Le Comte de Moret – Tome I

VIII

L’IN PACE.

Il était une heure et demie à peu près, mais l’heure avancée était une raison de plus pour que le cardinal poursuivît ses investigations. Il craignait, s’il se présentait pendant le jour à la porte de ce couvent infâme où l’on entassait tous les coquins ramassés dans les mauvais lieux de Paris, qu’on eût le temps, lorsqu’on apprendrait le motif de sa visite, de faire disparaître celle qu’il y venait chercher. Il savait quel voile Concini, la reine-mère et d’Épernon avaient essayé d’étendre et même avaient étendu sur ce terrible drame de l’assassinat de Henri IV ; il savait, et nous en avons vu quelque chose dans le chapitre précédent, que les preuves écrites avaient disparu, il craignait que l’on ne fît disparaître les preuves vivantes.

Latil n’était qu’un fil indicateur que, d’un moment à l’autre, la main de la mort pouvait briser ; il lui fallait cette femme chez laquelle Ravaillac, disait-on, avait vécu six mois, et qui, pour être entrée dans ce secret d’État, était morte ou achevait de mourir dans un in pace, c’est-à-dire dans un de ces tombeaux si vantés par ces admirables tortureurs qu’on appelle les moines et qui essayent de rendre à leur prochain en souffrances physiques les souffrances physiques et morales qu’ils se sont imposées à un âge où parfois ils ne peuvent savoir s’ils auront la force de les supporter.

Il y avait loin de la rue de l’Homme Armé, ou plutôt de la rue du Plâtre où la litière du faux capucin l’attendait, à la rue des Postes où était situé le couvent des Filles repenties, sur l’emplacement où ont été depuis les Madelonnettes ; mais le cardinal prévint les objections que pouvaient faire les porteurs en leur glissant à chacun dans la main deux louis d’argent. Ils se recordèrent donc un instant sur le chemin le plus court qu’ils avaient à suivre et qui était la rue des Billettes, la rue de la Coutellerie, le pont Notre-Dame, le Petit-Pont, la rue Saint-Jacques et la rue de l’Esplanade, par laquelle on arrivait à l’angle de la rue des Postes, où se trouvait au coin de la rue du Chevalier le couvent des Filles repenties.

Lorsque la litière s’arrêta à la porte, deux heures sonnaient à l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.

Le cardinal passa sa tête par la portière et ordonna à l’un des porteurs de sonner vigoureusement.

Le plus grand des deux porteurs obéit.

Au bout de dix minutes, pendant lesquelles le cardinal impatient avait deux fois encore fait retentir la sonnette, une espèce de guichet s’ouvrit, et la tête de la sœur tourière apparut, demandant ce que l’on voulait.

– Dites que c’est un père capucin qui vient de la part du père Joseph pour parler à la supérieure de choses d’importance.

Un des porteurs répéta mot pour mot la phrase du cardinal.

– De quel père Joseph ? demanda la tourière.

– Il me semble qu’il n’y en a qu’un, dit une voix impérative qui venait de l’intérieur de la litière, c’est le secrétaire du cardinal.

La voix avait un tel accent d’autorité, que la tourière ne fit pas d’autres questions, referma son guichet et disparut.

Quelques instants après, la porte s’ouvrait à deux battants, la litière entrait sous la voûte du couvent, et la porte qui lui avait donné passage se refermait derrière.

La litière fut déposée à terre, et le moine en descendit.

– La supérieure va descendre ? demanda-t-il à la tourière.

– À l’instant même ; mais si c’était seulement pour entretenir une de nos prisonnières que Votre Révérence fût venue, dit-elle, il n’était pas besoin de réveiller madame la supérieure pour cela : j’ai licence d’introduire dans la cellule des recluses, tout digne serviteur de Dieu portant le froc ou la robe.

L’œil du cardinal lança un éclair.

Ce qu’on lui avait dit était donc vrai, que les malheureuses que l’on enfermait au couvent pour qu’elles y trouvassent le repentir de leurs fautes, y trouvaient au contraire un moyen d’en commettre de nouvelles.

Le premier mouvement du prêtre sévère avait été de refuser l’offre de la tourière ; mais, pensant que par ce moyen il arriverait peut-être plus sûrement et plus rapidement à son but.

– Soit, dit-il, conduisez-moi donc à la dame de Coëtman.

La tourière fit un pas en arrière.

– Jésus Dieu ! dit-elle en se signant, quel nom Votre Révérence vient-elle de prononcer là ?

– C’est le nom d’une de vos prisonnières, ce me semble.

La tourière resta muette.

– Celle que je désire voir est-elle-morte ? demanda d’une voix mal assurée le cardinal, car il craignait de recevoir une réponse affirmative.

La tourière continua de garder le silence.

– Je vous demande si elle est morte ou vivante ? insista le cardinal d’un accent où on commençait à sentir frémir l’impatience.

– Elle est morte, dit une voix perdue dans l’obscurité et venant de l’autre côté de la grille par laquelle on pénétrait dans l’intérieur du couvent.

Le cardinal fixa un regard aigu du côté d’où venait la voix, et dans les ténèbres il distingua une forme humaine qu’il reconnut pour être celle d’une seconde religieuse.

– Qui êtes-vous, demanda Richelieu, vous qui répondez si péremptoirement à une question qui ne vous est point adressée ?

– Je suis celle à laquelle il appartient de répondre aux questions de cette nature, quoique je ne reconnaisse à personne le droit de les faire.

– Et moi, je suis celui qui les fait, répliqua le cardinal, et auquel, bon gré mal gré, il faut que l’on réponde.

Puis, se tournant du côté de la tourière, toujours immobile et muette :

– Apportez une lumière, dit-il.

Il n’y avait point à se tromper à l’accent de celui qui parlait ; c’était la voix ferme et impérative de l’homme qui a le droit de commander.

Aussi la tourière, sans attendre la confirmation de l’ordre qui lui était donné, rentra-t-elle chez elle et en sortit-elle aussitôt avec une cire allumée.

– Ordre du cardinal, dit le faux capucin, en tirant de sa poitrine un papier qu’il déplia et sur lequel, au bas de quelques lignes d’écriture, on vit briller un grand sceau de cire rouge.

Et il tendit le papier à la supérieure, qui le prit à travers les barreaux de la grille.

À travers les barreaux de la grille, en même temps, la tourière passait sa bougie allumée, de sorte que la supérieure pouvait lira les lignes suivantes :

« Par ordre du cardinal-ministre, il est enjoint, au nom du pouvoir temporel et spirituel, au nom de l’État et de l’Église, de répondre à toutes les questions, quelles qu’elles soient, et sur quelque sujet que ce soit, que lui fera le porteur des présentes, et de le mettre en rapport avec celle des prisonnières qu’il lui désignera.

« Ce 13 décembre de l’an de grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, le 1628e.

« ARMAND, cardinal de Richelieu. »

– Devant de pareils commandements, dit la supérieure, je n’ai qu’à m’incliner.

– Veuillez alors ordonner à la sœur tourière de rentrer chez elle et de s’y enfermer.

– Vous avez entendu, sœur Perpétue, dit la supérieure, obéissez.

Sœur Perpétue posa son chandelier sur la plus haute des marches conduisant à la grille, entra dans son tour et s’y renferma.

Le cardinal, de son côté, ordonna à ses porteurs de se reculer avec leur litière jusqu’à la porte de la rue et de se tenir prêts à lui obéir au premier signal.

Pendant ce temps, la supérieure avait ouvert la grille, et le cardinal pénétrait dans le parloir.

– Pourquoi m’avez-vous dit, ma sœur, demanda-t-il d’une voix sévère, que la dame de Coëtman était morte tandis qu’elle ne l’était pas ?

– Parce que, répondit la supérieure, je regarde comme morte toute personne qu’un jugement a séparée de la société de ses semblables.

– Ceux-là seuls, reprit le cardinal, sont retranchés de la société de leurs semblables, sur lesquels s’est refermée la pierre du tombeau.

– La pierre du tombeau s’est refermée sur celle que vous demandez.

– La pierre qui se referme sur une personne vivante n’est point la pierre du tombeau ; c’est la porte d’une prison, et toute porte de prison peut se rouvrir.

– Même, dit la religieuse en regardant le moine en face, lorsqu’un arrêt du Parlement a ordonné que cette porte resterait fermée dans le temps et l’éternité ?

– Il n’y a pas de jugement sur lequel la justice ne puisse revenir, et je suis celui que le Seigneur a envoyé sur la terre pour juger les juges.

– Il n’y a qu’un homme en France qui puisse parler ainsi.

– Le roi ? demanda le cardinal.

– Non, mais celui qui, au-dessous de lui par le rang, est au-dessus de lui par le génie, c’est Mgr le cardinal de Richelieu. Êtes-vous le cardinal en personne ? j’obéirai ; mais mes ordres sont si précis que je résisterai à tout autre.

– Prenez cette lumière et conduisez-moi au tombeau de la dame de Coëtman, qui est au fond de la cour, à l’angle gauche ; je suis le cardinal.

Et en même temps, rabattant son capuchon, il mit à découvert cette tête qui faisait sur ceux qui la voyaient en certaines circonstances l’effet que faisait celle de Méduse dans l’antiquité.

La supérieure resta un instant immobile, paralysée qu’elle était, non pas par la résistance, mais par l’étonnement ; puis, avec cette obéissance passive qu’imposait en général à celui auquel il s’adressait, un commandement de Richelieu, elle se baissa, prit le chandelier, et, le bras tendu, marchant la première, elle dit :

– Suivez-moi, monseigneur ?

Richelieu la suivit ; on traversa la cour.

Il faisait une nuit calme, mais froide et sombre ; les étoiles brillaient dans un ciel obscur, avec ces scintillements qui indiquent la prochaine arrivée des gelées hivernales.

La flamme de la cire montait verticalement vers le ciel ; aucun souffle de vent ne venait la courber.

Il se faisait autour du moine et de la religieuse un cercle de lumière, qui se déplaçait avec eux, et qui, tour à tour, éclairait les objets vers lesquels ils s’avançaient et laissaient dans l’ombre ceux qu’ils dépassaient.

Enfin, on commença d’apercevoir une construction ronde comme un marabout arabe ; un trou noir et carré se dessinait au milieu, à la hauteur d’une poitrine d’homme : c’était la fenêtre ; en approchant, on put voir que cette fenêtre était grillée, et que les barreaux formant cette grille étaient si rapprochés qu’à peine pouvait-on y passer le poing.

– C’est là ? demanda le cardinal.

– C’est là, répondit la supérieure.

Et, comme on avançait toujours, il sembla au cardinal qu’une figure livide et deux mains pâles collées à ces barreaux s’en détachaient et disparaissaient dans l’obscurité intérieure du sépulcre.

Le cardinal s’approcha le premier, et, malgré l’odeur nauséabonde qui sortait de cette tombe, colla à son tour son visage aux barreaux pour tâcher de voir dans l’intérieur.

Mais la nuit y était si profonde, qu’il ne put rien distinguer que deux lumières verdâtres qui brillaient dans l’obscurité comme deux yeux de bête fauve.

Il recula d’un pas, prit la lumière des mains : de la supérieure et la passa à travers les barreaux dans l’intérieur de la loge.

Mais l’air y était si méphitique, si épais, si chargé de miasmes, qu’en entrant dans la loge, la flamme de la cire pâlit, diminua de volume et fut prête à s’éteindre.

Le cardinal la tira à lui, et ce ne fut qu’à l’air extérieur qu’elle reprit sa vivacité.

Alors, tout à la fois pour épurer l’air et pour éclairer l’intérieur de ce tombeau, le cardinal alluma le papier sur lequel était l’ordre signé par lui, et dont il n’avait plus besoin, puisqu’il s’était fait connaître, et jeta ce papier tout flamboyant dans la loge.

Malgré l’intensité de l’atmosphère, il s’y fit alors une lumière assez grande pour que le cardinal pût voir contre la muraille, en face de la porte, une figure accroupie, les coudes, sur les deux genoux, le menton sur ses deux poings ; elle était complétement nue, à part, un lambeau de vêtement qui la couvrait de la ceinture aux genoux ; ses cheveux tombaient sur ses épaules, et de leur extrémité balayaient la dalle humide.

Cette figure était livide, hideuse, grelottante ; elle regardait ce moine qui venait la chercher dans sa nuit avec des yeux caves fixes, presque insensés.

Des gémissements réguliers sortaient à chaque haleine de sa poitrine, pénibles comme le souffle des agonisants. La douleur avait été si longue et si persistante, que la plainte s’était régularisée en un râle monotone et douloureux.

Le cardinal, quoique peu tendre à la douleur d’autrui, et même à la sienne, frissonna des pieds à la tête à ce spectacle, et jeta un regard de menaçant reproche à la supérieure qui murmura :

– C’était l’ordre.

– L’ordre de qui ? demanda le cardinal.

– Du jugement.

– Quel est donc le texte de ce jugement ?

– Que Jacqueline Le Voyer, dite marquise de Coëtman, femme d’Isaac de Varenne, sera enfermée dans une loge de pierre qui sera refermée sur elle, afin que personne n’y puisse pénétrer, et où elle ne sera nourrie que de pain et d’eau.

Le cardinal passa la main sur son front.

Puis, se rapprochant de la lucarne grillée, et par conséquent de la loge où la nuit s’était faite de nouveau.

– Est-ce vous, dit-il, poussant sa voix vers le point de la loge où il avait vu la pâle figure ; est-ce vous qui êtes Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman ?

– Du pain, du feu, des habits ? répondit la prisonnière.

– Je vous demande, répéta le cardinal, si c’est vous qui êtes Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman ?

– J’ai faim, j’ai froid, répondit la voix en s’accentuant d’un douloureux sanglot.

– Répondez d’abord à ce que-je vous demande, insista le cardinal.

– Oh ! si je vous dis que je suis celle que vous venez de nommer, vous me laisserez mourir de faim : voilà deux jours que l’on m’oublie malgré mes cris.

Le cardinal jeta un second regard sur la supérieure.

– L’ordre ! l’ordre ! murmura-t-elle.

– L’ordre était de la nourrir de pain et d’eau, et non de la laisser mourir de faim.

– Pourquoi s’obstine-t-elle à vivre ? dit la supérieure.

Le cardinal sentit quelque chose comme un blasphème lui monter à la bouche.

Il se signa.

– C’est bien, dit-il, vous direz de qui cet ordre est venu de la laisser mourir, ou, j’en jure Dieu, vous prendrez sa place dans cette loge !

Puis, revenant à la misérable qui était l’objet de la discussion :

– Si vous me dites que c’est bien vous qui êtes la dame de Coëtman ; si vous répondez fidèlement et sincèrement aux questions que j’ai à vous faire, dit le cardinal, dans une heure vous aurez des habits, du feu et du pain.

– Des habits ! du feu ! du pain ! s’écria la prisonnière ; sur quoi jurez-vous ?

– Sur les cinq plaies de Notre Seigneur.

– Qui êtes-vous ?

– Je suis prêtre.

– Alors je ne vous crois pas ; ce sont les prêtres et les religieuses qui me torturent depuis neuf ans, laissez-moi mourir ; je ne parlerai pas.

– Mais j’étais gentilhomme avant d’être prêtre, s’écria le cardinal, et je vous jure sur ma foi de gentilhomme.

– Et, à votre avis, demanda la prisonnière, qu’adviendrait-il à celui qui aurait manqué à ces deux serments ?

– Il serait perdu d’honneur dans ce monde et damné dans l’autre.

– Eh bien, oui, s’écria-t-elle ; oui, n’importe ce qui puisse arriver, je dirai tout.

– Et si je suis content de ce que vous direz, avec tout cela, pain, habits, feu, vous aurez la liberté.

– La liberté ! s’écria la prisonnière, s’élançant contre l’ouverture à laquelle apparut sa figure hâve : oui, je suis Jacqueline le Voyer, dame de Coëtman ; oui je dirai tout, tout, tout !

Puis, comme atteinte d’un accès de folie joyeuse :

– La liberté ! hurla-t-elle en éclatant de rire, mais de ce rire sinistre qui fait frissonner, et en secouant ses barreaux avec une force dont on eût cru ce corps débile et maigre, incapable, la liberté ! – Oh ! vous êtes donc Notre Seigneur Jésus-Christ eu personne pour dire aux morts : Levez-vous et sortez de vos tombeaux !

– Ma sœur, dit le cardinal en se tournant vers la supérieure, j’oublierai tout, si dans cinq minutes, j’ai des instruments à l’aide desquels on puisse faire à ce sépulcre une ouverture assez grande pour que cette femme y puisse passer.

– Suivez-moi, dit la supérieure.

Le cardinal fit un mouvement.

– Ne vous éloignez pas, ne vous éloignez pas ! dit la prisonnière, si elle vous emmène avec elle, vous ne reviendrez pas, je ne vous reverrai plus ; le rayon céleste qui est descendu dans mon enfer s’éteindra, et je retomberai dans ma nuit.

Le cardinal étendit la main vers elle.

– Sois tranquille, pauvre créature, dit-il : avec l’aide de Dieu, ton martyre touche à sa fin.

Mais elle, saisissant de ses mains décharnées la main du cardinal et la retenant comme dans un double étau :

– Oh ! je la tiens ! s’écria-t-elle, votre main ; la première main d’homme qui se soit étendue vers moi depuis dix ans ; les autres étaient des griffes de tigres. Sois bénie, sois bénie, ô main humaine !

Et la prisonnière couvrit la main du cardinal de baisers.

Il n’eut point le courage de la lui retirer, et, appelant ces deux porteurs qui accoururent :

– Suivez cette femme, dit-il, en leur montrant la supérieure, elle va vous donner les outils nécessaires à éventrer cette tombe ; il y a cinq pistoles pour chacun de vous.

Les deux hommes suivirent la supérieure, qui, la lumière à la main, les conduisit dans une espèce de caveau où l’on mettait les instruments de jardinage, et d’où, ils sortirent cinq minutes après, le plus grand des deux une pioche sur son épaule, et l’autre une pince à la main.

Ils sondèrent la muraille, et, à l’endroit où elle leur parut la moins épaisse, ils se mirent à la besogne.

– Et maintenant, monseigneur, demanda la supérieure, que dois-je faire ?

– Allez faire chauffer votre propre chambre, ordonna le cardinal, et préparer un souper.

La supérieure s’éloigna, le cardinal put la suivre des yeux, grâce à la cire allumée qu’elle emportait avec elle. Il la vit rentrer dans l’intérieur du couvent. Probablement, l’intention ne lui était pas même venue de lutter contre l’événement qui s’accomplissait ; elle savait trop bien qu’au point où elle en était, quoique le pouvoir du cardinal fut loin d’avoir atteint la hauteur à laquelle il devait parvenir, elle n’avait à attendre de miséricorde que de lui, sa puissance ecclésiastique étant encore plus étendue à cette époque que sa puissance temporelle. Sous ces deux rapports, elle relevait entièrement de lui ; comme maison de correction du pouvoir temporel, comme maison religieuse du pouvoir ecclésiastique.

Lorsque la prisonnière entendit résonner sur la pierre les coups de pioche et les grincements de la pince, elle crut seulement alors à ce que lui avait promis le cardinal.

– C’est donc vrai ! c’est donc vrai ! s’écria-t-elle. Oh ! qui êtes-vous, afin que je vous bénisse dans ce monde et dans l’éternité ?

Mais, quand elle entendit tomber les premières pierres à l’intérieur, quand ses yeux, habitués aux ténèbres comme ceux des oiseaux de nuit, perçurent l’infiltration, non pas de la lumière, mais de l’obscurité transparente qui se faisait dans son tombeau par une autre ouverture que par celle de cette lucarne grillée, qui depuis neuf ans lui donnait tout ce qui entrait de lumière dans ses yeux et tout ce qui entrait d’air dans sa poitrine, elle lâcha la main du cardinal, s’élança vers cette ouverture, et, au risque d’avoir les mains brisées par les coups de pioche, elle saisit les pierres, les secouant de toutes ses forces, et essayant de les desceller, pour hâter de son côté l’œuvre de sa délivrance.

Et, avant même que le trou fût assez grand pour qu’elle en pût sortir, elle passa la tête, puis les épaules, s’inquiétant peu de les meurtrir et de les déchirer, en criant :

– Aidez-moi, mais aidez-moi donc ! tirez-moi hors de mon tombeau, mes libérateurs bénis, mes frères bien-aimés !

Et comme, par l’effort qu’elle avait fait, elle était déjà sortie à moitié, ils prirent par dessous les bras ce corps qui avait, la couleur et la froideur de la pierre, de laquelle elle semblait éclore, et le tirèrent à eux.

Le premier mouvement de la pauvre créature, lorsqu’elle fut sortie, lorsqu’elle eut à pleins poumons respiré un air pur, lorsqu’elle eut étendu ses bras avec un douloureux cri de joie vers les étoiles, fut de tomber à genoux pour remercier Dieu ; puis, voyant à deux pas d’elle son sauveur debout, elle tendit les bras de son côté et s’élança vers lui avec un cri de reconnaissance.

Mais lui, soit pitié pour cette femme demi-nue, soit pudeur pour lui-même, avait déjà détaché sa robe de moine qui, pour être revêtue et dévêtue plus vite, s’ouvrait du haut en bas par devant, et l’avait étendue sur ses épaules, tandis que lui demeurait avec le costume complet de cavalier, en velours noir avec des rubans violets.

– Couvrez-vous de cette robe, ma sœur, lui dit-il, en attendant les habits qui vous sont promis.

Puis, soit émotion, soit manque de forces, comme elle chancelait :

– Bonnes gens, dit-il aux porteurs en leur donnant une bourse qui pouvait contenir le double de ce qu’il leur avait promis, prenez entre vos bras cette femme trop faible pour marcher, et me l’apportez dans la chambre de la supérieure.

Puis, montant à cette chambre, où selon l’ordre qu’il avait donné, un grand feu s’allumait dans l’âtre, et où deux bougies brûlaient sur une table :

– Maintenant, dit-il à la supérieure, du papier, une plume, de l’encre, et laissez-nous.

La supérieure obéit.

Le cardinal, resté seul, s’accouda sur la table en murmurant :

– Cette fois je crois que le Seigneur est avec moi.

En ce moment, le plus grand des deux hommes apporta dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, la prisonnière, privée de tout sentiment, et la déposa, enveloppée dans la robe de moine, à quelque distance du feu, à la place que lui indiquait du doigt le cardinal.

Puis, saluant respectueusement, comme si connaissant la grandeur du rang, il y ajoutait celle de l’action, il sortit.

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