Le Comte de Moret – Tome I

VII

OÙ LE CARDINAL UTILISE POUR SON COMPTE LE BREVET QU’IL A DONNÉ À SOUSCARRlÈRES.

Prévenu comme il l’était par le billet trouvé sur le médecin Senelle et déchiffré par Rossignol, le cardinal n’avait vu, dans la scène qui s’était passée chez la douairière de Longueville, entre Monsieur, la princesse Marie et Vauthier, scène que lui avait racontée Mme de Combalet, que l’exécution du plan arrêté entre ses ennemis et l’entrée en campagne de Marie de Médicis.

Marie de Médicis était, en effet, sa plus implacable adversaire. Nous avons dit ailleurs les raisons de cette haine ; et c’était aussi celle dont il avait le plus à craindre, à cause de l’influence qu’elle avait conservée sur son fils, et des moyens ténébreux dont disposait son ministre Bérulle.

C’était donc la reine-mère qu’il fallait ruiner, c’était son influence fatale, influence qu’elle avait reprise à son retour d’exil, dont il fallait purger Louis XIII, et non de cette humeur noire à laquelle s’acharnait Bouvard, et qui était sa vie.

Il y avait un moyen terrible d’arriver à cela, Richelieu avait toujours hésité, mais l’heure lui paraissait être venue des remèdes héroïques. C’était de démontrer à Louis XIII l’incontestable complicité de sa mère dans la mort de Henri IV.

Louis XIII avait cette grande qualité de professer pour le roi Henri IV, qu’il fût son père ou qu’il ne le fût pas, la plus haute vénération et le plus suprême respect.

L’homme qu’il avait puni dans Concini, le jour où il l’avait fait assassiner par Vitry, au pont tournant du Louvre, c’était plutôt le complice du meurtrier du roi que l’amant de sa mère et le dilapidateur de l’argent de la France.

Or, il était convaincu d’une chose, c’est qu’à l’instant même où Louis XIII serait convaincu de la complicité de sa mère, sa mère n’avait plus qu’à prendre le chemin de l’exil.

Richelieu, au moment où onze heures et demie sonnaient à la pendule de son cabinet, prit donc deux papiers scellés et signés d’avance sur son bureau, appela Guillemot, son valet de chambre, dévêtit sa robe rouge, son tube de dentelle et son camail de fourrure, revêtit une simple robe de capucin, pareille à celle du père Joseph, envoya chercher une chaise à porteurs, rabattit son capuchon sur ses yeux, descendit, monta dans la chaise à porteurs et donna l’ordre de le conduire rue de l’Homme Armé, à l’hôtellerie de la Barbe-peinte.

De la place Royale à la rue de l’Homme Armé le trajet était court. On prit la rue Neuve-Sainte-Catherine, la rue des Francs-Bourgeois, on tourna à gauche par la rue du Temple, par celle des Blancs-Manteaux, et l’on se trouva rue de l’Homme Armé.

Le cardinal remarqua une chose qui fit, dans son esprit, honneur à l’activité de maître Soleil. C’est que, quoique minuit vînt de sonner à l’horloge des Blancs-Manteaux, l’hôtel était encore éclairé comme s’il dût recevoir autant de voyageurs la nuit que le jour, et qu’un garçon veillait, prêt à les recevoir s’ils se présentaient.

Le cardinal ordonna à ses porteurs de l’attendre au coin de la rue du Plâtre ; puis, descendant de sa chaise, il entra dans l’hôtellerie de la Barbe peinte, où le veilleur, le prenant pour le père Joseph, lui demanda s’il ne voulait pas voir son pénitent Latil.

C’était pour cela justement que le cardinal venait.

Du moment où Latil n’avait pas été tué sur le coup, Latil devait en revenir : d’ailleurs il avait reçu tant de coups d’épée dans sa vie, que l’on aurait pu dire qu’un nouveau coup d’épée passait toujours dans un ancien.

Seulement Latil était encore fort malade, mais il entrevoyait déjà le moment où, la bourse du comte de Moret dans sa poche, il pourrait se faire transporter à l’hôtel Montmorency.

Il n’avait pas revu le père Joseph, auquel il s’était confessé sans le connaître ; mais, à son grand étonnement, il avait vu arriver le médecin du cardinal, qui, d’après la recommandation pressante faite par le secrétaire de Son Éminence, avait eu le plus grand soin de lui, de sorte qu’il ne savait à quelle bonne fortune attribuer les soins empressés dont il était l’objet.

Latil n’avait pu être laissé sur la table et dans la salle basse ; il avait été transporté au premier et dans un lit. On lui avait donné la chambre numéro 11, attenant à la chambre numéro 13 ; quant à celle-ci, la belle Marina – Mme de Fargis, si vous l’aimez mieux, – l’avait gardée en location mensuelle.

Il se réveilla à la lueur de la chandelle, que le garçon de garde portait devant le ministre, et la première chose qu’il aperçut à la clarté de cette chandelle, que ce même garçon déposa sur une table en se retirant, fut une longue figure grise, qu’il reconnut pour la silhouette d’un capucin.

Pour Latil, il n’y avait évidemment d’autre capucin au monde que celui qui l’avait confessé, et c’est même, il faut le dire, l’aveu dût-il nuire à la considération religieuse que nos lecteurs portent au digne blessé, c’est même à cette soirée de la confession qu’il faut faire remonter ses premières et ses dernières relations avec cette vénérable branche de l’arbre de Saint-François, tolérée, mais non approuvé par le général de l’ordre.

Il lui vint donc dans l’esprit que le digne capucin, ou le croyait plus malade, ou venait pour le confesser une seconde fois, ou le croyait mort et venait pour l’enterrer.

– Holà ! mon père, dit-il, ne vous pressez pas ; par la grâce de Dieu et de vos prières, il y a eu miracle en ma faveur, et il paraît que le pauvre Étienne Latil pourra continuer d’être honnête homme à sa manière, malgré les marquis et les vicomtes qui le traitent de sbire et de coupe-jarret, tout en se mettant quatre contre lui.

– Je connais votre belle conduite, mon frère, et je viens vous en féliciter, tout en me réjouissant avec vous de votre entrée eu convalescence.

– Diable ! fit Latil, était-ce si pressé, qu’il faille me réveiller à une pareille heure, et ne pouviez-vous attendre qu’il fît jour pour me venir faire ce compliment ?

– Non, dit le capucin, car j’avais besoin de causer promptement et secrètement avec vous, mon frère.

– Pour affaire d’État ? dit en riant Latil.

– Justement ! pour affaire d’État.

– Bon ! continua Latil, riant toujours, si mal accommodé qu’il fût par ses deux blessures et ses quatre plaies ; ne seriez-vous pas l’Éminence grise, alors ?

– Je suis mieux que cela, dit le cardinal en riant à son tour, je suis l’Éminence rouge.

Et il rabattit son capuchon pour que Latil sût bien à qui il avait affaire.

– Ouais ! fit Latil, en se reculant avec un mouvement involontaire de terreur. Par mon saint patron lapidé aux portes de Jérusalem, c’est en effet vous-même, monseigneur !

– Oui, et vous devez juger de l’importance de l’affaire, puisque, au risque des accidents qui peuvent m’arriver dans une sortie nocturne et sans garde, je viens pour m’entretenir avec vous.

– Monseigneur me trouvera son obéissant serviteur, tant que mes forces me le permettront.

– Prenez votre temps et recueillez vos souvenirs.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel les regards du cardinal se fixèrent sur Latil comme pour pénétrer jusqu’au fond de sa pensée.

– Vous étiez, quoique bien jeune, fort ami de cœur du feu roi, dit le cardinal, puisque vous avez refusé de tuer son fils, malgré la somme énorme qui vous a été offerte.

– Oui, monseigneur, et je dois dire que la fidélité que je portais à sa mémoire fut une des causes qui me firent quitter le service de M. d’Épernon.

– Vous étiez, m’a-t-on assuré, sur le marche-pied même du carrosse quand le roi fut assassiné. Pouvez-vous me dire ce qu’il se passa à l’égard de l’assassin en ce moment-là et après, et de quelle façon le duc parut affecté de cette catastrophe ?

– J’étais au Louvre avec M. le duc d’Épernon, seulement j’attendais dans la cour ; à quatre heures précises, le roi descendit.

– Avez-vous remarqué, demanda le cardinal, s’il était triste ou gai ?

– Profondément triste, monseigneur. Mais faut-il raconter sur ce point tout ce que je sais ?

– Tout, dit le cardinal, si vous vous en sentez la force.

– Ce qui rendait le roi triste, c’étaient non-seulement les pressentiments, mais les prédictions. Sans doute vous les connaissez, monseigneur ?

– Je n’étais point à Paris à cette époque, et n’y vins que cinq ans après. Je ne sais donc rien, traitez-moi en conséquence.

– Eh bien, monseigneur, je vais vous raconter tout cela, car, en vérité, il me semble que votre présence me rend ma force et que la cause sur laquelle vous m’interrogez plaît au seigneur Dieu, qui a permis la mort du roi, mon maître, mais qui ne permet pas que cette mort reste impunie.

– Courage ! mon ami, dit le cardinal, vous êtes dans la voie sainte.

– On avait, continua le blessé, faisant un effort visible pour rappeler des souvenirs que la perte du sang avait effacés de sa mémoire, on avait, en 1607, à la grande foire de Francfort, mis en vente plusieurs livres d’astrologie dans lesquels on disait que le roi de France périrait dans la cinquante-neuvième année de son âge, c’est-à-dire en 1610. La même année, un prieur de Montargis trouva sur l’autel, à plusieurs reprises, des avis que le roi serait assassiné.

Un jour, la reine-mère vint voir le duc à son hôtel ; ils s’enfermèrent dans une chambre ; mais, curieux comme un page, je me glissai dans un cabinet, et j’entendis la reine dire qu’un docteur en théologie, nommé Olive, avait, dans un livre dédié à Philippe III, annoncé, pour l’an 1610, la mort du roi ; le roi connaissait cette prédiction, qui ajoutait que le roi serait dans une voiture ; car elle disait aussi qu’à l’entrée de l’ambassadeur espagnol, à Paris, la voiture du roi ayant penché, il s’était jeté si brusquement sur elle, qu’il lui avait enfoncé dans le front les pointes de diamant qu’elle portait dans ses cheveux.

– Ne fut-il pas aussi question, dans tout cela, demanda le cardinal, d’un nommé Lagarde ?

– Oui, monseigneur, dit Latil, et vous me rappelez un détail que j’oubliais, un détail qui même troubla fort M. d’Épernon ; ce Lagarde, en venant des guerres chez les Turcs, s’était arrêté à Naples et y avait vécu avec un nommé Hébert, qui avait été le secrétaire de Biron. Comme ce dernier n’était mort que depuis deux ans, tout conspirateur se rattachant à ce complot était encore exilé. Hébert, un jour, l’invita à dîner, et pendant qu’il dînait, il vit entrer un grand homme violet, lequel dit que les réfugiés pouvaient attendre bientôt, parce que, avant la fin de l’année 1610, il tuerait le roi. Lagarde avait demandé son nom, on lui avait répondu qu’il se nommait Ravaillac, et qu’il était à M. d’Épernon !

– Oui, dit le cardinal, je savais à peu près cela.

– Monseigneur veut-il que j’abrège ? demanda Latil ?

– Non ! ne retranchez pas un mot, mieux vaut plus que pas assez !

– Pendant qu’il était à Naples, on l’avait conduit chez un jésuite nommé le père Alagon. Ce père l’avait fort engagé à tuer Henri IV : Choisissez, disait-il, un jour de chasse ; Ravaillac frappera à pied et à cheval. En route, il reçut une lettre de lui, renouvelant les mêmes propositions ; à peine à Paris, il porta la lettre au roi : Ravaillac et d’Épernon y étaient nommés.

– N’entendîtes-vous pas dire que le roi fut impressionné de cette communication ?

– Oh ! oui, fort impressionné ; personne au Louvre ne savait d’où lui venait sa tristesse. Pendant huit jours il garda son fatal secret, puis il quitta la cour, resta seul à Livry, dans une petite maison de son capitaine des gardes ; enfin, n’y tenant plus, ne dormant plus, il vint à l’Arsenal et dit tout à Sully, le priant de lui faire, à l’Arsenal, arranger un tout petit logement, quatre chambres, afin qu’il pût en changer.

– Ainsi, murmura Richelieu, ainsi, ce roi si bon, le meilleur que la France ait eu, en était arrivé à être obligé, comme Tibère, cette exécration du monde, à changer de chambre chaque nuit, de peur d’être assassiné ! Et parfois, j’ose me plaindre, moi !

– Enfin, un jour que le roi passait près des Innocents, un homme, en habit vert, de lugubre mine, lui cria : « Au nom de Notre-Seigneur et de la Sainte-Vierge, Sire, il faut que je parle à vous ! Est-il vrai que vous allez faire la guerre au pape ? » Le roi voulait s’arrêter et parler à cet homme. On l’en empêcha. C’était tout cela qui le rendait triste comme un homme qui va à la mort. Ce malheureux vendredi 14 mai, quand je le vis descendre l’escalier du Louvre et monter en voiture, ce fut alors que M. d’Épernon m’appela et me dit de monter sur le marchepied.

– Vous rappelez-vous ?, demanda Richelieu, combien il y avait de personnes dans le carrosse, et comment ces personnes étaient disposées ?

– Trois personnes, monseigneur : le roi, M. de Montbazon et M. d’Épernon. M. de Montbazon était à droite, M. d’Épernon à gauche, le roi au milieu. Je vis très bien alors un homme qui était appuyé à la muraille du Louvre, et qui attendait, comme s’il eût su que le roi devait sortir. En voyant le carrosse découvert qui lui permettait de reconnaître le roi, il se détacha de la muraille et nous suivit.

– C’était l’assassin ?

– Oui, mais je ne le connaissais pas. Le roi était sans gardes ; il avait dit d’abord qu’il allait voir M. de Sully, qui était malade, puis à la rue de l’Arbre Sec il s’était ravisé et avait ordonné d’aller chez Mlle Paulet, en disant qu’il voulait la prier de faire l’éducation de son fils Vendôme, qui avait de vilains goûts italiens.

– Continuez, continuez, insista le cardinal, c’est ainsi qu’il est bon de n’oublier aucun détail.

– Oh ! monseigneur, il me semble que j’y suis encore ; il faisait une magnifique journée, il était quatre heures un quart à peu près. Quoiqu’on reconnût Henri IV, on ne criait pas : Vive le roi ! – Le peuple était triste et défiant.

– En arrivant à la rue des Bourdonnais, M. d’Épernon n’occupa-t-il point le roi à quel que chose ?

– Ah ! monseigneur, dit Latil, on dirait que vous en savez autant que moi.

– Je t’ai, au contraire, dit que je ne savais rien. Continue.

– Oui, monseigneur, il lui donna une lettre à lire ; le roi lut et ne s’occupa plus de rien de ce qui se passait autour de lui.

– C’est cela ! murmura le cardinal.

– Au tiers à peu près de la rue de la Ferronnerie, une voiture de vin et une voiture de foin se croisèrent. Il y eut un embarras ; le cocher appuya à gauche et le moyeu de la roue toucha presque le mur des Saints-Innocents. Je me serrai contre la portière de peur d’être écrasé. La voiture s’arrêta.

En ce moment un homme monta sur une borne, m’écarta de la main, et par-devant la poitrine de M. d’Épernon, qui s’effaçait comme pour laisser passer son bras, il frappa le roi d’un premier coup. « À moi, cria le roi, je suis blessé ! » et il leva le bras dont il tenait la lettre ; cela donna facilité à la même main de frapper un second coup ; elle frappa. Cette fois le roi ne poussa qu’un soupir : il était mort. – « Le roi n’est que blessé ! » cria M. d’Épernon, et il jeta sur lui son manteau. Je n’en vis pas davantage, je luttais en ce moment avec l’assassin, que j’avais saisi par son habit et qui me déchiquetait les mains à coups de couteau ; mais je ne le lâchai que lorsque je le vis pris et bien solidement arrêté. « Ne le tuez pas ! cria M. d’Épernon, et conduisez-le au Louvre ! »

Richelieu posa la main sur celle du blessé, comme pour l’interrompre.

– Le duc cria cela ? demanda-t-il ?

– Oui, monseigneur, mais le meurtrier était déjà pris, et tout danger qu’on le tuât était passé. On le traîna au Louvre ; je l’y suivis. Il me semblait que c’était ma proie. Je le montrais de mes mains sanglantes et je criais : – C’est lui ! le voilà celui qui a tué le roi ! – Lequel, criait-on, lequel ? – Celui qui est habillé de vert. »

On pleurait, on criait, on menaçait l’assassin. La voiture du roi ne pouvait marcher, si grande était l’affluence autour d’elle. En avant du Garde-meuble, je reconnus le maréchal d’Ancre ? un homme lui annonça la nouvelle fatale, et il rentra vivement au château. Il monta droit à l’appartement de la reine, ouvrit la porte, et sans nommer personne, comme si elle devait savoir de qui il était question il cria en italien : « E amazatto ! »

– Il est tué ! répéta Richelieu. Cela s’accorde parfaitement avec ce qui m’avait déjà été rapporté. Maintenant, le reste.

– On conduisit et l’on déposa l’assassin à Hôtel de Retz, attenant au Louvre. On mit des gardes à la porte ; mais on ne la ferma point, afin que tout le monde pût entrer. Je m’y installai. Il me semblait que cet homme m’appartenait. Je racontais son action et comment la chose s’était passée ; au nombre des visiteurs fut le père Cotton, le confesseur du roi.

– Il y vint, vous êtes sûr ?

– Il y vint, oui, monseigneur.

– Parla-t-il à Ravaillac ?

– Il lui parla.

– Avez-vous entendu ce qu’il lui disait ?

– Oui, certes, et je puis le répéter, mot pour mot.

– Faites alors.

– Il lui disait d’un air paterne : Mon ami !

– Il appelait Ravaillac mon ami ?

– Oui. Il lui disait : Mon ami, prenez bien garde de faire inquiéter les gens de bien.

– Et comment était l’assassin ?

– Parfaitement calme, et comme un homme qui se sent sûrement appuyé.

– Resta-t-il à l’hôtel de Retz ?

– Non, M. d’Épernon le fit venir chez lui, où il resta du 14 au 17, il eut alors tout le temps de le voir à son aise et de causer avec lui. Le 17, seulement, on le conduisit à la Conciergerie.

– À quelle heure précise le roi fut-il tué ?

– À quatre heures vingt minutes.

– Et à quelle heure connut-on sa mort dans Paris ?

– À neuf heures seulement. Seulement à six heures et demie on avait proclamé la reine régente.

– C’est-à-dire une étrangère qui parlait encore italien, reprit avec amertume Richelieu, une Autrichienne, la petite-nièce de Charles-Quint, la cousine de Philippe II, c’est-à-dire la Ligue. Finissons-en avec Ravaillac.

– Personne ne peut vous dire mieux que moi comment la chose se passa ; je ne le quittai que sur la roue, j’avais des privilèges ; on disait : C’est le page de M. d’Épernon, c’est lui qui a arrêté le meurtrier ! Et les femmes m’embrassaient, tandis que les hommes criaient frénétiquement : Vive le roi ! qui était mort. Le peuple, qui avait d’abord été calme et comme étourdi par la nouvelle, était devenu comme insensé de fureur ; il faisait des rassemblements devant la Conciergerie, et, ne pouvant lapider le coupable, il lapidait les murs.

– Il ne dénonça jamais personne ?

– Non, pendant les interrogatoires. Pour moi, il est évident qu’il croyait toujours qu’au moment suprême il serait sauvé. Seulement, il dit que les prêtres d’Angoulême, auxquels il s’était adressé, avouant qu’il voulait tuer un roi hérétique, et qui lui avaient donné l’absolution au lieu de le détourner de son projet, avaient ajouté à l’absolution un petit reliquaire dans lequel ils lui avaient dit qu’il y avait un morceau de la vraie croix ; le reliquaire, ouvert devant lui par le tribunal, ne contenait rien du tout. Dieu merci ! les hommes n’avaient point osé faire Monseigneur Jésus complice d’un pareil crime.

– Que dit-il en voyant qu’il avait été trompé ?

– Il se contenta de dire : L’imposture retombera sur les imposteurs.

– J’ai eu sous les yeux, dit le cardinal, un extrait du procès-verbal publié ; il y est dit : « Ce qui se passa à la question est le secret de la cour. »

– Je n’étais pas à la question, répondit Latil, mais j’étais sur la roue à côté du bourreau ; le jugement portait que le patient serait écartelé et tenaillé ; mais on ne s’en tint point là : le procureur du roi, M. Laguerle, proposa d’ajouter à l’écartellement le plomb fondu, l’huile et la poix bouillantes, accompagnées d’un mélange de cire et de soufre-Le tout fut voté d’enthousiasme. Si l’on eût laissé le peuple se charger de l’affaire, c’eût été vite fait ; en cinq minutes, Ravaillac eût été mis en pièces. Lorsqu’il sortit de prison pour marcher à la Grève, il s’éleva une telle tempête de cris de rage, de malédictions, de menaces, qu’il comprit alors seulement la grandeur du crime qu’il avait commis. Sur l’échafaud, il se tourna vers le peuple et demanda en grâce et d’une voix lamentable qu’on lui donnât à lui, qui allait tant souffrir, la consolation d’un Salve Regina.

– Et cette consolation lui fut-elle donnée ?

– Ah bien oui ! d’une seule voix toute la grève hurla : « Judas à la damnation ! »

– Continuez, dit Richelieu, vous étiez sur l’échafaud, près de l’exécuteur, disiez-vous ?

– Oui, l’on m’avait fait cette faveur, répondit Latil, comme ayant arrêté ou du moins contribué à arrêter l’assassin.

– Eh bien, justement, dit le cardinal, on m’a assuré que sur l’échafaud il avait fait des aveux.

– Voici ce qui se passa, monseigneur. Votre Éminence comprend que lorsqu’on a assisté à un pareil spectacle, les jours, les mois, les ans, peuvent passer, ou s’en souvient toute la vie. Après les premiers tiraillements des chevaux, tiraillements infructueux, car ils n’avaient pu détacher aucun membre du corps, au moment où, dans des ouvertures faites sur les bras, sur la poitrine et dans les cuisses avec le rasoir, on coulait successivement du plomb fondu, de l’huile bouillante, du souffre allumé, ce corps qui n’était plus qu’une pluie céda à la douleur et se mit à crier au bourreau : « Arrête ! arrête ! Je parlerai. »

Le bourreau s’arrêta. Le greffier qui était au pied de l’échafaud, monta dessus, et, sur une feuille séparée du procès-verbal d’exécution, écrivit ce que lui dicta le patient.

– Eh bien ? demanda vivement le cardinal, en ce moment suprême, qu’avoua-t-il ?

– Je voulus m’approcher, dit Latil, mais on m’en empêcha, il me sembla seulement entendre le nom d’Épernon et celui de la reine.

– Mais ce procès-verbal, mais cette feuille volante, n’en avez-vous jamais entendu parler chez le duc ?

– Au contraire, monseigneur, j’en ai entendu parler bien souvent.

– Qu’en disait-on ?

– Quant au procès-verbal d’exécution, on disait que le rapporteur l’avait mis dans une cassette et l’avait caché dans l’épaisseur du mur, au chevet de son lit ; quant à la feuille volante, elle était, disait-on encore, gardée par la famille Joly de Fleury, qui niait l’avoir, mais qui, au grand désespoir de M. d’Épernon, l’avait laissé voir à quelques amis, qui, à cause de la mauvaise écriture du greffier, avaient eu grand’peine à y déchiffrer, mais enfin y avaient déchiffré les noms du duc et de la reine.

– Et cette feuille écrite ?

– Cette feuille écrite, le supplice reprit son cours. Comme les chevaux fournis par la prévôté étaient de maigres haridelles, n’ayant point assez de force pour séparer les membres du corps, un gentilhomme offrit le cheval sur lequel il était monté, et qui du premier élan emporta une cuisse. Comme le patient vivait encore, le bourreau le voulut achever, mais les laquais de tous les seigneurs assistant à l’exécution, et qui étaient autour de la barrière, sautèrent par-dessus, escaladèrent l’échafaud et lardèrent ce corps mutilé, de coups d’épées. Alors le peuple se rua dessus à son tour, le déchiqueta par petits morceaux et alla brûler la chair du parricide à tous les carrefours. En rentrant au Louvre, je vis les Suisses qui rôtissaient une jambe sous les fenêtres de la reine. Voilà.

– Ainsi, c’est tout ce que vous savez ?

– Oui, monseigneur, sinon que j’ai entendu bien souvent raconter comment fut partagé le trésor à si grand’peine amassé par Sully.

– Je le sais, le prince de Condé a eu pour lui seul quatre millions ; mais ceci m’inquiète médiocrement. Revenons donc à notre véritable affaire, et dites-moi si, au milieu de tout cela, vous n’avez point entendu parler d’une certaine marquise d’Escoman ?

– Ah ! je le crois bien ! fit Latil, une petite femme un peu bossue, s’appelant de son nom de fille Jacqueline le Voyer, dite de Coëtman, et non pas d’Escoman. Elle n’était point marquise, quoique l’on eût l’habitude de lui donner ce titre, attendu que son mari se nommait Isaac de Varenne tout court. C’était la maîtresse du duc ; Ravaillac demeura six mois chez elle. On l’accusa d’avoir été d’intelligence avec lui pour faire assassiner le roi. Elle disait à qui voulait l’entendre que la reine-mère était du complot, mais que Ravaillac l’ignorait.

– Qu’est devenue cette femme ? demanda le cardinal.

– Elle a été arrêtée quelques jours avant la mort du roi.

– Je le sais, elle est même restée en prison jusqu’en 1619 ; mais en 1619 elle fut enlevée de cette prison et transportée dans quelque autre, et je n’ai pu savoir laquelle. La connaissez-vous ?

– Monseigneur se rappelle qu’en 1613, sentence fut rendue par le Parlement, qui arrêtait toute enquête, vu la qualité des accusés. Ce vu la qualité des accusés était une éternelle menace. Concini tué, Luynes tout puissant, on pouvait reprendre le procès et le pousser jusqu’au bout ; mais Luynes aima mieux se réconcilier avec la reine-mère et s’en faire un appui, que de la briser tout-à-fait et de s’exposer un jour à la colère de Louis XIII. Luynes alors avait donc exigé du Parlement que la sentence fût réformée au profit de la reine, que l’accusation fût déclarée calomnieuse, Marie de Médicis et d’Épernon innocentés, et à leur place, la de Coëtman condamnée.

– Ce fut alors qu’elle disparut, en effet. Mais dans quelle prison fut-elle conduite ? C’est ce que je vous ai déjà demandé et que vous ignorer probablement, puisque vous ne m’avez pas répondu sur ce point.

– Si fait, monseigneur, je puis vous dire où elle est, ou du moins où elle était, car depuis ces neuf ans, Dieu seul sait si elle est vivante ou morte.

– Dieu permettra qu’elle soit vivante ! s’écria le cardinal, avec une foi si vive, que l’on pouvait facilement voir que le besoin qu’il avait qu’elle vécût, était pour moitié au moins dans sa croyance.

Et il ajouta :

– J’ai toujours remarqué que plus le corps souffre, plus l’âme y tient.

– Eh bien, monseigneur, dit Latil elle fut renfermée dans un in pace, où ses os sont encore, si sa chair n’y est plus.

– Et tu sais où est cet in pace ? demanda vivement le cardinal.

– Il a été construit exprès, monseigneur, dans un angle de la cour des Filles repenties. C’était un tombeau dont la porte fut murée sur elle, on l’y voyait par une fenêtre grillée, à travers les barreaux de laquelle en lui passait son boire et son manger.

– Et tu l’y as vue ? demanda le cardinal.

– Je l’y ai vue, monseigneur ; on laissait les enfants lui jeter des pierres, et comme une bête féroce elle rugissait, disant : « Ils mentent, ce n’est pas moi qui l’ai assassiné, ce sont ceux qui m’ont fait mettre ici ! »

Le cardinal se leva.

– Pas un instant à perdre ! s’écria-t-il. C’est cette femme qu’il me faut !

Puis à Latil :

– Guérissez-vous, mon ami, et une fois guéri ne vous inquiétez plus de l’avenir.

– Peste ! avec une pareille promesse, dit le blessé, je n’y manquerai pas, monseigneur ; mais, ajouta-t-il, il était temps.

– Temps de quoi ? demanda Richelieu.

– Que nous finissions ; je me sens faible et… bon ! est-ce que je vais mourir ?…

Et il laissa retomber avec un soupir sa tête sur l’oreiller.

Le cardinal regarda autour de lui, vit un petit flacon qui lui parut devoir renfermer un cordial. Il versa quelques gouttes de la liqueur qu’il contenait dans une petite cuiller, et les fit avaler au blessé, qui rouvrit les yeux et poussa un nouveau soupir, mais d’allégement.

Le cardinal mit alors le doigt sur sa bouche, pour recommander le silence à Latil, recouvrit sa tête du capuchon de sa robe et sortit.

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