Le Jardinier de la Pompadour

V

En avril Buguet reçut de Martine la lettre quevoici :

Mon cher Jasmin,

J’ai bien pensé à toi depuis l’Épiphanie où jefus reine de la fève et te pris pour roi – par devant ta bonnemère. Mais en moins de deux mois il est arrivé desaventures !

On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le25 février le Roi a donné un grand bal en son palais de Versailles.Ce qu’on ne sait point, c’est que ma maîtresse y était, et moiaussi. Garde ça pour toi, c’est un secret. Mais j’en ai trop lourdsur la langue, il faut que je bavarde.

Ma maîtresse était déguisée en domino blanc dela plus belle soie, avec des ruches et des nœuds flottants couleurde rose. Son masque était blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cetaccoutrement sa mère elle-même n’aurait pu la reconnaître. Moi,j’étais en un domino de taffetas noir dont le bruit m’assourdissaitau moindre mouvement. Avec ça mon masque me chauffait lesjoues.

Il était plus de minuit quand nous sommesarrivées à Versailles en carrosse. Dès qu’on fut en vue du châteauqui était éclairé tout en haut de l’avenue, les chevauxn’avancèrent plus qu’au pas. Je me consolais de cette lenteur enregardant les cent mille lanternes. Madame piétinait d’impatience.Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées dansl’escalier à ne pas pouvoir avancer d’un pas, nous avons bienfailli entrer sur le nez dans la première salle, poussées auderrière par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame aeu si grand’peur qu’elle a crié et moi je tremblais encore enarrivant dans la galerie des Glaces. Nous avions traversé biend’autres chambres avant d’y arriver, qui me parurent les plusbelles du monde avec leurs plafonds comme des paradis et la fouledes danseurs et des danseuses qui s’y trémoussaient et le son de lamusique. Il y avait des Chinois avec des chapeaux à sonnettes etdes Turcs avec des têtes plus grosses que des citrouilles. Desbergères avaient de si petits chapeaux qu’ils ne leur coiffaientqu’une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c’était encore plusmagnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la Reinefaire son entrée en s’appuyant sur l’épaule du Dauphin déguisé enjardinier, ce qui m’a fait penser à toi. Il donnait la main àl’Infante qui était en bouquetière. Après venaient les princes, lesduchesses tous pimpants sous la lumière des dix-huit lustres quipendaient du plafond. Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait dechandelles ? Je m’étais mise à les compter pour te le dire,tout en me rafraîchissant la joue à une colonne de marbre, maiscomme ça se reflétait vingt fois dans les glaces, ça m’embrouillaitdans mes comptes.

Je rejoignis Mme d’Étioles quej’avais perdue. Elle était tout au bout de la salle sous les feuxd’une girandole qui ressemblait à une cascade de lumière. Il yavait non loin d’elle des seigneurs déguisés en ifs taillés commeceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d’Orangis. Celat’aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeuxbrillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tesromarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant euxen œillardant à leur enseigne. Mme d’Étioles n’enregardait qu’un seul. Il s’en aperçut et s’approcha d’elle. Alorsma maîtresse en profita pour l’intriguer tout à son aise. L’arbrelui faisait des compliments sur son esprit. Le fait est que pourbien dire elle n’a pas d’égale. Celui qui lui a coupé le filet n’apas volé ses cinq sous. Ah ! si tu avais pu comme moi luientendre dire : « Est-ce sous votre ombre que se cachemon bien-aimé ? » Et elle ôta son masque, juste le tempsde montrer qu’elle était jolie à ravir, comme on le murmuraitautour d’elle, et elle s’en fut se perdre dans la foule en laissanttomber son mouchoir. L’if le fit ramasser et le rejeta àMme d’Étioles, elle le rattrapa au vol et plusieursseigneurs crièrent : le mouchoir est jeté ! le mouchoirest jeté ! Ah ! Mme d’Étioles était jolieen cet instant ! Ses yeux brillaient comme jamais et son pied,qu’elle montrait sous le domino, était plus petit que la langue deton chien. Il paraît que c’est un grand honneur quand le Roi jettele mouchoir et l’if n’était autre que le Roi. La preuve en est quedepuis nous le revîmes au bal de l’hôtel de ville le dimanche gras.Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi. Ils se sontparlé, mais la foule m’ayant séparé deMme d’Étioles je n’ai pu la rejoindre que plus tardet juste à point pour réparer les anicroches de sa toilette et desa coiffure. Heureusement que par haute protection on nous fitentrer dans un cabinet. Il était temps. Ma maîtresse a failli setrouver mal tant la foule l’avait serrée. Moi je mourais defaim ! Ce n’était plus le bal de Versailles où on voyait dessociétés installées à manger dans des coins comme sur l’herbe. Àl’hôtel de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient toutpour eux. C’étaient des gens du commun, cela se voyait à leurgloutonnerie. Même qu’un abbé à qui je demandais un biscuit m’arépondu : fais un péché pour l’avoir, embrasse-moi sur labouche ! J’ai eu grand’honte et je cours encore. Après le balon m’a plantée là. Heureusement que je ne suis pas empruntée. Mamaîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir et unautre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à Versailles.Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la Reine, leRoi et les plus puissants personnages. Tu vois qu’elle est dans leshonneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes restéesplusieurs jours au château de Versailles. C’est un palais cent foisplus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraienttourner la tête. Ma maîtresse changeait d’habits à toute heure.Tantôt elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis enrose. Elle avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir volerla poudre ! On ne ménageait ni les parfums ni les onguents. Lachambre fleurait comme une cassolette. C’est nécessaire à la Cour.Un jour le Roi a invité Mme d’Étioles à souper avecune duchesse, un prince et un ministre.

Tu penses si je suis fière d’être savante pourte raconter tout cela. C’est pourtant grâce à ton oncle qui m’amontré à écrire. Cela me coûte six liards de papier, mais je ne lesregrette point puisque j’ai la chance de te faire porter ce cahierd’écrit par le valet du marquis d’Orangis qui est venu me voir.

Garde bien pour toi tout ce que je te dis ettoutes les tendresses de ta petite reine Martine.

 

Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf ilne perçut pas d’emblée le rôle que Mme d’Étiolesjouait dans l’intrigue. D’ailleurs pour la plus grande partie desgens, tout ce qui se passait dans l’orbe du Roi était sacré.L’amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, étaitcomme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevitMme d’Étioles dans la gloire d’un des soleils d’orde Fontainebleau, qui lui avaient paru, sur des portes, deshorloges, des carrosses, l’emblème de la souveraineté. Sa déesselui parut plus belle.

Une nouvelle lettre de Martine arriva quelquesjours plus tard. Assez courte elle annonçait que le roi partaitpour la Flandre et que, pendant qu’on préparerait à Versaillesl’ancien appartement de la duchesse de Châteauroux pourMme d’Étioles, celle-ci se retirerait sans faste enson château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venirl’y voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès lespremiers jours de mai.

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