Le Comte de Moret – Tome I

IX

LE RÉCIT.

Le cardinal demeura seul avec cette pauvre créature inanimée, que l’on eût pu croire morte, si des frissonnements nerveux n’eussent agité de temps en temps la robe de gros drap qui l’enveloppait, de telle façon que l’on ne voyait aucune partie de sa personne, mais seulement le relief de son corps, relief qui semblait bien plus celui d’un cadavre que d’une personne vivante.

Mais peu à peu, la bienfaisante influence du feu se fit sentir, les agitations du froc devinrent plus fréquentes ; deux mains, que l’on eût prises pour celles d’un squelette, si leurs ongles, démesurément longs, n’eussent indiqué qu’elles appartenaient à un corps n’ayant point encore épuisé la somme de ses souffrances en ce monde, sortirent hors des manches, s’allongeant instinctivement vers le feu ; puis, la tête pâle avec les orbites de ses yeux agrandis par la souffrance, bistrée jusqu’au milieu des joues, ses lèvres tirées par en haut et par en bas, laissant voir ses dents serrées, apparut à son tour, roide comme celle d’une tortue sortant de sa carapace. Les jambes se tendirent dans la même direction, laissant voir à l’extrémité de la robe deux pieds de marbre ; puis, par un mouvement d’une roideur tout automatique, le corps se trouva assis, et sourdes comme si elles sortaient de la poitrine d’un trépassé, on entendit ces paroles :

– Du feu ! comme c’est bon du feu !

Et, comme un enfant qui n’en connaît pas le danger, elle s’approcha insensiblement de ce feu, dont ses membres glacés mesuraient mal la chaleur.

– Prenez garde, ma sœur, dit le cardinal, vous allez vous brûler !

La dame de Coëtman tressaillit, et se tourna tout d’une pièce du côté d’où venait la voix ; elle n’avait point vu que la chambre fût occupée par une autre personne qu’elle, ou plutôt elle n’avait rien vu que ce feu, l’attirant à lui, et lui donnant le vertige comme un abîme.

Elle regarda un instant le cardinal, qu’elle ne reconnut point dans son habit de cavalier, ne l’ayant vu que sous sa robe de moine.

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle. Je connais votre voix ; mais vous, je ne vous connais pas.

– Je suis celui qui vous a déjà donné un vêtement et du feu, et qui va vous donner du pain et la liberté.

Elle fit un effort de mémoire, et essayant de se souvenir.

– Oh ! oui, dit-elle en se traînant vers le cardinal, oui, vous m’avez promis tout cela ; puis elle regarda autour d’elle, et baissant la voix : mais pourrez-vous tenir ce que vous m’avez promis ? J’ai des ennemis terribles et puissants.

– Rassurez-vous, vous avez un protecteur plus terrible et plus puissant qu’eux.

– Lequel ?

– Dieu !

La dame de Coëtman secoua la tête.

– Il m’a oubliée bien longtemps ! dit-elle.

– Oui, mais quand il se souvient une fois, il n’oublie plus.

– J’ai bien faim ! dit-elle.

Au même moment, comme si elle eût donné un ordre, et que cet ordre eût été exécuté, la porte s’ouvrit et deux religieuses apportant du pain, du vin, une tasse de bouillon et un poulet froid entrèrent.

À leur vue, la dame de Coëtman poussa un cri d’effroi.

– Oh ! mes bourreaux ! mes bourreaux ! cria-t-elle. Défendez moi.

Et elle alla s’accroupir derrière le fauteuil du cardinal, afin de mettre son défenseur inconnu entre elle et les religieuses.

– Ce que j’apporte est-il suffisant, monseigneur ? demanda du seuil de la chambre la supérieure.

– Oui, mais vous voyez la terreur qu’inspirent vos sœurs à la prisonnière ; qu’elles déposent ce qu’elles apportent sur cette table et qu’elles se retirent.

Les religieuses déposèrent sur le bout de la table opposée à la dame de Coëtman le bouillon, le poulet, le pain, le vin, le verre.

Une cuiller était dans la tasse, une fourchette et un couteau étaient dans le même plat que le poulet.

– Venez, dit la supérieure à ses religieuses.

Toutes trois allaient sortir.

Le cardinal fit un geste en levant le doigt, la supérieure, qui vit que c’était à elle que ce geste s’adressait, s’arrêta.

– Songez que je goûterai à tout ce que mangera et boira cette femme, dit-il.

– Vous le pouvez sans crainte, monseigneur, répondit la supérieure.

Et, faisant une révérence, elle sortit.

La prisonnière attendit que la porte fût refermée, et alors elle étendit un bras décharné vers la table, qu’elle regardait en même temps d’un œil avide.

Mais le cardinal s’empara de la tasse de bouillon, dont il but d’abord une ou deux gorgées, et se tournant vers l’affamée, qui, les bras étendus vers lui, le couvrait du regard.

– Il y a deux jours que vous n’avez mangé, m’avez-vous dit ?

– Trois, monseigneur.

– Pourquoi m’appelez-vous monseigneur ?

– J’ai entendu que la supérieure vous appelait ainsi, et d’ailleurs il faut que vous soyez un grand de la terre pour oser prendre ma défense comme vous le faites.

– S’il y a trois jours que vous n’avez mangé, raison de plus pour prendre toute sorte de précautions. Prenez cette tasse, mais buvez le bouillon par cuillerée.

– Je ferai ce que vous ordonnez, monseigneur, en tout et toujours.

Elle prit avidemment la tasse des mains du cardinal et porta la première cuillerée de bouillon à la bouche.

Mais la gorge semblait s’être resserrée, l’estomac semblait s’être rétréci, le bouillon ne passa qu’avec difficulté et douloureusement.

Peu à peu cependant la difficulté diminua, et après la quatrième ou cinquième cuillerée, elle put boire le reste à même la tasse.

En l’achevant, sa faiblesse était si grande qu’une sueur froide lui passa sur le front et qu’elle fut prête à s’évanouir.

Le cardinal lui versa le quart d’un verre de vin, lui recommandant après l’avoir goûté lui-même, de le boire à petites gorgées.

Elle le but à plusieurs reprises, ses joues se colorèrent d’une teinte fiévreuse, et mettant la main à sa poitrine :

– Oh ! dit-elle, c’est du feu que je viens de boire.

– Et maintenant, lui dit le cardinal, remettez-vous un peu, nous allons causer.

Et, lui approchant un fauteuil à l’angle de la cheminée, en face de lui, il l’aida à s’asseoir dessus.

Nul, en voyant cet homme avoir pour ce débris humain les soins d’une garde-malade, n’eût certes voulu reconnaître en lui ce terrible prélat, la terreur de la noblesse française, qui faisait tomber les têtes que la royauté n’eût pas même essayé de faire plier.

Peut-être objectera-t-on que son intérêt se cachait derrière sa miséricorde.

Mais à ceci nous répondrons que la cruauté politique, lorsqu’elle est nécessaire, devient une justice.

– J’ai bien faim encore, dit la pauvre femme, en jetant un regard avide vers la table.

– Tout à l’heure, dit le cardinal, vous mangerez. En attendant, j’ai tenu ma promesse : vous avez chaud, vous allez manger, vous allez avoir des habits, vous allez être libre ; tenez la vôtre.

– Que voulez-vous savoir ?

– Comment avez-vous connu Ravaillac et où l’avez-vous vu pour la première fois ?

– À Paris, chez moi. J’étais la confidente en toutes choses de Mme Henriette d’Entragues ; Ravaillac était d’Angoulême, il y demeurait place du duc d’Épernon. Il y avait eu deux mauvaises affaires : accusé d’un meurtre, il avait été un an en prison, puis acquitté ; mais en prison, il avait fait des dettes, il n’en sortit que pour y rentrer.

– Avez-vous jamais entendu parler de ses visions ?

– Il me les raconta lui-même. La plus-importante et la première fut celle-ci : une fois qu’il allumait du feu, la tête penchée, il vit un sarment de vigne qu’il tenait s’allonger et changer de forme ; ce sarment devint la trompette sacrée de l’archange, il s’adapta de lui-même à sa bouche, et, sans qu’il eût besoin de souffler dedans, d’elle-même elle sonnait la guerre sainte, tandis qu’à droite et à gauche de sa bouche s’échappaient des torrents d’hosties.

– N’étudia-t-il point la théologie ? demanda le cardinal.

– Il se borna à étudier cette seule question : « Du droit que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape. » Lorsqu’il sortit de prison, M. d’Épernon sachant que c’était un homme religieux et visité de l’esprit du Seigneur, et qu’il avait été clerc chez son père, qui était solliciteur de procès, l’envoya à Paris suivre un procès qu’il y avait. M. d’Épernon lui donna, comme il devait passer par Orléans, des recommandations pour M. d’Entragues et pour sa fille Henriette, qui lui donnèrent une lettre, afin qu’à Paris il logeât chez moi.

– Quel effet vous fit-il la première fois que vous le vîtes ? demanda le cardinal.

– Je fus fort effrayée de sa figure : c’était un homme grand et fort, charpenté vigoureusement, d’un roux foncé et noirâtre. Quand je le vis, je crus voir Judas ; mais quand j’eus ouvert la lettre de Madame Henriette, quand j’y eus lu qu’il était fort religieux, quand j’eus reconnu moi-même qu’il était fort doux, je n’en eus plus peur.

– N’est-ce point de chez vous qu’il alla à Naples ?

– Oui, pour le duc d’Épernon ; il y mangea chez un nommé Hébert, secrétaire du duc de Guise, et, pour la première fois, il annonça qu’il tuerait le roi.

– Oui, je sais déjà cela, un nommé Latil m’a dit la même chose que vous. Avez-vous connu ce Latil ?

– Oh ! oui. C’était à l’époque oh je fus arrêtée, le page de confiance de M. d’Épernon ; lui aussi, doit savoir beaucoup de choses.

– Ce qu’il sait, il me l’a dit ; continuez.

– J’ai bien faim, dit la dame de Coëtman.

Le cardinal lui versa un verre de vin et lui permit d’y tremper un peu de pain. Après avoir bu ce vin et mangé ce pain, elle se sentit toute réconfortée.

À son retour de Naples vous le vîtes ? demanda le cardinal.

– Qui, Ravaillac ? Oui ; ce fut alors que par deux fois, le jour de l’Ascension et de la Fête-Dieu, il me dit tout, c’est-à dire qu’il était décidé à tuer le roi.

– Et quel air avait-il eu vous faisant cette confidence ?

– Il pleurait, disant qu’il avait des doutes, mais qu’il était forcé.

– Par qui ?

– Par la reconnaissance qu’il devait à M. d’Épernon, qui faisait assassiner le roi pour tirer la reine-mère du danger où elle était.

– Et dans quel danger était la reine-mère ?

– Le roi voulait faire faire le procès de Concini comme concussionnaire et le faire condamner à être pendu ; celui de la reine-mère comme adultère, et la renvoyer à Florence.

– Et cette confidence faite, que résolûtes-vous ?

– Comme Ravaillac ne savait point à cette époque que la reine-mère en fût ? je pensai à lui tout dire. Le roi, à qui j’avais écrit pour lui demander une audience, n’ayant point répondu, et de fait à cette époque il pensait à toute autre chose, étant au plus fort de son amour pour la princesse de Condé, j’écrivis donc à la reine, et cela par trois fois, que j’avais un avis important à lui donner pour le salut du roi, et j’offrais de donner toute preuve. La reine me fit répondre qu’elle m’écouterait, que j’attendisse trois jours. Les trois jours se passèrent, le quatrième, elle partit pour Saint-Cloud.

– Par qui vous fit-elle dire cela ?

– Par Vauthier, qui, à cette époque, était son apothicaire.

– Quelle idée vous vint alors ?

– Que Ravaillac se trompait, et que la reine-mère était du complot.

– Et alors ?

– Alors, comme j’étais résolue de sauver le roi à tout prix, j’allai aux jésuites de la rue Saint-Antoine demander le confesseur du roi.

– Comment vous reçurent-ils ?

– Fort mal.

– Y trouvâtes-vous le père Cotton ?

– Non, le père Cotton était sorti. Je fus reçue par le père procureur, qui me répondit que j’étais une visionnaire. – Avertissez au moins le confesseur de Sa Majesté, lui dis-je. – À quoi bon ? répondit-il. – Mais, si l’on tue le roi ! m’écriai-je. – Mêlez-vous de vos affaires. – Prenez garde ! lui dis-je, s’il arrive malheur au roi, je vais droit aux juges, et je leur dis vos refus. – Alors, allez au père Cotton lui-même. – Oh est-il ? – À Fontainebleau. Mais inutile que vous-y alliez, j’irai moi-même.

Le lendemain, ne me fiant pas à la parole du père procureur, je louai une voiture et j’allais partir pour Fontainebleau lorsque je fus arrêtée.

– Et comment se nommait le procureur des jésuites ?

– Le père Philippe. Mais de la prison, j’écrivis encore deux fois à la reine, et l’une des lettres, j’en suis certaine, lui est parvenue.

– Et l’autre lettre ?

– L’autre fut envoyée par moi à M. de Sully.

– Par qui ?

– Par Mlle de Gournay.

– Je connais cela ; une vieille demoiselle qui fait des livres.

– Justement. Elle alla trouver M. de Sully à l’Arsenal ; mais comme les noms d’Épernon et de Concini y étaient, et que je disais les divers avis donnés par moi à la reine, M. de Sully n’osa montrer ma lettre au roi ; seulement il lui dit qu’il était menacé, et que s’il voulait il nous ferait venir au Louvre, moi et Mlle de Gournay. Mais le roi, par malheur, avait reçu tant d’avis de ce genre, qu’il en haussa les épaules, et que M. de Sully rendit la lettre à Mlle de Gournay, comme ne méritant pas créance.

– Et quelle date pouvait avoir cette lettre ?

– Elle devait être du 10 ou du 11 mai.

– Croyez-vous que Mlle de Gournay l’ait conservée ?

– C’est possible : je ne l’ai pas revue. Je fus enlevée de la prison où j’étais, pendant une nuit – alors je comptais encore le temps – c’était pendant la nuit du 28 octobre 1619 ; un huissier entra dans ma cellule, me fit lever, et me lut un arrêt du Parlement qui me condamnait à passer le reste de ma vie dans une loge sans porte, ayant pour toute fenêtre une lucarne grillée, et moi, pour toute nourriture, du pain et de l’eau. Je trouvais bien rude et bien injuste d’être en prison pour avoir essayé de sauver le roi. Mais cette nouvelle condamnation m’anéantit. En entendant lire le jugement, je tombai évanouie sur le plancher ; je n’avais que vingt-sept ans. Combien d’années allais-je donc avoir à souffrir ! Pendant mon évanouissement, on me prit et l’on m’emporta dans une voiture. L’air, qui me frappa le visage à travers une fenêtre ouverte, me fit revenir à moi. J’étais assise entre deux exempts, dont chacun me tenait le poignet avec une petite chaîne. J’avais sur moi une robe de bure noire, dont je porte encore les derniers lambeaux. Je savais que l’on me conduisait au couvent des filles repenties, mais je ne savais pas ce que c’étaient que les filles repenties, et j’ignorais où le couvent était situé. La voiture passa à travers une porte qui s’ouvrit devant elle, s’engagea sous une voûte, entra dans une cour et s’arrêta près du tombeau dont vous m’avez tirée. Il y avait une ouverture par laquelle on me fit passer, et par laquelle un des exempts passa derrière moi. J’étais à demi morte : je ne fis aucune résistance. Il m’appuya debout contre la lucarne ; une des chaînes avec lesquelles on me tenait les poignets me fut passée autour du col, et le second exempt me maintint du dehors, contre la lucarne, tandis que l’autre sortait librement. Dès qu’il fut sorti, deux hommes que j’avais entrevus dans les ténèbres se mirent au travail ; c’était deux maçons ; ils muraient l’ouverture. Seulement alors je revins à moi. Je poussai un cri terrible et voulus m’élancer vers eux. J’étais retenue par le col. J’eus un instant l’idée de m’étrangler, et je tirai de toutes mes forces ; les anneaux de ma chaîne m’entrèrent dans le col, mais comme la chaîne n’avait pas de nœud coulant, je ne pus que tirer en avant de toute ma force. J’espérais que cette tension suffirait, mon souffle râlait, mes jeux voyaient couleur de sang ; l’exempt lâcha la chaîne, je me précipitai vers l’ouverture, mais les maçons avaient déjà eu le temps de la fermer aux trois quarts. Je passai mes mains à travers l’ouverture, essayant de démolir cette bâtisse encore fraîche ; un des maçons couvrit mes deux mains de plâtre, et l’autre posa une énorme pierre dessus. J’étais prise comme dans un piège. Je criai, je hurlai, j’envisageai d’un coup d’œil le nouveau supplice auquel j’allais être condamnée. Comme personne ne pouvait entrer dans mon cachot, et que je m’y trouvais attachée au côté opposé à la lucarne, j’allais mourir de faim, les deux mains scellées dans une muraille. Je demandai grâce. Un des maçons, sans me répondre, souleva la pierre avec une pince, je fis un effort violent, j’arrachai de l’interstice mes deux mains à moitié écrasées, et j’allai tomber au-dessous de la lucarne, épuisée par le double effort que j’avais fait pour m’étrangler et pour empêcher les maçons de fermer l’ouverture. Pendant ce temps, leur œuvre ténébreuse et fatale s’accomplit. Quand je revins à moi, la porte de mon tombeau était murée, j’étais ensevelie vivante. Le jugement rendu par le Parlement était mis à exécution.

Pendant huit jours je fus folle furieuse ; les quatre premiers, je me roulai dans mon tombeau en poussant des cris désespérés ; pendant ces quatre jours je ne mangeai point. Je voulais me laisser mourir de faim ; je croyais que j’en aurais la force. Ce fut la soif qui me vainquit. Le cinquième jour, ma gorge brûlait ; je bus quelques gouttes d’eau : c’était mon consentement à la vie.

Et puis, je me disais qu’il y avait dans tout cela une erreur sur laquelle on reviendrait certainement. Qu’il était impossible que sous le règne du fils de Henri IV, tandis que la veuve de Henri IV était toute-puissante, je me disais qu’il était impossible que l’on me punît, moi qui avais voulu sauver Henri IV, plus cruellement que le meurtrier qui l’avait assassiné, car son supplice à lui avait duré une heure, et Dieu seul savait combien d’heures, combien de jours, combien d’années devait durer le mien.

Mais cette espérance, elle aussi, avait fini par s’éteindre.

Quand je fus résolue à vivre, je demandai de la paille pour me coucher, mais la supérieure me répondit que le jugement portait que j’aurais pour nourriture du pain et de l’eau, et que si le Parlement eût voulu que j’eusse de la paille pour lit, il l’eût mis dans son arrêt. Ou me refusa donc ce que l’on accorde aux plus vils animaux, une botte de paille.

J’avais espéré, quand vinrent les rudes nuits de l’hiver, que je mourrais de froid. J’avais entendu dire que le froid était une mort assez douce. Plusieurs fois, pendant le premier hiver, je m’endormis, ou plutôt je m’évanouis, succombant à la rigueur du temps. Je me réveillai glacée, roidie, paralysée, mais je me réveillai.

Je vis renaître le printemps, je vis reparaître les fleurs, je vis reverdir les arbres, de douces brises pénétrèrent jusqu’à moi, et je leur exposai mon visage baigné de larmes. L’hiver semblait avoir tari en moi la source des pleurs, les larmes revinrent avec le printemps, c’est-à-dire avec la vie.

Il me semblerait impossible de vous dire de quelle douce mélancolie me pénétra le premier rayon de soleil qui, à travers ma lucarne, vint illuminer mon sépulcre. Je lui tendis les bras, j’essayai de le saisir et de le presser sur mon cœur ; hélas ! il m’échappait aussi fugitif que les espérances dont il semblait être le symbole.

Pendant les quatre premières années et une partie de la cinquième, je marquai les jours sur la muraille avec un morceau de verre que les enfants m’avaient jeté pendant ma folie furieuse ; mais quand je vis le cinquième hiver, le courage me manqua. À quoi bon compter les jours que je vivais ? Ce que j’avais de mieux à faire, c’était d’oublier jusqu’à ceux qui me restaient à vivre.

Au bout d’un an, couchant sur la terre nue, n’ayant pour m’appuyer qu’une muraille humide, mes vêtements commencèrent à s’user ; au bout de deux ans ils se déchirèrent comme du papier détrempé, puis ils tombèrent en lambeaux. J’attendis jusqu’au dernier moment pour en demander d’autres ; mais la supérieure me répondit que le jugement portait qu’on me donnerait du pain et de l’eau pour ma nourriture, mais ne portait pas qu’on me donnerait des habits ; que j’avais droit au pain et à l’eau, mais pas à autre chose.

Je me dénudai peu à peu ; l’hiver vint ; ces nuits terribles que la première année j’avais eu tant de peine à supporter, vêtue d’une chaude robe de laine je les subis nue ou à peu près. Je ramassais les lambeaux qui tombaient de mes vêtements, je les recollais, pour ainsi dire, sur ma peau. Mais peu à peu, ils tombèrent les uns après les autres comme les écorces d’un arbre, et je me trouvai nue. De temps en temps, des prêtres venaient me regarder par ma lucarne ; les premiers que je vis, je les priai, je les appelai les hommes du Seigneur, les anges de l’humanité. Ils se mirent à rire. Depuis que j’étais nue, il en venait plus qu’auparavant, mais je ne leur parlais plus, et, autant que je le pouvais, je me voilais avec mes cheveux et avec mes mains.

Au reste, je ne vivais plus que d’une vie machinale, à peu près comme vivent les animaux. Je ne pensais plus ou presque plus. Je buvais, je mangeais, je dormais le plus possible. Pendant que je dormais, du moins, je ne me sentais pas vivre.

Il y a trois jours on ne m’apporta point ma nourriture à l’heure habituelle. Je crus que c’était un oubli involontaire. J’attendis, le soir vint, j’eus faim, j’appelai ; on ne me répondit pas. La nuit, quoique souffrant déjà beaucoup, je ne pus dormir. Le lendemain matin, dès le jour, j’étais aux barreaux de ma fenêtre, pour voir venir ma nourriture, elle ne vint pas plus que la veille. Des religieuses passèrent, j’appelai, mais elles ne se retournèrent même pas, elles disaient leur rosaire. La nuit vint. Je compris une chose, c’est qu’on était résolu de me laisser mourir de faim. Quelle triste et faible nature que la nôtre ! C’eût été un immense bonheur pour moi que la mort, j’en eus peur !

Cette seconde nuit-là, je ne pus dormir qu’une heure ou deux, et pendant ces courts assoupissements, je fis des rêves terribles. J’éprouvais d’atroces douleurs d’estomac et d’entrailles, qui me réveillaient au bout de peu d’instants, quand la faiblesse, plus que le sommeil, m’avait fait fermer les yeux. Le jour vint, mais je ne me levais point pour aller au-devant de ma nourriture ; j’étais bien sûre qu’elle ne viendrait pas. La journée s’écoula dans d’immenses douleurs. Je criai non plus pour demander du pain, mais parce que la souffrance me faisait crier.

Inutile de dire que l’on ne vint point à mes cris.

Plusieurs fois, j’essayai de prier, mais inutilement. Je ne pouvais plus trouver le mot Dieu, qui, à cette heure, me vient si facilement à la bouche.

Le jour s’assombrit, l’ombre commença de se faire dans mon sépulcre, puis dans la cour, puis la nuit tomba. J’éprouvais de telles angoisses, que je crus que c’était la dernière. Je ne criais plus, je n’en avais point la force, je râlais.

Au milieu de mon agonie, je comptai les heures de la nuit, sans qu’une seule m’échappât. Le battant de l’horloge semblait frapper contre les parois de mon crâne, et en faire jaillir des millions d’étincelles. Enfin, minuit venait de sonner, quand le bruit de la porte que l’on ouvrait et que l’on fermait, bruit insolite à une pareille heure, arriva jusqu’à moi. Je me traînai jusqu’à m’a lucarne, aux barreaux de laquelle je me cramponnai avec les deux mains et avec les dents pour ne pas tomber, et je vis de la lumière sous la voûte d’abord, dans le parloir ensuite ; puis cette lumière descendit dans la cour et se dirigea de mon côté. Un instant j’espérai ; mais en voyant que l’homme qui accompagnait la Supérieure était un moine tout fut fini : mes mains lâchèrent les barreaux, puis mes dents avec plus de peine, elles semblaient s’être soudées au fer, et j’allai m’asseoir où vous m’avez vue.

Il était temps, vingt-quatre heures de plus, vous ne trouviez que mon cadavre.

Comme si elle eût attendu la fin de ce récit pour entrer et peut-être en effet l’attendait-elle, la supérieure, aux dernières paroles que prononça la dame de Coëtman, parut sur le seuil de la chambre.

– Les ordres de monseigneur ? demanda-t-elle.

– D’abord et avant tout, une question, et à cette question, je vous l’ai dit, il s’agit de répondre fidèlement.

– J’attends, monseigneur, dit la supérieure en s’inclinant.

– Qui est venu vous dire que l’on s’étonnait que cette pauvre créature, nue, au pain et à l’eau, et déjà plus qu’à moitié descendue au sépulcre, vécût si longtemps ?

– C’est monseigneur qui m’ordonne de parler ? dit la supérieure.

– C’est moi qui, en vertu de ma double autorité spirituelle et temporelle, vous dis : Je veux savoir quel est le véritable bourreau de cette femme, les autres n’étaient que des tortureurs.

– C’est messire Vauthier, astrologue et médecin de la reine-mère.

– Celui à qui j’ai adressé mes lettres, dit la dame de Coëtman, mais qui à cette époque n’était que son apothicaire.

– Eh bien, dit le cardinal, il faut que le désir de ceux qui voulaient la mort de cette femme soit accompli. – Il étendit la main vers la dame de Coëtman. – Pour tout le monde, excepté pour vous et pour moi, cette femme est morte. Voilà pourquoi cette nuit vous avez fait ouvrir la prison ; c’était pour en tirer son cadavre. Et maintenant faites enterrer, à sa place et sous son nom, une pierre, un soliveau, une véritable morte que vous irez prendre dans le premier hôpital venu, peu m’importe, cela vous regarde et non pas moi.

– Il sera fait comme vous l’ordonnez, monseigneur.

– Trois de vos religieuses sont dans le secret : la tourière qui nous a ouvert la porte, les deux sœurs qui ont apporté le souper. Vous leur expliquerez ce qui arrive à ceux qui parlent quand ils devraient se taire. D’ailleurs – il montra de son doigt sec et impératif la dame de Coëtman – d’ailleurs elles, auront l’exemple de madame sous les yeux.

– Est-ce tout, monseigneur ?

– C’est tout. Seulement, en descendant, vous aurez la bonté de dire au plus grand de mes deux porteurs qu’il me faut d’ici à un quart d’heure une seconde chaise, pareille à la première, seulement fermant à clé, avec des rideaux aux portières.

– Je lui transmettrai les ordres de Monseigneur.

– Et maintenant, dit le cardinal, laissant reprendre à son caractère le côté jovial qui en était une des faces les plus accentuées, face que nous avons déjà vue apparaître pendant la nuit où il avait donné à Souscarrières et à Mme Cavois ce brevet des chaises, dont il venait par lui-même de constater la commodité, et que nous verrons plus d’une fois encore se faire jour dans le reste de notre récit ; – maintenant, dit le cardinal à la dame de Coëtman, je crois que vous êtes assez bien pour manger une aile de cette volaille et pour boire un demi-verre de ce vin à la santé de notre bonne supérieure.

Trois jours après, notre chroniqueur l’Étoile écrivait d’après les renseignements envoyés par la supérieure des Filles repenties la note suivante de son journal :

« Dans la nuit du 13 au 14 décembre, est morte, dans la logette de pierre qui lui avait été bâtie dans la cour du couvent des Filles repenties, et d’où elle n’était pas sortie depuis neuf ans, c’est-à-dire depuis l’arrêt du Parlement qui la condamnait à une détention perpétuelle au pain et à l’eau, la demoiselle Jacqueline le Voyer, dite dame de Coëtman, femme d’Isaac de Varennes, soupçonnée de complicité avec Ravaillac, dans l’assassinat du bon roi Henri IV.

« Elle a été enterrée la nuit suivante dans le cimetière du couvent. »

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