Le Jardinier de la Pompadour

XV

Tous ces événements avaient anéanti Buguet.Durant l’hiver, Martine vit son mari penché des jours entiers surles livres de M. de la Quintinye, mais le soir descendaitsur la même page que l’aube avait éclairée. Et qu’importait àBuguet les lois de l’horticulture ! Il avait planté un paradiset il ne pouvait oublier qu’il en était chassé ! Des souvenirspoignants se bousculaient en lui.

Les époux ne parlaient jamais du passé,sentant que des paroles les eussent fait souffrir davantage et queles consolations étaient inutiles.

Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit àl’exciter au travail. Émoussant les arbres fruitiers pendant lejour, au soir elle fourbissait les sécateurs, la serpette,l’égoïne, dont la rouille rongeait les lames. Une nuit de gel quela faucille sortait brillante de ses mains, elle dit àBuguet :

– Vois-tu, mon pauvre homme, si tu leveux, nous pouvons aussi nous décrasser de notre misère. Le présentn’est pas pire pour nous que pour les autres. Combien secontenteraient de notre sort ? Avec nos économies et l’argentque nous a laissé ta mère nous possédons mille écus sonnants !Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras !

Jasmin ne dit mot.

– Hier, reprit Martine, en passant devantle parc du marquis d’Orangis, j’ai vu que ses arbres étaient enaussi piteux état que les nôtres. Va lui offrir tes services, queson père ne dédaignait pas.

– J’irai, promit Jasmin.

Les jours passèrent. Il fallait sedécider.

– Après les gels poussent les bourgeons,ce sera trop tard, dit Martine.

Par un clair matin de février Jasmin seprésenta à la porte du parc.

Depuis que le vieux marquis avait disparu, sonpetit-fils habitait le château. Insolent et dur, il affectait de nepas regarder les villageois. Il exigeait des corvées, donnait descoups de cravache et viola, dit-on, une des filles auxRégneauciel.

Ce fut dans le fond de son parc, où il tiraitdes pics-verts, que Jasmin, conduit par un domestique, aborda lejeune seigneur. Il lui fit ses offres pour façonner le jardin augoût du jour, tailler les arbres :

– Beaucoup de ceux-ci ont été plantés parmon père. Cet érable a plus de quatre-vingts ans. Mon grand-pèrel’élagua le premier. Son tronc n’a pas un chancre. On le dirait demarbre.

Buguet passa la main sur l’écorce fine etjaspée.

– Il meurt malheureusement par la cime,continua-t-il. C’est dommage. Il faudrait le rabattre.

Le châtelain, qui n’avait pas encore ouvert labouche, arma son arquebuse et, tirant sur l’érable, fracassa unebranche.

– Voilà comment je taille mes arbres,railla le gentilhomme. Mais crois-tu, manant, qu’il soit aiséd’entrer chez un d’Orangis ? Je t’ai écouté trop longtemps. Dequi te recommandes-tu ?

– J’ai planté les jardins de Bellevue,sous les ordres de M. de l’Isle, et suis resté près deneuf ans comme jardinier au service de Mme lamarquise de Pompadour.

– Et pourquoi la Marquise t’a-t-ellechassé ?

– Je l’ignore, répondit Buguet enbaissant la tête.

– Va le lui demander et reviens me ledire.

Le marquis rechargea son arme et regarda lejardinier s’éloigner. L’homme marchait le dos courbé, embarrassé deses bras qui lui semblaient gourds et lâches.

En rentrant Buguet dit à Martine, d’un tonqu’il voulut rendre indifférent :

– Le marquis est un braque qui taille sesarbres à coups d’arquebuse et n’a que faire de mon travail.

Martine exigea des détails. Jasmin ne puts’empêcher de tout lui raconter, rougissant encore del’affront.

La paysanne eut une révolte.

– Les nobles, s’exclama-t-elle, lesnobles, des égoïstes, des sans-cœur, ils nous piétineraient sansvergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah ! qui sait, on sevengera !

Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures dela populace qui avaient monté un jour jusqu’à Bellevue.

– Le peuple a aussi ses méchants,dit-il.

Quelque temps après, Buguet se dirigea vers lechâteau de Courances, espérant y trouver l’emploi d’aide jardinier.Il traversa la Seine, grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C’était unfroid matin où la rosée semblait de lait sous le ciel bleu. L’hiverpluvieux avait empêché de travailler la terre et avancé la poussedes bourgeons. Toutes les fleurs vivaces perçaient déjà lesplates-bandes.

Le concierge de Courances ne reconnut pasJasmin, tant il avait changé. Buguet dut se nommer. L’homme eut unmouvement de plaisir à revoir une ancienne connaissance. Mais sonsourire s’effaça bientôt :

– Tu sais, camarade, les gens de lamarquise de Pompadour sont vus ici d’un mauvais œil. J’ai le regretde ne pouvoir te garder plus longtemps.

Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ciinsista :

– Je ne suis plus à Bellevue. J’ai reprismon ancien métier de fleuriste avec l’aide de ma femme, et commeautrefois je façonne les jardins, je fais des corvées et j’ai penséqu’en cette saison on pourrait m’occuper.

– En ce cas, c’est une autre affaire.Viens voir le maître jardinier, un nouveau, pas commode.

Il conduisit Jasmin vers les serres ; unhomme y donnait des ordres brefs à des jeunes gars occupés à leverles paillassons qui interceptaient le soleil. Buguet lui fit sademande que le portier appuya en disant :

– Il sait son métier.

– D’où sors-tu ? demanda lemaître.

– De Bellevue.

– Je n’ai point de place ici pour lesgens qui ont servi chez la catin du Roi. Monsieur le comte mechasserait si je t’embauchais !

Pendant quelques secondes Buguet resta hébété,puis les larmes lui montèrent aux yeux et il s’esquiva comme unvoleur, évitant le concierge, qui ne le vit pas sortir.

Cette tentative fut la dernière. À partir dece jour Buguet s’enferma chez lui. Mais l’ivraie qui avait envahison jardin étouffait aussi son courage. Il ne s’occupa plus guèreque des arbres à fruits.

En août un confiseur de Melun vint chercherses prunes, qui étaient réputées. En septembre il descendit sespoires fines au marché de Corbeil. Le voyage fut dur, car ilfaisait du vent et les vaguelettes de Seine se brisaient à l’avantde l’embarcation. À Corbeil, Jasmin regarda au loin, avec amertume,les peupliers qui voilaient Étioles, et son cœur se serra. À la find’octobre des marchands enlevèrent ses pommes.

Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quandil fut plein ils jetèrent de grandes bâches vertes sur les fruitsrouges et blonds et descendirent vers Paris.

Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiverdes fleurs, sauf pour Martine : quelques violettes en mars,puis des jonquilles ou des bassinets, des croix de Jérusalem etquelques géraniums. Ces plantes ornaient les petits théâtres queJasmin avait raccoutrés et elles suffirent, avec les fleurs despommiers et des cerisiers au printemps, puis en automne les flammesdes sorbiers et des buissons ardents. D’ailleurs Martine ne sortaitjamais sans rapporter un bouquet des champs ; elle excellait àdécouvrir les places mystérieuses où poussent les orchidéessauvages, telles que l’ophris, qui croît en juin sur les coteauxexposés au levant.

Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvresautant que les seigneurs leur faisaient grise mine. Seul VincentLigouy venait quelquefois travailler au verger. Il chantait, etcela faisait rêver Buguet. L’insensé montrait de la tendresse pleinses yeux, dès qu’il entrait et souvent il embrassait la main dujardinier qu’il avait prise brusquement.

Les autres reprochaient aux époux la mort dela mère Buguet. Laïde Monneau, qui gagnait une figure bouffie sousses cheveux blancs et marchait comme une canne, s’apitoyait dèsqu’elle voyait Martine :

– La pauvre défunte ! clamait-elled’une voix aussi verte que la luzerne. Elle eût vécu encore si onne l’avait laissée seule ! Moi qui veillais sur elle comme sij’avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs tous lesjours ! Elle se minait ! Elle se minait !

Quand Jasmin allait porter quelques pauvreschrysanthèmes au cimetière, les gens le dévisageaient avec des yeuxsournois.

– Ça l’avance bien à cette heure, lavieille, dit une des Règneauciel. Il fallait lui donner plus desoins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent qu’aux abeilles,maintenant qu’elle mange les pissenlits par la racine !

Comme Jasmin ne travaillait plusautant :

– Le fainéant ! disait-on. Il aappris chez les grands à passer de grasses journées pendant que samère préparait elle-même son pain noir.

À cause du décès de la mère et des objets duménage qu’ils durent renouveler, les Buguet furent forcés, dès laseconde année de leur retour, d’entamer fortement leurs économies.Les commandes n’arrivant pas, le pécule s’épuisait. Le fleuristevendit au prieur de Saint-Guenault, à Corbeil, les livres deM. de la Quintinye, et ses gravures de jardins depropreté aux religieuses Augustines qui voulaient créer desparterres près de leur église de Saint-Jean-de-l’Ermitage. Ellesemployèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner lesautels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis lesbouquets destinés au culte. Le talent qu’il montra le fit rappelerpour garnir des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame deCorbeil, à Saint-Léonard et à Saint-Jacques.

Mais ces profits ne suffisaient point à rendreà la maison de Buguet sa petite aisance. D’ailleurs, les dîmes, lagabelle, les corvées augmentaient. L’État saignait le peuple àfond. Les artisans et les laboureurs se plaignaient.

Un maréchal ferrant, qui venait quelquefoischez Jasmin prendre des feuilles et des fleurs de châtaignier pourguérir les chevaux poussifs, racontait les misères des pauvres etla méchante humeur de ceux qui souffraient :

– Les gens deviennent des bêtes,affirmait-il.

Dans le village on accusait lesBuguet :

– Ils ont eu leur part à la galette desrois quand ils étaient à Bellevue.

Deux événements aggravèrent cettehostilité.

On apprit par les laquais du marquis d’Orangisqu’Agathon Piedfin était compromis dans une affaire de bougrerie.Les villageois se rappelèrent qu’il était venu à la noce deJasmin.

Laïde Monneau accourut :

– Quand je pense que j’ai plumé desvolailles avec lui ! Mon Dieu ! Ce qu’on risque à sefrotter comme ça au premier venu ! Et puis, de vider deschapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, àces coquins-là !

Vers le même temps le bruit arriva queTiennette Lampalaire, dont personne ne recevait plus de nouvelles,avait servi au Roi, dans la maison du Parc aux Cerfs, àVersailles.

– Elle est restée longtemps chez le Roi,avait dit un valet du marquis d’Orangis. Puis, attirée par unracoleur, elle est venue fringuer à Paris et fut bientôt la plusdélurée danseuse de guinguette connue au Petit-Chantilly et auGrand-Vainqueur. Puis je la vis rue Pierre-au-Lard, criant auxpassants : chit ! chit ! le soir, par son voletentr’ouvert.

Le village fut bouleversé.

– C’est-il Dieu possible ! s’écriala tante Monneau. Évertuez-vous à prêcher d’exemple pour éduquer lajeunesse ! C’est pourtant pas les bons conseils qui lui ontmanqué ! Pour ma part je l’ai mise en garde contre tous lesdangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le grandmonde. Et moi qui un jour l’ai caressée d’un revers de main parcequ’elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, RoseSansonnet et moi ! Ah ! faut qu’elle en ait entendu biend’autres, à Bellevue, pour en arriver là. C’était donc un repairede paillards et de catins, votre château ?

– Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eula bonne fortune la plus relevée, puisqu’elle a couché avec leRoi !

– Peuh ! c’était pas la peinequ’elle aille au catéchisme pour devenir pareille à la marquise dePompadour !

Jasmin était atterré :

– Que de calomnies !s’écria-t-il.

Martine, qui en savait plus que son mari, fitun geste vague.

Alors les commères la traitèrentd’entremetteuse.

– On t’a payé cher l’honneur deTiennette ?

Martine se sauva. Des enfants lui lançaientdes pierres.

À la suite de ces nouvelles, Éloi Règneaucielet plusieurs de ses amis attaquèrent Jasmin un soir, au bord de laSeine. Il allait sans doute être jeté dans le fleuve quand deviolents coups de bâton plurent sur la tête des agresseurs. C’étaitVincent Ligouy. Il sentait qu’un danger planait sur Jasmin et ilveillait.

 

Vers la fin d’avril 1764, un matin, LaïdeMonneau et Nicole Sansonnet passèrent devant la maison de Buguet.Il faisait un joli temps printanier. Les alouettes planaientau-dessus des champs et la Seine était bleue. Les deux paysannesparaissaient solennelles comme le jour de Pâques.

– Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin.

– Qui ?

– La coquine au Roi.

Le jardinier pâlit.

– Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dansles petits appartements, à Versailles. On ne parle que de cela aumarché de Melun. Elle est enterrée, à ce qu’on m’a dit, au couventdes Capucins. La v’là à son tour dans une boîte, celle qui mit tantde monde au cachot !

– On ne dit pas de quoi elle est morte,reprit Laïde. Des femmes comme celle-là on ne sait pas de quoi çameurt.

– Allez-vous-en ! hurla Buguet.

Il avait l’air si étrange que les deuxbavardes obéirent. Alors le jardinier s’affala sur un escabeau.

Toute la douleur retenue au fond de son cœurdepuis des années sauta à sa gorge, creva en sanglots.

Maintenant, c’est bien fini ! ToujoursJasmin a espéré. Chaque matin il attendait un billet deMme de Pompadour. Souvent il avait cru tenirle papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet auxtrois tours qui le rappelait… Mais, c’est fini ! Lescrachements de sang ont tué la Marquise. Buguet la voit pâle, trèspâle, plus pâle qu’elle n’était les lendemains de fête, quand ellebuvait du lait d’ânesse.

Elle est morte ! Cela pèse sur Jasmin. Ila le vertige du passé. Une angoisse l’étreint. Il étouffe, ouvre laporte et les fenêtres à l’air qui entre chargé des arômes duprintemps.

– Les fleurs ! murmure Buguet. Elleles aimait !

Il sort, la poitrine gonflée, et machinalementcueille sur les petits théâtres des anémones, des primevères, desauricules. Il cueille sans plus penser, sentant le soleil sur sondos, sur ses tempes qui grisonnent. Il cueille d’une maintremblante et verse des larmes dans les calices.

Martine arrive :

– Tu me fais un bouquet ?

Le jardinier, serrant les tiges, cache sonvisage ruisselant.

– Tu sanglotes, Jasmin ?

Jasmin laisse rouler sa tête sur l’épaule desa femme.

– Elle est morte, murmure-t-il.

Martine comprend. Elle saisit le bras deBuguet :

– Rentre, il ne faut pas qu’on te voiepleurer !

Elle installe Jasmin près de la table, mais netrouve point de mots pour le consoler.

– Avons-nous été malheureux ! ditBuguet.

– Que veux-tu ? Nous avons eu nosjours de bonheur. Et tous n’en ont pas dans la vie.

Elle passe le bras autour du cou deJasmin :

– Mais je te reste !

– Oui, ma bonne Martine, je me plains ettu es là ! J’ai dû souvent te navrer le cœur !

– Non, Jasmin, rien n’est arrivé par tafaute.

– Je t’ai mortifiée, Martine !

– Allons, mon pauvre homme, ne te lamentepas sur des peines passées ! De te voir si chagriné ça me faitdu mal, et à notre maîtresse aussi, ajouta Martine très doucement,car maintenant qu’elle est là-haut elle reconnaît ceux qui lui sontfidèles.

– Oui, oui, dit Jasmin d’une voixsanglotante. Elle me pardonnera ma folie. Tu m’as bien pardonné,toi, Martine. Et pourtant il a dû t’en coûter de faire bien deschoses…

– C’était pour te forcer à m’aimer. Toutà cet effet m’était doux. Et à vrai dire jamais notre maîtresse nem’a porté ombrage. Et même, voici la preuve que je ne fus pointjalouse.

Martine disparut dans la chambre voisine.Jasmin entendit un bruit de clef. Martine revint avec une gravurequ’elle déroula.

– Elle ! s’écria Jasmin.

– Dieu me pardonne, dit Martine, c’est laseule chose que je volai en ma vie !

C’était la Pompadour en « belleJardinière », portant sur la tête un chapeau de paille, aubras gauche un panier de fleurs, de la main droite une branche dejacinthe.

Buguet prit l’estampe :

– J’ose la contempler devant toi,Martine. Maintenant ce n’est plus ni lâche ni méchant.

Martine laissa Buguet regarder la gravure,puis elle dit :

– Je veux ce portrait à notre muraille.Nous l’aurons chaque jour devant les yeux.

– Oh ! Martine ! Cela te feraitsouffrir !

– Non ! Ce qui peut te consoler nepeut me déplaire. J’aimais aussi la Marquise et de la savoirdisparue cela me fait de la peine. Elle était si bonne pour moi.Jamais je ne croirai qu’elle fut cause de nos malheurs.

 

Quelques jours après l’image ornait lachambre.

Jasmin et Martine entretinrent des bouquets defleurs sous le portrait de leur ancienne maîtresse.

Et la favorite, qui posséda tant de jardins etde parcs splendides, garda, après sa mort, alors qu’elle étaitoubliée, un parterre que des humbles cultivaient dans un coin devillage.

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