Le Jardinier de la Pompadour

XIV

Le départ, deux jours après, fut des plustristes. Le petit château, dans la lumière d’hiver, parut à Jasminpâle comme le visage d’un mort. Le parc était en deuil, descorbeaux vinrent du bois de Boulogne battant des ailes versGrenelle. À côté de Martine, Flipotte s’essuyait les yeux. Valèreembrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se montrèrentnavrés. Mais personne n’osait trop parler. On ne savait au justepourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre.Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Lemarmiton s’écria :

– Je prierai pour vous !

La barque, chargée de mannes, se détacha de larive et bientôt Bellevue disparut dans le brouillard. Il sembla àJasmin qu’on lui volait un morceau de lui-même, qu’une part de savie s’évanouissait et que plus jamais le soleil ne transperceraitles lourds nuages qui encombraient le ciel.

L’eau clapota à l’avant du bateau. Dans lacampagne de Billancourt les labourés bruns s’estompaient derrièreles buées. Chaillot montra à gauche ses villas trempées par lespluies, puis ce fut à droite, au fond de l’esplanade, l’hôtel desInvalides, solitaire dans la vaste plaine de Grenelle, avec lamajestueuse façade de Mansard et le dôme à lanterne où l’or luttaitavec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis, sur l’autre rive,autour d’un tapis de gazon, le Cours-la-Reine arrondissait en uncirque des rangées d’arbres où l’humidité noyait les dernièresfeuilles.

La barque s’arrêta au Pont-Royal. Jasmin et safemme en descendirent et allèrent rue du Pot-de-Fer, chez unéperonnier avec lequel ils avaient lié des relations d’amitié àBellevue, où il vendait aux piqueurs et aux gardes. Ils tombèrentau milieu d’une petite fête. La femme de l’éperonnier venaitd’accoucher et les voisins accouraient avaler le coup de vin à lasanté du poupon. Un potier d’étain était parrain et les parentsavaient pris une perruquière pour marraine.

– Ainsi l’on pourra dire qu’il est nécoiffé, fit le père.

Les Buguet furent reçus avec joie.

– Vous allez voir le petit ! s’écrial’éperonnier. Il pèse déjà six livres ! Une rôtisseuse de lafamille nous offre une dinde qui pèse deux fois son poids pour ledîner de baptême ! Vous la mangerez avec nous. Et nous irons,une fois n’est pas coutume, prendre des huîtres chezl’écaillière !

Jasmin soupira :

– Mon bon ami, nous partageons votrebonheur. Mais vraiment nous serions des trouble-fête ! Nouspartons demain avant l’aurore pour Boissise la Bertrand !

– Pour Boissise ! Votre mère estmalade ?

– Nous ne sommes plus chez la marquise dePompadour, dit Buguet.

– Vous n’êtes plus chez laMarquise !

L’artisan leva les bras au ciel.

– Je ne m’explique pas notre départ,raconta Buguet. On a rapporté je ne sais quoi à mon sujet et on m’acongédié sans vouloir m’entendre.

– Vraiment !

La révélation de Jasmin avait chassé lesourire de son hôte. Il bredouilla :

– Vous étiez heureux là. Et il n’y a pasmoyen de rentrer ?

– Oh ! non ! sanglotaMartine.

– Diable !

L’éperonnier prit une bouteille.

– Mais cela ne nous empêchera point deboire à mon enfant. Il a nom Nicolas-Daniel.

Le Parisien remplit les verres.

– À la santé de Nicolas-Daniel !

On but. Alors l’artisan, qui avait l’airembarrassé depuis l’aveu de Jasmin, déclara :

– C’est vraiment fâcheux que vous soyezarrivés aujourd’hui. La sage-femme loge dans la chambre qui vousétait destinée et la maison est pleine.

Buguet fut gêné :

– Oh ! nous ne voudrions pas êtreimportuns.

– En d’autres circonstances, nous vousrecevrions comme des frères, affirma l’éperonnier. Maisaujourd’hui ! Vous voyez ce que je suis occupé et ma femme estau lit !

– Nous nous en irons !

– Ah ! pas sans avoir vuNicolas-Daniel, protesta le jeune père.

Il alla prendre le nouveau-né, l’apportavagissant, roulé dans une tavayolle :

– Il rit déjà !

Les Buguet regardaient le petit être rougeaud,aux chairs plissées, au nez épaté, qui crispait les poings dans lamousseline.

– Est-il joli ! murmura Martine.

– On a dit qu’il me ressemblait, répliqual’éperonnier.

Les Buguet allèrent loger dans une petiteauberge dont le patron était de leur pays. Là ils n’avouèrent plusqu’ils avaient été chassés de Bellevue. Mais l’hôte, enflammé parquelques « topettes de sacré chien », parla de lafavorite :

– Ici on l’appelle la coquine au Roi. Samère est morte de la vérole et voici l’épitaphe qu’on fit à cettemaquerelle :

Ci-gît qui, sortant d’un fumier

Pour faire une fortune entière,

Vendit son honneur au fermier

Et sa fille au propriétaire.

Jasmin souffrait.

– Des contes, dit-il. Il y a des gensméchants.

Mais l’aubergiste insistait :

– Vous verrez, Buguet, le peuple serévoltera. La Marquise dilapide les fonds du pays à des futilités.Elle fait tournevirer de jolies filles par d’ignobles valets pourles fournir au Roi dans une petite maison bâtie sur l’ancien Parcaux Cerfs de Versailles. Elle compromet de toutes façons leBien-Aimé, qui n’ose plus venir à Paris et donne ses fêtes àVersailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau ! Eh !Cela finira mal ! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous,mais dans ces affaires-là c’est l’opinion des poissardes, descharbonniers, des blanchisseuses, qui importe ! Ah !Buguet, vous verrez un jour tout ce qui sortira des halles, desateliers, des greniers et des caves pour s’en prendre aux rois et àleur sacrée bande ! J’ai senti ça, moi, aux émeutes de mai. Etdepuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grandemarmite !

– Peuh ! vous écoutez trop les gensqui croient à tout et vous vous faites des idées noires !

– Des idées noires ! Avez-vous vudéjà le peuple furieux ? Non ! Ah ! Moi, j’ai frôlédes gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui parlaientd’élever des barricades et de porter sur des piques les têtes desnobles !

– Vraiment !

– Ah ! oui ! C’était descrève-de-faim et des va-nus-pieds ! Que voulez-vous, quandl’estomac crie et que les pieds saignent !

– Ils feraient un jour des chosespareilles ?

– Ma foi, j’en ai bien peur !

Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue,terrible, le col rouge, au-dessus d’une canaille noire quedominaient des poings crispés.

– Pourvu que cela n’arrive pas, sedit-il. Malgré tout j’en mourrais aussi.

 

Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin etMartine naviguaient dans le coche d’eau au long de la plaine deJuvisy. L’aube blafarde éclaira le chemin de halage, oùpataugeaient les chevaux.

Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinéede juin, avait voyagé là, plein d’espoir. Aujourd’hui il remontaitla Seine l’âme navrée. Le rêve était brisé, les illusions étaientmortes, l’enchantement s’était évanoui. Il lui restait au cœur uneblessure profonde qui lui fit bien mal lorsque le coche, ayantdépassé Champrosay, arriva en vue d’Étioles. Martine se cachait aufond de la cabine, n’osait regarder son mari. Jasmin poussa ungrand soupir.

– Plus jamais ! Plus jamais !dit-il en serrant les poings.

Cela pesait sur sa poitrine comme un poids defer. En ce moment il crut que sa vie était terminée.

Corbeil apparut sous une averse. Le ponts’allongeait sans personne au dos de ses arches. Bientôt, à untournant du fleuve, Jasmin aperçut dans le gris les coteaux duCoudray, avec l’endroit appelé la Demi-Lune, où les abbés deMennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon.

– Nous approchons de Boissise,pensa-t-il.

Et il se demanda ce qui l’attendait après uneaussi longue absence. Une angoisse le saisit. Il lui sembla que lecoche n’avançait plus. Déjà à Corbeil il avait prié un cavalier desa connaissance qui regagnait Melun par la rive d’annoncerl’arrivée.

Le bateau doubla la tannerie de l’oncleGillot. Tout était fermé. Puis ce fut Saint-Port, Saint-Assise.Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une barque stationnait au milieudu courant.

Un jeune homme s’y trouvait. Jasmin ne lereconnut pas d’abord. Puis, l’ayant dévisagé, il s’écria :

– Éloi Règneauciel !

C’était le premier amoureux d’ÉtiennetteLampalaire. Il venait aux nouvelles.

– Bonjour, Jasmin ! Bonjour,Martine ! disait-il en recevant les paquets qu’on lui passaitdu coche.

– Comment ! c’est toi, petit ?dit Martine. Comme ça te va de vieillir, ajouta-t-elle en sautantdans la barque.

– La mère Buguet n’est pas malade ?demanda Jasmin anxieux, en s’installant au milieu des bagages.

– Malade, non. Mais l’âge lui pèse. Vousaurez peine à la reconnaître. J’aime mieux vous prévenir pour quevous n’ayez pas l’air de la trouver changée, ça lui ferait de lapeine, et elle en a eu tout son saoul depuis que vous êtespartis.

Jasmin retint un sanglot.

– Passe-moi les rames, ça ira plusvite !

Chaque fois qu’il se penchait, d’un grand bondla barque se rapprochait de la rive.

Comme Martine ignorant le sort de Tiennette nepouvait répondre aux questions du garçon, tous se taisaient lorsquela pointe de l’embarcation s’enfonça dans les joncs de laberge.

Sans se retourner, Jasmin escalada la rive,suivi de Martine qui avait confié son butin au passeur. Ilsallaient sans rien voir que la maison : elle était presqueméconnaissable avec ses volets clos, le pignon humide et lemarronnier qui avait grandi, mal taillé, et s’emportait à lacime.

La mère Buguet apparut à la porte. D’une mainelle s’appuyait sur un bâton, de l’autre elle se tenait auchambranle. De loin on lui voyait le front assombri, les orbitesembrumées de tristesse, les joues pâles, d’une pâleur un peu verte,le dos voûté. Jasmin s’élança, franchit le jardinet, enfonçant dansla pourriture des feuilles mortes. La vieille pour lui tendre lesbras s’accota au mur. Elle pleurait.

– Ne pleurez pas ! Ne pleurezpas ! supplia Jasmin. C’est pour toujours que nousrevenons.

– Laisse, laisse, petit, ça fait dubien.

Une quinte de toux secoua la vieille. Quandelle fut calmée, elle s’assit, s’informa : étaient-ilscontents ? Pour elle il ne fallait pas abandonner leur place.Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits là-bas ? Cedevait être magnifique ! Par contraste le sien allait bien ledégoûter ! Tant qu’elle avait eu la force, elle l’avaitentretenu, mais depuis deux ans, oui ! c’était juste au départde Tiennette que ça l’avait prise, comme une grande fatigue,l’ennui de vivre.

– Dame, ça se comprend, cette petite,elle me parlait de vous, elle ne voyait rien de mieux au monde etlà-dessus on s’entendait. À force d’envier un bonheur pareil auvôtre, elle m’y faisait croire. Et maintenant, plus je vousregarde, plus je doute que vous soyez heureux ! Les grandssont ingrats, bien souvent.

– Mais non, la Marquise a toujours étébonne. Malgré cela on ne peut être toute sa vie chez les autres, etpuis nous en avions assez d’être loin de vous, dit affectueusementMartine.

– Oh ! ma fille ! C’est toi quias eu la bonne idée de revenir ! Et moi qui t’accusais de mel’avoir pris pour toujours. Dieu est juste ! Il me semblaitque j’avais mérité de vous revoir ! Enfin ! Enfin !Je suis bien heureuse !

Elle haletait ; ses enfants furenteffrayés. Sur leur conseil elle se mit au lit. À ce moment la tanteLaïde Monneau entra sans frapper :

– Eh bien ! Eh bien ! En voilàune histoire ! C’est comme ça qu’on revient sans prévenir lemonde ! Quand le garçon à Cancri m’a avertie, j’ai tressautési fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout desept ans ! Revenir comme ça sans crier gare ! Au risquede donner le coup de mort à cette pauvre Buguet ! Enfin,puisque vous voilà, laissez-moi vous embrasser et vous regarder àmon aise !

La bavarde reprit :

– J’espère que ce n’est pas les mainsvides que vous revenez ? Vous devez pourtant avoir eu dutourment… Ça se voit à votre mine… Enfin ! Si votre affaireest faite !

– Tante Laïde, interrompit doucementMartine, nous sommes assez de deux pour compter notre fortune.Là-dessus, laissons dormir la mère.

Elle sortit en affectant de marcher sur lapointe des pieds. Jasmin et Laïde la suivirent.

Dehors une rumeur attira leur attention. Desvillageois arrivaient aux nouvelles. Cancri le cordonnier portaitsur sa tête frisée et grisonnante un des paquets de Jasmin.Euphémin Gourbillon suivait, le dos courbé sous une manne assezlégère : il se déchargea de son fardeau, mais son échine ne seredressa point. Le joyeux dévot avait un nez rouge, les yeuxéraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon retour auxBuguet d’un air triste. Nicole Sansonnet vint. À un de ses brasdevenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient despoissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire uneentrée.

– À Paris on n’en mange pas d’aussifrais, dit-elle. Mais à Bellevue ça doit être un plaisir ! Onles engraisse bien sûr ! Aussi vous devez êtredifficiles ! Mais si vous nous restez il faudra vousréhabituer aux petits poissons et aux petites gens !

– Ce n’est pas pour toi que tu parles,riposta Martine. Tes rotondités font honneur à tamarchandise !

Nicole minauda en serrant les lèvres. Un salepropos de Gourbillon la fit pouffer d’un large rire édenté, quiouvrit un trou noir dans son visage.

Martine et Jasmin observaient avec tristesseles décrépitudes de leurs anciens voisins.

– Comme on devient !

Pourtant, en ce moment, la curiosité animaitle visage de tous ces rustres et faisait luire leurs regards.

Ils étaient venus pleins d’envie. Ilsrepartirent heureux. Les femmes trouvaient que Martine « enavait rabattu », qu’elle n’était plus aussi fière, qued’ailleurs « il n’y avait pas de quoi », car elle faisaitmoins envie que pitié avec ses yeux caves et son frontsoucieux.

– Ils vous ont des airs de chiensfouettés !

– On voit qu’ils en ont gros sur lecœur !

– M’est avis qu’ils sont revenus avec unchétif butin !

– Tout de même, ils sont bien discretssur la cause de leur départ, affirma une Règneauciel.

– C’était le meilleur moyen de vous clorele bec, tas de pies ! répliqua Cancri. À vous entendrejacasser sans rien savoir, on se demande ce que ce serait si vousétiez renseignées !

– Bien dit, savetier ! affirmaGourbillon. Là-dessus allons boire à la santé desrevenants !

– Tu nous invites, Euphémin ?demanda la Sansonnet.

– Après tous vos bavardages, un seaud’eau vaudra mieux pour vous rincer la langue !

 

Le soir même l’état de la mère Buguetempira.

Martine, qui toute la journée avait nettoyé lelogis, sommeillait, la tête entre ses bras étendus sur la table. Auchevet de la malade Jasmin veillait.

Atterré, le jardinier voyait la fièvreempourprer le visage aux pommettes saillantes de la Buguet, brûlerses pauvres mains dont les veines se gonflaient de sang noir. Sesmains, à lui, étaient froides, un peu tremblantes : doucement,il les posa sur le front de sa mère. Elle sourit vaguement souscette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent et chaque foisil fut payé d’un regard tendre, en même temps que la vieillemurmurait, comme sortant d’un cauchemar :

– Ah ! c’est toi ! Que je suisheureuse ! Je vais dormir encore un peu, tu ne vas pas mequitter ?

La nuit se passa ainsi. Martine, avec dessimples ramassées en leur saison, fabriquait des tisanes qu’ellesucrait de miel, pour apaiser les quintes de toux devenues plusfréquentes.

À l’aube Jasmin courut à Melun chercher unmédecin. Il faisait grand jour lorsque la berline du vieuxpraticien traversa le village. Elle s’arrêta devant la maisonBuguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la porte.

– Hélas ! Hélas !s’écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait peut-êtreplus utile, soit dit sans vous offenser ! La pauvre femme nepeut plus rien avaler !

Le médecin alla droit au lit, d’où s’élevaitun râle. Il regarda tristement la malade :

– Laissez-la en repos, le temps achèveson œuvre.

D’un geste lent de vieux philosophe, il remitson gant de laine qu’il avait ôté en entrant.

– Il n’y a rien à faire, mon pauvre ami,avoua-t-il à Jasmin.

– Rien ?

– Rien.

Le médecin partit. Alors des voisins firentirruption dans la maison. Ils s’informèrent de ce qu’il avaitordonné et tous protestèrent.

– Ce n’est pas la peine de l’appeler pourqu’il ne donne pas une recette !

Chacun proposa un remède.

– Une bonne saignée, ça fait revenir deloin, dit la tante Gillot. La sage-femme de Corbeil s’y entend.Elle a la main légère. Son coup de lancette fait moins mal qu’unepiqûre d’aiguille. Grâce à elle mon homme n’est que paralysé aulieu d’être mort.

– Quand j’étais grosse de mon petitdernier, surenchérit la femme d’Eustache Chatouillard, qui setrouvait à Boissise chez des parents, elle m’a guérie d’unemauvaise toux qui me tenaillait le ventre jusqu’au tréfond, rienqu’en me bouchonnant avec une poignée d’orties ! Ah, dame, ilm’en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans ceremède, j’avortais, bien sûr !

Laïde Monneau interrompit :

– Bien sûr ! Bien sûr ! Rienn’est sûr en ce monde, la Chatouillard ! En tous cas, c’estpas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si le diable laguette, il est grand temps d’aller chercher le curé, car ellepourrait passer, la pauvre femme !

– J’y cours, dit la Sansonnet.

– On la dirait morte, reprit Laïde.

Martine, toute éplorée, traversa la chambre.Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle montal’escalier de sa chambre ; là elle déficela un grand panier,le fouilla et y prit un coffret. Elle en retira une choseprécieuse, enveloppée d’un mouchoir, puis redescendit l’escalier encourant.

– Du courage, ma bonne, lui dit la femmed’Eustache. Si tu as besoin d’un coup de main pour la remuer, jesuis là.

– Merci, répondit Martine, nous sommesdéjà trop autour d’elle. Ça mange l’air.

La tante Gillot, penchée sur le lit, observaitla mourante :

– Mon Dieu ! Vlà son nez qui sepince, on ne l’entend plus respirer ! Et le curé qui ne vientpas !

Martine s’approcha de Jasmin. Elle lui remitl’objet qu’elle tenait. C’était un coquet miroir encadré d’écailleque la marquise de Pompadour avait abandonné à la soubrette parcequ’il était fêlé. Le jardinier jeta un regard triste sur la glacebrisée, puis, se penchant vers sa mère, qu’il baisa au front, il lelui mit au-dessus des lèvres.

– Vois, Martine, elle respire. Le miroirest terni.

À ce moment le curé entra. Martine et Jasminsoulevèrent la malade sur l’oreiller. Elle soupira :

– À boire !

Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avecune cuiller, Martine fit prendre à la Buguet deux gorgées d’eau àla fleur d’oranger. La vieille rouvrit les yeux, regarda sonfils :

– Ah ! J’ai trop dormi ! J’aitrop dormi ! Donne tes mains !

Mais elle ne tendit pas les siennes. Commedeux chauves-souris abattues qui cherchent l’ombre, elles couraientincertaines sur le drap de grosse toile ; elles lesaisissaient, le tiraient dans un vague désir d’ensevelissement,qui n’aboutissait pas et renaissait toujours avec la même ardeurimpuissante.

– Laissez-nous seuls, dit le curé.

– Non ! Qu’ils restent !Ah ! J’ai trop dormi, soupira la mourante.

Comme ses paupières étaient closes, Martine etJasmin s’éloignèrent sur un geste du prêtre.

Quand ils rentrèrent tout le monde lesimita.

La Monneau, de son œil sec de vieille poule,suivait toute la cérémonie. À la communion elle dit :

– Pourra-t-elle garder le bonDieu ?

Elle découvrit les pieds pour qu’on y mît lessaintes huiles.

La tante Gillot était affolée, ses soupirsgonflaient son épaisse poitrine, ses joues luisaient sous leslarmes. Mais elle pleurait plutôt sur elle-même, car elle répétaitavec douleur :

– À qui sera-ce le tourmaintenant ?

La femme d’Eustache, l’air hébété, tenait dansses bras son dernier-né, qui frappait de ses petits pieds le ventrede sa mère, resté gros. Pendant la prière des agonisants, Laïde,qui en épiait l’effet sur les traits de la moribonde, s’écria toutà coup :

– Elle a passé !

D’une main fébrile, Jasmin présenta le miroiraux lèvres de sa mère : il ne ternit pas. Le jardinierchancela. Le miroir roula sur le sol.

– Heureusement que j’arrive, dit NicoleSansonnet, qui retint Jasmin dans ses bras. Jetez-lui de l’eau à lafigure !

Martine était déjà près de son mari. Ellebaisait son visage douloureux, frappait le creux de sesmains ; elle tira de sa poche un vieux flacon de sels trouvédans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer. Jasmin seranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu’elle avaitramassé : une nouvelle fente traversant la première faisaitune croix dans sa clarté.

– Lequel de vous deux va fermer les yeuxà la défunte ? demanda Laïde Monneau.

Martine repoussa doucement son mari, voulantlui éviter ce cruel devoir. Elle se pencha sur la Buguet, posa unebouche brûlante sur le front immobile, puis murmura en baissant lespaupières de la morte :

– Vous ne verrez plus lesméchants !

Elle ajouta :

– Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-ladormir.

Le fils embrassa la mère et, docile, suivit safemme, qui l’entraîna hors de la chambre funèbre.

– Ce que c’est que de nous ! soupirala tante Gillot.

Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait lejardinier :

– Vous reverrez votre mère à laRésurrection. Elle sera comme elle fut au temps de sa pleinejeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle aurait lieu aucrépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à l’endroitmême où ils furent créés. L’archange saint Michel sonnera de latrompe avec tant de force que les morts l’entendront et les angesgardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles.

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