oublierez pas. Entre Cavois, entre, tu vois monsieur, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, répondit Cavois, qui avait obéi à l’ordre du cardinal.

– Eh bien, il est de mes amis ; seulement il est de ceux qui viennent me voir de dix heures du soir à deux heures du matin ; pour moi, mais pour moi seul, il s’appelle M. Michel ; mais pour tout le monde c’est messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières.

– Au revoir, monsieur Michel.

Souscarrières salua jusqu’à terre et sortit, ne pouvant croire à sa bonne fortune et se demandant si le cardinal lui avait parlé sérieusement ou n’avait voulu que se moquer de lui.

Mais, comme on savait le cardinal fort occupé, il finit par comprendre que le cardinal n’avait pas le temps de se moquer de lui, et, selon toute probabilité, il avait parlé sérieusement.

Quant au cardinal ; comme il avait la conviction qu’il venait de recruter ses forces d’un puissant allié, sa bonne humeur lui était revenue, et ce fut de sa voix la plus aimable qu’il cria :

– Madame Cavois ! eh ! madame Cavois, venez donc.

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