Le Jardinier de la Pompadour

XVI

Depuis des temps éloignés, les Buguetn’avaient cessé d’être la proie du village ; leurs cheveuxblancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que les rustres, avecdes méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à leursenfants.

Quand il se rendait le dimanche à l’église,Jasmin entendait toujours les mêmes propos. On lui reprochait lamort de la mère Buguet, la disparition de Tiennette Lampalaire.Personne n’oubliait que le jardinier s’était vu chassé de Bellevueaprès avoir été le serviteur de la « putain du Roi ». Lesnouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter cette haine avec lelait de leurs mères. Les Règneauciel et les Lampalaire semontraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils menacèrentplusieurs fois les Buguet de mort.

Le curé seul venait chez Jasmin avec un bonsourire. Il consolait, prêchait la résignation. Il était maigre etpâle. On disait qu’il avait bien cent ans. Il trouva pour Buguetquelques travaux dans des cures et des couvents.

De son côté Martine allait coudre à Melun chezdes bourgeois. Elle rapportait quelques sols. Mais elle étaitobligée de revenir au bord de la Seine par des nuits où le ventsifflait. Jasmin allait à sa rencontre et ils rentraient sansespérance de jours meilleurs. En hiver, ils se couchaient tôt pourne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se nourrissaientsouvent que de pain d’orge et d’avoine. Jasmin, le dos voûté,rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son jardinet Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle serendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui vaquêter par les chemins.

Les Buguet avaient toujours gardé à leurmuraille le portrait de la marquise de Pompadour. Jasmin cultivaitquelques fleurs pour composer des bouquets qu’il mettait pieusementsous l’image.

Cette fidélité redoublait l’acharnement duvillage. Les gens rendaient les pauvres jardiniers responsables desexactions croissantes qui amaigrissaient leurs pitances. On leurmontrait le poing :

– Vous recracherez ce que vous avez avaléchez les nobles !

Les paysans récriminaient contre le droitexclusif de chasse, celui de fuies et de colombiers. La dîme lesexaspérait.

– C’est pour payer les frais de vosripailles à Bellevue que nous sommes réduits à mangerl’herbe ! criaient-ils aux Buguet.

Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin sehasarda un jour à dire que la Marquise avait des goûts debergère.

– De porchère ! lui fut-il hurlé.Elle a gardé sur terre les cochons du diable et elle les soigne enenfer !

 

Cependant depuis trente années les événementss’étaient pressés.

Louis XV était mort. La nouvelle reine étaitune Autrichienne, que personne n’aimait.

 

En 1789, le bruit se répandit que Louis XVIétait ruiné et qu’il voulait demander de l’argent au peuple.

– Tu vois, dirent les paysans au vieuxJasmin, c’est nous qui paierons les violons !

Quelque temps après un des Règneauciel,Pierre, garçon de vingt ans, accourut essoufflé de Melun :

– Le peuple de Paris a pris la Bastilled’assaut ! s’écria-t-il. Ils ont massacré lagarnison !

On s’assembla vis-à-vis de l’église. Pierre,qui avait vécu dans la capitale, parla de la liberté conquise. Ilvoulait aller se battre contre les Suisses et les Allemands duRoi.

À ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla surses jambes. Son visage, tout fripé par les rides et qu’encadraitune barbe argentée, devint plus pâle.

– On vit trop ! On vit trop !murmura-t-il en levant une main tremblante.

Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna leportrait de la Pompadour :

– Tu devrais brûler cela !

– Non ! s’écria le vieillard d’unevoix rauque.

– Cela te portera malheur !

Les jours suivants, Pierre se promena dans levillage avec quelques galvaudeux. Ils donnaient les détails surl’événement du 14 juillet. Ils mirent des feuilles vertes sur leursfeutres cabossés pour imiter Camille Desmoulins auPalais-Royal : ils remplacèrent bientôt les feuilles par unecocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique de gardenational, qu’un marinier lui avait apportée de Paris.

Bientôt on apprit que les paysans boutaient lefeu aux châteaux par toute la France. Jasmin craignit pour celui deBellevue. Il le voyait avec ses quatre murailles noires, son toitécroulé, les serres détruites, les orangers jetés sur le sol commeles révoltés que la mitraille avait tués le long des murs de laBastille. Le soir il fouillait l’horizon du côté d’Étioles.

Cependant les événements se calmèrent pour delongs mois. Une ère fleurie semblait renaître. Il vint de Parisquelques vagues espérances. Une fête avait eu lieu auChamp-de-Mars, où le Roi avait embrassé les représentants de lacommune et les fédérés des départements. On se répétait jusqu’àBoissise les inscriptions patriotiques de l’arc de triomphe.L’Assemblée constituante ayant aboli les titres, les armoiries, leslivrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel affectad’appeler le seigneur du village « citoyen Orangis ».

Mais peu après les manants virent plusieursberlines attelées chacune de six chevaux s’arrêter devant lechâteau. Le marquis descendit de l’une d’elles, botté à l’anglaise,sanglé dans un habit vert-dragon, les jambes serrées en une culottede peau de daim. Il portait un chapeau rond qu’il s’enfonça, d’ungeste colère, en pénétrant dans son parc.

Les valets hissèrent de grosses malles dansles voitures. Des villageois vinrent regarder. Les laquais leschassèrent avec furie.

Quand les berlines furent chargées, ellespartirent au galop.

Pierre Règneauciel courut derrière le cortègeen agitant un vieux pistolet sans amorce :

– Ils émigrent ! Ilsémigrent !

Il revint essoufflé devant l’église etcria :

– Vive la nation !

Jasmin hocha la tête :

– Cette fuite ne présage rien de bon.

Ses pressentiments ne le trompèrent pas. Onsut que Louis XVI avait fui aussi et que, ressaisi du côté deVarennes, il était sous la garde de la nation.

Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, criaplusieurs fois :

– Vive la République !

Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot.Pierre expliqua que c’était la suppression des rois.

Ses auditeurs frémirent.

– Au moins aurons-nous le painquotidien ?

– On pillerait !

Puis des bruits de guerre circulèrent. Toutel’Europe, excitée par les émigrés, s’apprêtait à envahir la France.Règneauciel raconta qu’il avait vu des poteaux rouges sur lesquelsil était inscrit : « Citoyens, la patrie est endanger. » Il parla de s’engager dans les armées qui allaientse battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le quittaitplus.

Jasmin entrevit des choses épouvantables. Leschâteaux flambaient dans ses rêves. On massacrait les habitants. Ilse réveillait hagard, et murmurait :

– Dieu ! qu’il ne lui arrive pointde mal !

La vieille Martine savait pour qui son maricraignait. Elle n’osait lui rappeler que la marquise de Pompadourétait morte depuis longtemps. Mais quand le jour pointait Buguet sesouvenait et disait en hochant la tête :

– C’est fini ! Tout estfini !

En août 1792, l’écho des canons qui avaittonné à travers les Tuileries parvint à Boissise. Buguet tremblapour les beaux arbres et les statues. Au mois de septembre,Règneauciel arriva chez le jardinier.

– On en a massacré des centaines !s’écria-t-il.

– Des centaines ? demanda Jasminanxieux.

– Des aristocrates !

Règneauciel se pencha pour regarder Buguetd’un air menaçant :

– Et des suspects !

Règneauciel désigna le portrait de laPompadour d’un doigt farouche :

– Si celle-là eût vécu, on l’auraitmassacrée !

Il cracha sur la Belle Jardinière etpartit.

Buguet essaya de courir sur les pas du garçon.Ses mains se levaient pour étrangler l’insolent. Celui-ci, déjàloin, sifflait, le nez en l’air.

Le vieillard suffoqué s’appuya sur le coin desa table. Puis il prit un coquemar plein d’eau, se hissa d’unmouvement caduc sur une chaise et lava le cadre. Buguet fut heureuxde se trouver tout près de la figure au clair regard, au chapeaugaillardement posé sur l’oreille gauche. D’ordinaire ses yeuxfaibles la voyaient à travers un brouillard. Il embrassa le bas dela gravure et demanda :

– Pardon !

À la fin du mois, Jasmin et Martine virent parla fenêtre Règneauciel qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête,en agitant un bâton et escorté de gaillards qui braillaient.Martine se précipita pour fermer la porte. Règneauciel se prit àricaner.

– La République est proclamée !s’écria-t-il. Vive la République !

Il poussa la porte.

– Crie donc : Vive laRépublique ! hurla-t-il à Buguet.

Le vieux jardinier de la Pompadour ne réponditpas.

– Vas-tu m’obéir, canaille !

Règneauciel fit mine de vouloir briser leportrait de la favorite. Alors, branlant la tête et d’une voixchevrotante, Buguet murmura :

– Vive la République !

– Plus fort ! s’écriaRègneauciel.

Il leva son bâton vers la BelleJardinière.

– Vive la République ! cria levieillard de toute la force de ses pauvres poumons.

Règneauciel partit en criant :

– À bas Louis Capet !

L’exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin.Dans ses idées, le souverain restait le Roi au visage rose et rondsous la poudre blanche, le Roi à la démarche élégante et ennuyéequ’il avait vu à Bellevue. C’est à ce cou cravaté de dentellesqu’il imagina la raie de la guillotine et, longtemps, son frontchauve dans ses mains gourdes, il hoqueta :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Les mois suivants des bruits de guerre etd’échafaud continuèrent à arriver aux oreilles de Jasmin. Lesprêtres du pays étaient partis. On raconta que des« Jacobins » avaient fait périr la Reine. Des« brûlements » eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l’onfaisait flamber tout ce qui rappelait la « tyrannie » etla « superstition » : armoiries, titres, reliques,livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu’on accomplissait cescérémonies au son de la musique et il ne manquait point d’alleracclamer.

– Tu ferais mieux de brûler de la poudrecontre les Autrichiens, lui dit Martine.

– Je me fous de toi ! répliqua lesans-culotte.

Des bandes passaient dans les bourgs pillantles églises. L’une d’elles apparut un matin à Boissise. Ces hommesétaient plus de cent et venaient on ne savait d’où. Déguenillés,ils avaient l’air de sortir d’une prison. Des femmes écheveléesportaient des bonnets rouges. Tous avaient des piques, des fusils,des sabres. Les villageois se réfugièrent dans les bois de La Mée.Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à l’église.

Buguet et Martine n’avaient pu fuir. Ilss’enfermèrent dans leur maison.

Des cris retentissaient par le village.Martine, qui avait conservé de bons yeux, aperçut une fumée épaissequi montait du cimetière.

– Ils brûlent les livres de messe,dit-elle, et les catéchismes.

Elle observa par une lucarne. Des coups de feuéclatèrent.

– Ils tirent sur la croix !

Martine crispait ses mains à une poutre, sehissant pour mieux voir.

– Ils décapitent saint Antoine devant lamaison de Cancri !… Ciel, le saint ciboire !…

Elle fit le signe de la croix.

– Ils jettent les hosties ! BonDieu ! Ils outragent la Sainte Vierge !

Martine lâcha la poutre et vint haletantes’asseoir près de son mari.

Les émeutiers entonnèrent un « Diesiræ » qu’ils coupaient des refrains de la« Carmagnole ». Les Buguet entendirent briser les vitresde l’église et le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent.

Tout à coup, la bande encombra le chemin quidescendait vers la Seine. Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ilss’étaient vêtus de chasubles et de surplis qui leur mettaient audos de l’or et des croix noires. Ils brandissaient le goupillon,les encensoirs, les cierges bénits. La statue de la Vierge étaitpromenée au milieu de leur bande sur un âne et une grosse« Mariane » toute rouge brandissait le petit porc desaint Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche.Tous hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnetphrygien, agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfiléeune toque de curé.

– C’est là ! dit-il.

Il montrait du doigt la maison de Jasmin.Quatre gaillards enfoncèrent la porte. Les Buguet se blottirent aufond de la chambre.

Un homme entra, en chemise déchirée, lesmollets nus. Ses yeux brillèrent quand il aperçut la BelleJardinière :

– La Pompadour, je l’ai connue en majeunesse ! J’ai logé à la Bastille pour un pamphlet à cause decette arrogante Poisson ! Voyez, mes amis ! Je laretrouve !

Il agita un sabre sous la gravure :

– Tiens, crève, grisette formée pour lebordel, comme l’a chanté ton ami de Voltaire, crève, honte de laFrance !

Il donna trois coups à l’image. Le cadre volaen éclats, le portrait fut déchiré.

– Monstre ! s’écria Jasmin.

Il s’élança, armé d’un couteau, vers lebrigand. Mais celui-ci l’arrêta avec la pointe de son sabre etétendit le vieux jardinier sur le sol :

– Ainsi périssent les ennemis de laliberté !

 

Jasmin râle. Le sang coule sur sapoitrine.

– J’étouffe, dit-il.

Martine se jette sur son mari, déchire saveste, cherche la plaie.

– Jasmin ! Reviens !Reviens !

Buguet ne répond pas.

– Jasmin ! hurle Martine.

Il pâlit davantage.

– Reviens donc ! Ah ! Tureviendras !

Rapide comme à Étioles, elle escaladel’escalier, fait glisser d’un coin du grenier un coffre qu’elleouvre. Elle en tire une robe rose et la déploie.

Cette robe ! Celle que sa maîtresseportait à Sénart, que Martine mit à Étioles devant Jasmin et queBuguet vit à la Marquise quand elle dansait à la lueur desétoiles ! Martine s’en revêt ; fanée et fripée, la robeest lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de lavieille, embarrasse ses pas. Qu’importe ! Martine la prit pourrappeler Jasmin si, un jour, il voulait la quitter ! Et Jasmins’en va !

Trébuchante, Martine redescend, se précipitesur le blessé. Elle sourit d’une façon étrange :

– Jasmin, reviens donc ! Pourquoipartir ?

La vieille a imité l’accent deMme d’Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses lèvresremuent, il saisit la robe d’un geste vague. Jadis il épandit surl’étoffe soyeuse des gouttes d’eau. Il la tache de sang. Ses doigtsse crispent sur les rubans, s’accrochent aux nœuds. Ses narinesparaissent chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête surle corps de son mari en riant aux éclats :

– Je savais bien que tureviendrais !

Mais la bouche du jardinier reste ouverte, sesyeux deviennent vitreux, ses mains inertes.

Alors Martine se relève avec un sourireédenté ; elle prend un coin de sa robe, et, fardée de sang,poudrée par la vieillesse, elle entame autour de Jasmin le menuet,tandis que, d’une voix brisée, elle chante un air sautillant deLulli qu’aimait la Pompadour.

FIN

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