Le Jardinier de la Pompadour

XI

Pendant des années, Jasmin soigna le jardin deBellevue avec un zèle que d’habitude les jardiniers n’apportentpoint à leur besogne. Du matin au soir il y veillait et lespremières lueurs de l’aube le trouvaient l’arrosoir au poing, lerâteau à l’épaule, les pieds dans la rosée, au milieu desparterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres avaientéteint la dernière tulipe, le dernier œillet.

Fervent disciple de M. de l’Isle,Jasmin voulait que les masses des plantes eussent des profils aussiélégants que les scabellons de marbre ; il voulait les alléespropres comme les tapis d’un salon, et aux boulingrins desfraîcheurs d’émeraude. Il dirigeait de minutieux échenillages,chassait les taupes ; il lâcha dans le parc plusieurs vanneauxet des pluviers, après leur avoir coupé l’aile et afin qu’ilsprissent les limaces, les taons et les turcs.

Jasmin possédait d’excellents instruments quiluisaient ainsi que des armes, effilés ou tranchants. Certainsavaient été forgés avec d’anciennes épées, qui fournissent lesmeilleurs outils de jardinage. Jasmin les maniait, émondant,faisant tomber les pousses et les rameaux qui compromettaient lessymétries. Ce zèle fit répéter par M. de l’Isle leproverbe qui avait cours parmi les gens d’horticulture :

– Les jardiniers étêteraient leur père,s’il était arbre.

Ce disant M. de l’Isle riait.

Buguet eut des attentions précieuses pour lesorangers, ses arbres de joie. Il s’en approchait sur la pointe despieds, caressait légèrement les fruits comme des seins de vierge.Les serres étaient chauffées par des terrines de fer pleines decharbon ardent ou par des poëles d’Allemagne. Jasmin fit ajouterdes lampes suspendues, qui répandent une chaleur égale etuniforme.

Il préparait les bouquets pour le corsage deMme de Pompadour. Il y mettait à la saisonbeaucoup de muguets et plus tard mariait heureusement les roses detons différents. Le jardinier glissait ces touffes dans de petitesbouteilles masquées de rubans verts et emplies de façon à conserverla fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des« navets » à la mode du temps. Il les creusait d’un coupde couteau et y introduisait des oignons de jacinthes : cemélange mis à l’eau, on voyait, distraction de l’époque !croître une jacinthe entourée des feuilles pâles du navet.

Jasmin avait pour mission d’orner lespyramides dans le vestibule d’un blanc de carme où se dressaientles statues de M. Falconnet et M. Adam, quireprésentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine lesrobes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait desfleurs pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes deflammes ou des cônes d’or, des échelles bigarrées ou des autelsplus blancs que la Poésie et la Musique.Mme de Pompadour souriait en voyant la couleurde ses atours ainsi répétée.

 

Les Buguet étaient installés dans une desailes communes qui entouraient la cour des offices, par où lescarrosses entraient avant d’arriver à la cour royale. Leurslucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu desquels, d’unpetit bassin rond, fusait un jet d’eau. Plus à droite, c’étaientles jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière,dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes,s’élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceuxd’Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverted’un tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV parM. Pigalle, et bordée de deux larges chemins ombrés par destilleuls façonnés en berceaux. C’est par cette allée queMme de Pompadour, se faisant promener enchaise à porteur, gagnait le mur d’enceinte pour s’enfoncer dansles bois, vers les bruyères de Sèvres.

D’autres fois, au « Cavalier », elles’habituait à quelque nouveau cheval, et, amazone experte, tournaitdans le chemin sablé, autour d’un grand pan de gazon orné d’uncabinet de treillage où Jasmin palissait des volubilis.Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rosepour ses exercices d’écuyère et elle rappelait à Buguet sonapparition à Sénart. Ou bien, décolletée en carré, des nœuds à lasaignée des bras et au creux d’un corset garni de touffes de« soucis-d’hanneton », la Marquise flânant autour desbassins se penchait à leurs bords. Dès qu’elle était partie, Buguetse précipitait : il espérait retrouver par miracle le refletde la dame, avec ses regards couleur de violette.

Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait lescostumes les plus imprévus. Les chroniques disent qu’on la vit ensœur grise. La religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé encœur qu’on appelait « l’équivoque » ? À Bellevue,elle apparut en Diane, les pieds nus lacés dans des brodequinsroses, les épaules sortant d’une tunique bleue qui flottait sur sesgenoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un croissant sur lefront. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et lorsqu’elleétait adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les bêtestranspercées qui tombaient des branches.

Mme de Pompadour secostumait aussi en jardinière, sous un chapeau de paille doublé dece bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle faisait chanterdans ses nœuds toute la gamme des œillets et partait son paniersous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, lachevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant desfossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyaitdescendre de la terrasse des orangers ; elle suivait leschemins qui allaient vers la Seine et parfois se penchait pourcueillir.

Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fitappeler Jasmin pour l’aider à tresser une guirlande de roses deBengale. Ils choisirent celles qui étaient dans tout leur feu.Mme de Pompadour dirigeait la besogne. Legarçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande futterminée, la belle jardinière et Jasmin l’attachèrent au socle dela statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre deGênes comme si l’on eût sacrifié un ange et qu’un peu de sang fûtresté. Le souverain vint voir et parut flatté.

– Il y a de fort belles fleurs dans lejardin, dit-il en prenant du tabac d’Espagne.

Quelques semaines plus tard Buguet se rendaità une petite ferme située sur la route des Charbonniers, menant deParis à Versailles. C’était derrière le parc de Bellevue, vers lebois de Meudon. La métairie dépendait du château. De loin lejardinier aperçut Martine et une autre paysanne. Celle-ci étaitaccroupie auprès d’une vache blanche qu’elle trayait. Jasminreconnut la Marquise. Il s’embusqua dans un buisson et entendit lebruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans leseau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l’étable,se leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaientla même taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nuset des corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappelaavoir vu Martine dans une robe deMme d’Étioles ; aujourd’hui la Marquiseprenait l’allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu’au milieudu verger, puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, àune petite porte pratiquée près du bosquet de la salle desMarronniers. Martine revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit aupassage, la baisa avec violence sur le cou, à la gorge etl’entraîna, mi-pâmée, vers la ferme où il n’y avait qu’un petitvacher endormi au soleil.

 

En hiver Mme de Pompadourarrivait dans son traîneau que conduisait un cocher costumé à lamoscovite.

Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtaitson toquet de fourrure, son manteau de loup-cervier et elle seprécipitait vers les bûches du salon que Martine ranimait avec unsoufflet en bois de cèdre.

– Quel froid !

Jasmin apportait les gros bouquets de roses deNoël.

– Elles sont charmantes, disait laMarquise, distribuez-les un peu partout.

Elle désignait les vases de Chine, les coupesen céladon, un singe en porcelaine. Les Buguet fourraient lesfleurs dans ces choses élégantes, parmi les pots-pourris d’or quisur les brèches blanches de la cheminée épandaient des odeurs deviolettes et de muscades par leurs couvercles percés d’yeux.

– Vous avez du goût, disaitMme de Pompadour.

Le Roi arrivait plus tard, avec une suite decarrosses, des seigneurs et des musiciens. Un remue-ménage agitaitle château. Toutes les cheminées fumaient, la meute faisait rage,les soubrettes égrenaient rapides les marches des escaliers et l’onvoyait Piedfin, réveillé dans la chapelle, dégringoler vers lescuisines qui commençaient à s’éclairer des lueurs de graissestombant sur les sarments rougis.

Jasmin entendait des bruits de vaisselle,d’argenterie, les sons des instruments qui s’accordaient.

Le soir, par une fenêtre, il apercevait enpassant Mme de Pompadour debout au milieu dela salle de musique sous les petits lustres qui avaient l’aird’être tenus par les amours ailés voltigeant dans les bleus duplafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune quibouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec unseigneur en habit blanc tout brodé d’or et qui portait sur sa nuqueun nœud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un brasen l’air et ils se donnaient la main par-dessus leur tête ; ilsemblait à Jasmin que leurs pieds glissassent sur les phrasescadencées que lâchaient la basse, le hautbois et les violons.

Il en parla à Martine au moment où ilsallaient se coucher. La soubrette avait une robe de laine d’un grispâle.

– Je pourrais danser comme Madame,dit-elle, mais je n’ai point d’aussi beaux ajustements.

Elle souffla la chandelle. La lune inondait lachambre. À sa clarté Martine parut habillée comme sa maîtressed’une étoffe lamée d’argent. Elle jeta son bonnet. La nuit lanimba. Alors elle leva le bras, tendit une main à un cavalierinvisible et de l’autre souleva légèrement un pan de sa jupe. Elleentama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient les arbresdu parc.

 

Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un desplus coquets châteaux du monde. Leurs âmes s’étaient assouplies etles plaies qui les faisaient saigner jadis s’effaçaient. Martinen’avait plus de tristesse ni de jalousie. Jasmin n’éprouvait plusde remords. Tous les deux étaient sous le charme de laMarquise.

Mme de Pompadour avait lesecret de se faire adorer. D’une nature foncièrement froide, toutede calcul et d’ambition, elle savait pourtant, par mille grâces etinventions, retenir le Roi : égoïste, volage, ennuyé,hypocrite, il avait besoin d’être charmé et séduit chaque jour.Heureusement, pour suffire à ce qu’elle appelait ce « combatperpétuel », Mme de Pompadour était douéed’un tempérament extraordinaire d’artiste. C’était la plusdélicieuse et la plus habile comédienne de son siècle. Si, pourrendre son corps voluptueux – ainsi qu’elle le disait àMme de Brancas, les hommes mettent beaucoup deprix à certaines choses, – elle usait de philtres d’Orient et derégimes échauffants, qui lui prodiguaient la grimace de l’amour,elle trouvait dans son génie toute la vénusté d’une belle danseuse,la vivacité d’un poète, la raison d’un philosophe ; ellechantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, sonjeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme laScheherazade et voulait ôter au souverain jusqu’au souci de l’État.De cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait aucœur l’angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuréd’une reine), Mme de Pompadour gardait undésir de plaire et un besoin d’attirer. Pour Louis XV, elle s’étaitfaite caresse, et, pour tous, en dehors des heures de tristesse etde terreur qu’elle cachait, elle restait caresse. Avec lesserviteurs elle était douce et savait se montrer d’une familiaritéenjouée.

Ce qui ravissait Jasmin, c’est queMme de Pompadour se plaisait au château.« Je suis comme une enfant de revoir Bellevue »,avait-elle dit un jour en arrivant par l’allée des tillots. Là ellese livrait toute à la joie de posséder des vases en céladon et desfigurines de Saxe, de cultiver des roses, d’être musicienne,d’écrire des choses flatteuses à ses amis, de lire les livres desfuturs Encyclopédistes, quelque impromptu de Gresset, un roman dechevalerie, un manuel de droit public. Elle causait de longuesheures avec Boucher ou Marmontel et parfois conviait son ministreMachault pour comploter une alliance avec l’Autriche contre le roide Prusse qui l’avait appelée « Cotillon IV ».

La Pompadour avait converti le Roi auxplaisirs de Bellevue. Fatigué des repas du Grand Couvert, il aimaitles soupers fins du joli castel, et se plaisait au bosquet delilas, sous l’Apollon en marbre de Coustou, à préparer lui-même soncafé sur une table chantournée. Les King’s Charles de la Pompadour,Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots d’or etparfois s’élançaient furieux vers les moutons qui du vergergagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leursoreilles transparentes comme des coquillages et en sautant surleurs sabots qui imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et samaîtresse menaient à Bellevue une vie que le marquis d’Argensonappelait méchamment « à pot et à rôt », mais qui lesdistrayait infiniment. Certains après-midi d’été, le roi vidait, àl’ombre des érables de Virginie, quelques flacons de vins deChampagne, dont il raffolait, et qu’on lui apportait de laglacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par lesouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et lesdeux nymphes de Pigalle.

 

Jasmin et Martine entretenaient avec lesautres serviteurs de la Marquise de bonnes relations decamaraderie. Le caractère de Buguet le faisait aimer de l’heyduqueaussi bien que du surtoutier, du délivreur et du maître queux.Flipotte avait oublié ses premières préventions contre lejardinier. C’était d’ailleurs une excellente fille, un peulibertine et volage, mais que voulez-vous ?

– J’ai un cœur mobile comme le vifargent, avouait-elle.

Flipotte n’était point de ces soubrettes quifeignent des langueurs et des évanouissements comme leursmaîtresses, qui s’imaginent aux antipodes aussitôt qu’elles sont àGrenelle et se croient les plus fines jolivetés des hôtels de leurspatrons. Elle était rustique et gaie, ce qui plaisait à Martine.Cependant elle conservait l’habitude de médire de la Marquise,parlait de cantharides dont usait la favorite pour se rendre pluschaude auprès du roi :

– L’autre fois, elle affirma àMme du Hausset que Sa Majesté la trouvait un peumacreuse.

– Macreuse ? interrogea Jasmin.

– C’est du gibier de carême, d’un sangtrès froid, répondit Agathon.

– Comme celui des poissons, s’écriaméchamment Flipotte.

Elle ajouta que la Pompadour se fanait,qu’elle prenait du pavot pour dormir et du quinquina, que ses seinsdeviendraient bientôt pareils à des vessies, surtout à cause de sesfausses couches.

Jasmin protesta. Il revoyait toujours laMarquise telle qu’elle était apparue à Sénart, huit ans auparavant,et ne s’apercevait pas des artifices de toilette, qui, suivant unpetit maître, eussent réveillé des yeux morts, fait renaître desdents, embelli des cadavres, ranimé des squelettes.

– Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu’on vientde condamner au carcan et aux galères un laquais qui avait dit dessottises de sa maîtresse ?

– Je ne dis point des sottises, mais lavérité !

– La vérité !

– Qu’en sais-tu, toi ? Moi je lavois partout, même sur la chaise percée !

– Dégoûtante !

– Crois-tu qu’elle n’y va point ?Surtout les jours où elle prend de la poudre des Chartreux.

– La poudre des Chartreux fait faire desévacuations surprenantes, conclut Piedfin avec onction.

Martine s’amusait des réparties si saléespourtant de Flipotte. Ensemble elles complotaient des farces àPiedfin, lui envoyant des billets doux, signés de noms inconnus,qui flattaient la vanité du marmiton et le faisaient se noircir lessourcils de fusain et se regarder avec plus de complaisance dansles miroirs.

Agathon avait pris en amitié un jeunenégrillon, offert par un amiral à la Marquise, et qui, le regardatone et le front abruti, pouvait à peine tenir avec quelqueélégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune ami desdorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de chocolat,lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de lierre,ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robesdes moines.

– Tu as dû adorer la Vierge Noire à tonmonastère ? demanda Martine au défroqué.

– Cela ne vous regarde point. Jecatéchise ce jeune Africain et lui apprends à aimer Dieu et à semettre en garde contre les tentations du diable et celles desfilles d’Ève.

Parfois les valets et les gardes organisaientdes repas. On s’installait dans le bosquet vert ou dans le cabinetde treillage. Les gens se couchaient sur l’herbe, les femmes prèsde leurs maris, les amants près de leurs maîtresses, Flipotte àcôté du plus bel homme et Piedfin tout seul.

Le marmiton préparait la cuisine en plein air.Il joignait les mains au-dessus des marmites et apportait les platscomme s’il eût présenté le bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Ilrougissait sans rien dire, puis, aussitôt les convives assis autourdes mets, il racontait son goût pour le théâtre, un goût que touslui connaissaient pour l’avoir surpris souvent à répéter devant lemiroir des cheminées le tic des acteurs. Il récitait des fragmentsd’Athalie.

– Fallait te faire comédien ! luidit Martine.

– Ce métier n’est point assez bien vu duciel !

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