Le Jardinier de la Pompadour

II

Quelques semaines plus tard Jasmin prenant soncalendrier vit que l’automne commençait.

Le ciel était triste. Chaque coup de ventapportait des nuages. Ils formaient de grands camps farouches. LaSeine agitée avait des teintes d’acier.

Jasmin examina les nues, tandis qu’autour delui la rafale faisait choir les ciroles des grands poiriers.

La mère Buguet parut :

– Eh bien, fils, tu regardes le pied dutemps ? Il ne dit rien qui vaille.

Elle continua :

– Je viens de préparer le fruitier. Si tum’en crois, nous cueillerons tout aujourd’hui. Le soleil nechauffera plus guère. Au surplus les reinettes ont bonne mine etles calvilles jaunissent.

Jasmin murmura :

– Vous avez raison, ma mère.

La Buguet reprit :

– J’ai fait prévenir ÉtiennetteLampalaire. Elle nous aidera. Ce n’est point une engourdie.

Jasmin alla dans le petit hangar prendre sonéchelle : il la mit contre un grand pommier, puis il fixa sonpanier à un crochet pour le suspendre aux branches. Il monta ;l’arbre croulait sous le poids des fruits. Avec précaution, Jasmincueillit les pommes, les déposa dans une corbeille sans lesfroisser : car « toute blessure est pourriture », ilsavait cela de naissance.

Quand les paniers furent remplis, la Buguet enprit un à chaque bras et s’achemina vers la maison. Elle rangea lescalvilles sur les claies, la queue en l’air. C’était une bravefemme. Elle avait travaillé dur avec son homme, qui « avaitparfois des turlutaines ». Pensez ! Il était le neveud’un maître d’école, il savait lire ! Savoir lire ! Unemauvaise affaire qui mange le temps et déroute l’esprit !Ainsi, pendant que feu Buguet tenait le nez penché sur un bouquin,l’ivraie poussait, et si dru que souventes fois la bonne épouse vitdes semis entiers étouffés par les bleuets et les piedsd’alouette : son mari les voulait respecter parce que lesbleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah ! ça la faisaitrire !) et que les pieds d’alouette donnaient une légèreté auxfleurs des plates-bandes ! Tout ça, des idées qui coûtent cherau bout de la vie ! Son fils aussi avait parfois l’air d’unsonge-creux. Tout le monde cependant aimait Jasmin, il était de boncaractère ; puis – ce qui devient rare ! – il savait sonmétier.

– Bien sûr, s’il a la protection d’un ducou d’un surintendant, il ira loin ! disaient les gens.

Mais il arrivait à Jasmin de se montrerdistrait, même triste. Ces dernières semaines surtout. Plus desourire, plus de gaîté ! Il réfléchissait à Dieu saitquoi ! C’était depuis la chasse royale. Avait-il envie de sefaire piqueux ou chevau-léger ? Folie, lorsqu’on possède unbon métier et qu’on est sûr d’avoir chaque jour sa croûte à rompreet son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l’œil ! Elleespère vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonneménagère, qui « veillera au grain ».

Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs,déjetés par le vent, le sourire clair de ses lèvres retroussées,son visage hâlé, ses yeux bruns et espiègles : tout brille.Sous le corsage de l’enfant qu’elle est encore, les seins de lafemme poussent déjà. Aussi un matin qu’elle portait du lait auchâteau, le vieux marquis d’Orangis invita la fillette à partagersa crème au houacaca, laquelle est faite d’une poudre composée decannelle et d’ambre qui vient du Portugal et réchauffe les sens.Tiennette raconta depuis que le vieillard l’avait embrassée bienfort, le gobelet vidé, puis qu’elle s’était enfuie.

Aujourd’hui souriante elle aborde la mèreBuguet :

– Vous m’avez fait quérir, laBuguet ?

– Oui, mignonne, il faut que tu nousaides.

– Bien volontiers.

Elles se dirigent du côté de Jasmin :juché dans les arbres, un tablier au ventre, il se courbe, seredresse, s’allonge :

– Ah ! te voilà Tiennette !

Il descend, tient l’échelle. Mais la petiteveut grimper à l’arbre sans aide. Jasmin lui prête son dos :il sent à peine sur ses épaules le frôlement des pieds nus :Tiennette est dans les branches :

– Lance un panier, Jasmin !

– Attrape !

Elle s’assied au-dessus du tronc. Ses molletshâlés passent sous ses courts jupons, polis comme du bronze, etdans les mouvements de la cueillette, insoucieuse du froid, ellemontre un genou rond crotté de mousse et le bas de ses cuisses. Unrayon vient dorer l’enfant, éclairer ses dents blanches. Jasminsonge aux divinités enfermées au cœur des arbres et qui n’ensortent que rarement, à ce qu’il a lu dans les livres. Tiennetteainsi perchée, avec sa peau brune contre l’écorce, son regard defeu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil,pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour engoûter les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir deshêtres et des chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branchesd’un garie dans la forêt de Sénart. Elle s’avance, brillante etvive, comme si la sève du taillis l’incendiait. Elle a les traitsde Mme d’Étioles.

Un cri d’Étiennette tire Jasmin de sarêverie.

– Oh ! la grosse pomme !

L’enfant a l’air de tenir une boule de feudans ses mains brunes et agite ses pieds nus en signe deplaisir.

– Elle est presque grosse comme un cœurde cochon, dit Tiennette.

Elle retourne le fruit et ajoute,sérieuse :

– Oui, c’est un cœur, un cœur gonflécomme le vôtre, vous qui soupirez tant !

– Ce n’est pas pour toi,morveuse !

– Parions que c’est à cause de Martine,jeta avec malice la fûtée.

– Pas davantage !

– Qui donc lui met la berlue àl’esprit ? Faudra que je devine, se dit Tiennette.

À midi elle s’en alla, inquiète pour son amieMartine.

– À qui songe Jasmin ? Je ne l’aijamais vu ainsi !

Perdue dans ses réflexions, elle ne vit pointle marquis d’Orangis qui la guignait d’une petite fenêtre de soncastel. Il lui faisait des signes avec la main qui venait defourrer du tabac d’Espagne dans son nez de vieux singe. Il portaitune robe de chambre d’homme de qualité et un ancien bonnet demariage vénitien, couvert d’emblèmes dorés sur fond blanc, et troplarge pour sa tête à cette heure sans perruque.

Le marquis poussa un petit cri. AlorsTiennette s’aperçut de sa présence. Les yeux du vieillardbrillaient et les rides de sa figure sèche étaient tirées par unsourire sans dents. Il esquissa deux baisers.

– Vous allez vous enrhumer, monsieur lemarquis, s’écria Tiennette.

Elle s’enfuit, mais pour passer le ruisseau,sous les yeux du seigneur, elle releva sa cotte, bien que celle-cifût déjà très courte et qu’il n’y eût qu’un mince filet d’eau.

 

Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé levent ; une légère brise déchira les brumes : le soleil seleva dans une claire pureté.

En ouvrant leurs volets, les paysans seréjouirent. Quelle bonne journée pour la vendange !

Voilà déjà les filles. Elles chargent leshottes ; leurs bonnets de mousseline battent des ailes. Les« jeunesses » crient et chantent. Et les garçonsparaissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées.Ils sont joyeux : on dirait que l’« azur », cettefleur délicate qui couvre le raisin, veloute leurs sourires. Unevoix s’élève : elle lance une ariette :

Croyez-vous qu’Amour m’attrape

De m’avoir ôté Catin ?

Qu’ai-je à faire de la grappe

Quand j’ai foulé le raisin ?

La chanson vole au-dessus des haies, jusqu’àl’église, et réveille les échos de la Seine endormie.

 

Jasmin restait insensible aux rumeurs duvillage.

– Tu ne te rends point auxvendanges ? lui demanda la Buguet.

– Je n’en ai guère envie.

La porte s’ouvrit : c’étaitMartine ! Elle cria à Jasmin :

– Eh bien ! Tu n’es pasprêt !

La jolie fille s’avança, poing sur la hanche,un peu moqueuse :

– Vraiment, Jasmin, tu n’es pointgalant ! Fallait savoir que j’allais venir !Allons ! Embrasse-moi !

Le jardinier lui donna un baiser sur chaquejoue ; puis la jeune fille sauta au cou de la Buguet.

– Eh ! dit celle-ci, que tu sens bonet que tu as la peau doucette et blanche ! Prends-tu des bainsde lait comme ta maîtresse ?

La soubrette éclata de rire :

– Mme d’Étioles se baignedans l’eau claire !

Martine était affriolante avec son bonnetblanc, son corsage de percale, sa jupe d’un vert de scarabée quilaissait passer de fines chevilles et des souliers cambrés. Mais cequi charmait le plus en elle, c’était, sous ses cheveux châtains,ses yeux de couleur indécise, comme ceux des chats. Il semblaitqu’elle pût les aviver des tons et des lueurs qu’elle voulait.Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer unpeu d’impertinence qu’adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin,elle semblait apporter une lueur de l’aurore dans les fossettes deses joues. Elle dit d’une voix cristalline :

– Allons, Jasmin, conduis-moi auxvendanges !

Buguet fit un brin de toilette, mit sessouliers ferrés pour patauger dans la terre des vignes :

– Me voilà prêt !

Les deux jeunes gens furent bientôt au bord dela Seine.

– Alors, M. Jasmin a assisté à lachasse royale ? demanda Martine.

– Oui !

– On l’a fort remarqué. Et c’est pour leremercier de ses fleurs que Mme d’Étioles m’envoyahier chez ma marraine Laïde Monneau, où j’ai passé la nuit.

– Ce n’est point vrai !

– Je te l’assure. Elle s’est souvenue deton nom. Elle m’a tout raconté et elle est bien heureuse, car à lasuite de l’accident le Roi lui a envoyé dix faisans dorés, ce quiest gibier rare.

Jasmin devint silencieux. Ah !Mme d’Étioles a prononcé son nom : JasminBuguet ! Pour la première fois ce nom paraît fleuri aujardinier. Il sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Lepaysage prend à ses yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avecplus de joie les vignes : ces petites fées vertes, qui,pendant les hivers sans soleil, versent le rêve aux mortels en desboissons rouges, aujourd’hui se drapent dans leur feuillage bordéde pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau pierreux d’oùl’argile rouillée s’éboule ; en procession elles s’appuientsur leurs échalas d’acacia ivres du vin contenu dans leursmamelles.

L’œil du garçon brille, sa physionomies’éclaire. Il ose insinuer :

– Mme d’Étioles sesouvint de mon nom ?

– Ne te l’ai-je pas dit ?

– C’était dès le soir de lachasse ?

– Ce soir même. Je dégrafais sa robe.Elle jetait ses bagues dans un coffre. « Martine, dit-elle,j’ai rencontré le jardinier qui t’a donné les lauriers pour monphaëton. Il s’appelle Jasmin Buguet, n’est-ce pas ? » Jerougis. « Pourquoi as-tu honte ? » continua Madame.Elle sourit : « C’est un joli garçon ! Et ma foi ilfut, lors de mon accident de voiture, fort civil ! »

Jasmin exultait.

– Comme te voilà joyeux ! dit lasoubrette. Tu te sens bien flatté ?

Elle était enchantée de voir son compagnon sedérider. La fillette aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaientdéniché des fauvettes dans les roseaux de la Seine, joué auxosselets, à cligne-musette, au toton, la toupie qui ronfle, etlancé les bulles de savon qui sortent d’un tuyau de pipe et crèventau long des chaumes. En hiver, ils élevaient des châteaux decartes, se penchaient sur le jeu de l’oie, construisaient des coqsen papier. La petite était orpheline. Une fois que son parrain duts’absenter, il la confia aux Buguet ; ceux-ci la couchèrentavec Jasmin, les enfants s’endormirent sur le même oreiller :on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupinessouriaient au même rêve.

– On les mariera peut-être, dit le pèreBuguet en riant.

Plus tard, bien qu’il n’aimât guère la danse,Jasmin conduisit Martine au bal champêtre, participant avec elle aumoulinet, sous les tilleuls du bord de l’eau, aux sons de la flûte.À la fête, il la menait voir le montreur de boîte d’optique etcelui de marionnettes ; ils achetaient des complaintes,écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin offrait àMartine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils buvaientun verre d’hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan, etle soir la mère Buguet pétrissait des « roussettes ».

Le village les fiança. Cependant ils avaientéchangé des œillades tendres, des serments enflammés, des baisersen cachette, derrière la porte, quand le garçon venait passer laveillée chez Rémy Gosset et que la fillette le reconduisaitjusqu’au seuil, « histoire de voir les étoiles ». Unaprès-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises, avaitdélaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, desorte qu’elle trouva, en revenant avec son panier plein, une choseaussi belle et vive que le sceptre de Flore.

D’ailleurs Martine était sage. On ne l’avaitjamais surprise dans une grange, le sein hors du corsage, dansl’attitude de celles qui imitent sur les bottes de foin ce que lespigeons, après s’être becquetés, pratiquent à deux sur lesgouttières. Nul galant n’était monté à la petite fenêtre de sachambrette ; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa marraine LaïdeMonneau, chez qui elle habitait parfois, n’avaient trouvé dechapeau d’homme sous son lit.

Rien pourtant n’avait été décidé entre Buguetet la soubrette. Aujourd’hui le jardinier comptait vingt-trois anset Martine atteignait son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu’ilétait temps de songer au mariage :

– Je vais parler !

La joie revenue au cœur de Jasmin encourageaitl’amoureuse. Le garçon s’égayait le long de la Seine. Il voulutcueillir une branche de salicaire et s’approcha de l’eau, parmi lesjoncs du bord : le reflet de la rivière illumina son visaged’un or fluide.

– Est-il joli !

Il rappela à Martine ces jeunes satyres auxchairs roses ou hâlées qu’on voit à Étioles dans certainstableaux : ils penchent sur des urnes ou des conques, parmides plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent les pétalesdes nymphéas.

Jasmin revint, offrant à Martine la vergetteempourprée de la fleur tardive.

– Merci, dit-elle. Je la porterai dans machambre en souvenir de toi.

Puis le jardinier interpella le sacristainEuphémin Gourbillon, qui promenait dans un clos son maigrepersonnage :

– La belle récolte, Euphémin ! Il ya de quoi rougir le nez à tous les sonneurs de cloches de notrecapitainerie de Sens !

Il en interpella d’autres encore et se laissaaccoster par maint villageois, au grand dépit de Martine.

Elle n’osa et ne put rien dire à Jasmin,moitié par timidité de jeunesse, moitié à cause des bavards de laroute, et ils se trouvèrent ainsi près de la tannerie deGillot.

– Ah ! Martine ! s’écria latante, c’est gentil de venir nous aider ! Va de ce côté, où setrouvent les fillettes.

Voici l’oncle Gillot ! Il est chargé depaniers débordants de grappes encore froides de rosée. Il s’endébarrasse. Puis il s’essuie le front et tape sur l’épaule deJasmin :

– Je suis content que tu sois venu, monneveu ! Eustache Chatouillard nous est aussi arrivé.

Près de la porte du vendangeoir, Eustache, laculotte relevée à mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins,foule, le torse nu.

– Bonjour, Jasmin ! s’écrie-t-il. Onne s’est pas revu depuis le jour de la chasse.

Gillot intervient :

– Vous causerez tout à l’heure. Monneveu, je t’emmène au-dessus des roches.

Buguet disparaît avec l’oncle et plonge dansla mer des ceps.

Il cueille. Sa serpette habile coupe lepédoncule des grappes au bon endroit. Gillot bavarde. Buguetl’écoute d’une oreille. L’air qui passe, chargé de frémissementd’or des coteaux, les tons de turquoise du ciel, le calme du fleuvequi dort son sommeil de grand serpent d’azur, tout le fait songer àce qui le tourmente. La vision de Mme d’Étiolesréapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s’est emparé deBuguet sur la route de Lieusaint et n’a cessé de chanter en luiredouble en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il êtreplus attirant objet que cette grande dame ?Mme d’Étioles paraît au jardinier sortie du plusodorant promenoir d’orangers, d’un cabinet de gardénias. Le garçonse penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand ilrelève la tête il la sent pleine de gloire : le décor encombréde rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui enparterre de sourires ailés. La Seine devient le fleuvecomplaisant : elle doit mener Jasmin vers il ne sait quellecour où Mme d’Étioles trônerait comme la statued’or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, oùchaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner lelabyrinthe.

À onze heures, Jasmin et Gillotdescendent ; ils rencontrent la tante qui porte un pâté degrives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes reviennent de lacave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le tuf : ilssont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge ;Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre commesous la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil.

Les vendangeurs s’assoient à l’ombre d’unecharrette. La mère Gillot entame le pâté, tandis que Martinedistribue les miches.

– Arrivez, les enfants ! crie lasoubrette.

Elle est saisie et dorée par le grand aircomme les pains qu’elle tend l’ont été par le four.

Trois vignerons, deux filles, Tiennettes’avancent pour recevoir leur part. Eustache se roule sur l’herbeen riant et lève ses pieds et ses mollets rougis par le foulage.Chaque flacon que Buguet débouche fait sonner, ainsi qu’un pistoletqu’on décharge, le creux de son goulot. Le bruit attire EuphéminGourbillon. Il a déjà trinqué avec maint vendangeur et sa figures’allume, barbouillée du tabac qui tache son casaquin en ratinenoire. L’oncle Gillot l’invite et il s’installe.

Le premier coup de dents se donne avecappétit.

– Les grives sentent le verjus, ditGillot.

– Elles en ont au cul avant que lesautres en aient au bec !

Tiennette interpelle Gourbillon :

– Comme vous buvez, sacristain ! Onvoit que vous n’êtes pas chez vous !

– Effrontée ! Quand le marquisd’Orangis t’offre de la citronnelle, tu t’en fourres plein legosier.

Tiennette éclate de rire.

– Le marquis d’Orangis ! Ah !non ! Je n’aime point ses drogues !

La garcette prend un air malicieux :

– Je suis trop paysanne, avec messabots ! M. d’Orangis aime les pieds bien chaussés !Il m’a promis une paire de souliers en me disant qu’il mettraitlui-même les bas.

– Ta fortune commencerait par lepied !

– En faisant son chemin elle monteraitvite plus haut !

– Au carrefour où tout passe !conclut Gourbillon.

– Sale ! cria Tiennette.

Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleiltaquinait les cheveux bruns du gars et sa peau aussi appétissanteque celle d’un brugnon. Il se carrait, en manches de chemise ;son gilet à fleurettes laissait à l’aise son cou et sesépaules : la camériste suivait à la dérobée le jeu des musclessous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage del’amoureux : la bouche rose, sans pli méchant aux commissuresdes lèvres, les yeux d’un gris d’acier qui se pailletaient de bleu.Quand Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussiélégant que celui des marquis : un nez fier, aux narinesmobiles, un menton ni carré, ni gras, qui rappelait un peu celuides femmes et se trouait d’une fossette. Le jardinier étaitdistrait.

– Tu n’es point gai, mon fieu, lui ditGillot, pour un jour de vendange. À ton âge, j’embrassais toutesles jeunesses.

– J’en ai bien envie, mais j’ai peur desrebuffades.

Jasmin était descendu au repas des Gillotcomme d’un ciel : après son rêve où les finesses de sa naturelui avaient suscité des illusions, la réalité lui faisait mal. Iln’accorderait aucune attention aux filles.

Il rompit le pain avec Martine. Elle avait lesmains rougeaudes ! Il se rappela qu’il en avait vu de toutesblanches, qui ne semblaient faites que pour porter des lys.

– Ah ! dit la soubrette boudeuse, jen’ai pas de chance d’avoir un galant de ton acabit ! Tu nesouffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée ?

– Ce n’est point pour te faire affront,Martine ! Le soleil m’entête.

– Tu es plus chaud quand il gèle ?demanda Eustache.

– J’ai mal à la tête, répéta Jasmin.

– Il y paraît, appuya Tiennette enprenant parti pour Martine, car pour ne rien trouver à répondre àtes mignoteries, ma bonne, il faut qu’il soit bien mal entrain.

– Le fait est, mon garçon, repritEustache, que ça ne te vaut rien de te frotter aux femmes. Te voilàahuri comme le jour où tu m’as campé là, dans la forêt deSénart ! Tu te souviens ?

Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguéedemanda :

– Qu’est-ce qui s’est passé dans la forêtde Sénart ?

– Une belle dame…

– Ah !

– Mme d’Étioles !

– Oh !

– Il rougit ! Il rougit ! Il entient pour la dame ! dit Tiennette.

– Tais-toi, harpie ! criaJasmin.

L’oncle Gillot déjà assoupi tressauta.

– Allez vous chamailler plus loin que jefasse mon somme !

– On ne se quitte pas sans boire undernier coup, dit Gourbillon tendant son gobelet.

Tous les hommes l’imitèrent ; puis lesbouteilles vides roulèrent sur l’herbe.

– Ça prouve, conclut l’ivrogne, que, pourse tenir d’aplomb, il faut être plein.

Tandis que la mère Gillot remisait les plats,ses convives s’égarèrent, avec les autres vendangeurs, par lessentiers. Garçons et filles, sous prétexte de chercher de l’ombre,se dirigèrent vers les roches. Des grottes y ouvraient leursgueules bleuâtres dans la blancheur du tuf. Ces cavernes, voiléesde vignes vierges et de viornes, se prolongeaient sous terre etdisposaient çà et là des cellules qu’éclairait vaguement quelquecheminée naturelle creusée par la pluie.

Martine eût volontiers entraîné Jasmin de cecôté, promenade habituelle des amoureux. Persiflé par Tiennette, lejardinier avait quitté ses amis. Mais sa promise eut beau lechercher sous les grands noyers dont l’ombre noire s’arrondissaitpar places dans l’or des vignes, parmi les filles que les caressesdes lurons rendaient rougeaudes comme des écuelles de vendanges, oudans les retraites des grottes. Rien !

– Qu’as-tu fait de ton amoureux ?demanda une voisine.

La pauvrette avait peine à retenir dessanglots. Où était donc Jasmin ? Quelle folie l’avait pristout d’un coup ? D’habitude, il ne se mettait pas en colèrepour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine étaitinquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n’y rencontra que VincentLigouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait lessorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur dechaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit :deux grandes dents éclairèrent sa longue figure terminée par unebarbe d’étoupe. Il marchait mal d’aplomb : ses jambes de grandfaucheux, toujours nues, avaient l’air de vouloir s’emmêler àchaque pas.

Martine redescendit le coteau en criant.

– Qu’as-tu ? lui demanda unepaysanne.

– Il m’a soufflé le guignon !

– Qui ?

– Vincent !

Des gars huèrent Ligouy, qui était lesouffre-douleur du village :

– Va-t’en, enfant de truie !

On lui jeta des pierres. Une l’atteignit aufront. Le sang coula. Ligouy porta la main à sa blessure, l’essuyaau haillon de chemise qui couvrait sa poitrine et partit.

– T’en voilà débarrassée,Martine !

Le son rauque d’une corne annonça la reprisede la cueillette. On entendit dans les clos des appels aigres devieilles. Le clocher de Saint-Port tinta.

– Ah ! oui ! Ligouy souffle leguignon ! T’as bien raison, Martine, dit une fillette, quisortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et enremettant son bonnet droit.

D’autres suivaient, les jupons fripés, avecleurs amoureux qui avaient l’air penaud.

Martine revint triste à la vigne des Gillot.Elle y revit Tiennette.

– Qu’est-ce qui te tourmente ? luidit la gamine.

L’amoureuse sanglota.

– Jasmin est parti !

– Il reviendra, nigaude !

– Non point !

– Mais pourquoi ?

Essuyant ses larmes, Martine racontal’indifférence de son amoureux depuis le matin, sa distractionpendant le repas, son air maussade.

– Il ne m’aime plus, gémit-elle. Il estpris par une autre !

– Quelle autre ? Je les connaistoutes au village et si Jasmin avait suivi les cottes d’unequelconque, je le saurais.

– Que veux-tu ! Il a été toute lajournée plus froid qu’un glaçon. Ah ! il n’eut qu’un moment dejoie, c’est quand je lui parlai deMme d’Étioles.

– Oô ! !

– Alors il fut plus gai qu’un rossignol.Il eût, ma foi, dansé sans violon au bord de l’eau.

Tiennette, tout émue, s’écria :

– Pardi ! C’est cela ! Il entient pour ta maîtresse ! As-tu remarqué sa façon malhonnêtede m’appeler « harpie » tout à l’heure ?

– Jasmin épris de ma maîtresse !Ah ! tu me fais rire, répliqua Martine incrédule.

– À ton aise ! Prends garde de rirecomme saint Médard ! Pas plus tard qu’hier, je me suis aperçueque Jasmin avait l’âme à l’envers et sa mère me disait que c’estdepuis le jour de la chasse qu’il a martel en tête ! Il y vitMme d’Étioles ?

– Elle est tombée dans ses bras.

– Dans ses bras !

– Il l’a déposée sur l’herbe.

– Ah ! Martine, songe à ce queChatouillard nous disait pendant le repas, que Jasmin fut si ahurien voyant Mme d’Étioles !

Les deux filles se regardèrent au fond desyeux ; la grande fronça les sourcils, son visage se voilad’une tristesse subite et elle mit la main sur son cœur : lapetite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du soupçon, dela douleur.

Martine quitta la vigne avant lavesprée ; elle devait regagner Étioles dans la charrette deson parrain.

Dès qu’elle arriva à Boissise, elle entra chezle jardinier. Jasmin s’aperçut qu’elle avait le cœurgros :

– Tu viens me dire au revoir ?murmura-t-il.

Il prit la villageoise à la taille,l’embrassa. Puis il ferma les yeux et tressaillit : Martineavait déboutonné son corsage dans la hâte du retour, et de sonlinge chauffé par le soleil et par sa chair montait un parfum.Ah ! ce parfum ! Buguet en eut le vertige ! C’étaitcelui qu’il avait senti en relevantMme d’Étioles.

– Cela te paraît si bon ? murmural’amoureuse.

– Ah ! oui !

La voix de Jasmin tremblait.

– Encore, dit-il.

Il appuya les lèvres sur la nuque de lasoubrette qui se pâma, prête à défaillir.

– Tu sens le paradis, murmura lejardinier.

– Oh ! Jasmin ! oh !Jasmin !

La mère Buguet apparut.

– Martine, balbutia Jasmin, tout rouge,je vais te chercher des figues que je t’ai promises.

Le panier fut prêt en un instant. La fillette,son bonnet un peu de travers sur le front, l’emporta à son brasnu.

– Au revoir ! Au revoir !dit-elle en montant dans la carriole de Rémy Gosset.

Déjà les vendangeurs revenaient. En avant,Gourbillon avait peine à se tenir.

Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Lesvendangeurs, selon la coutume, avaient écrasé des grappes noiressur la figure des vendangeuses.

Des filles crièrent :

– Bon voyage, Martine !

Les garçons reprirent :

– Tu n’emmènes donc pas Buguet ?Affûte-toi pour nous faire aller à la noce !

Martine était ravie. Elle partait, cahotée autrot de la bique à Gosset. Le parrain, ayant vidé beaucoup dechopines, essuyait de temps en temps ses paupières lourdes.

La fillette songeait aux baisers de Jasmin.Elle les sentait encore, dans sa nuque. Ils lui donnaient desfrissons qui se renouvelaient. C’était comme des brûlureslégères.

– Il m’aime, se dit-elle.

Elle sourit :

– Tiennette a beau dire !

Comme le soir tombait, un doute se réveillapourtant au cœur de Martine :

– Tu sens le paradis, avait ditJasmin.

Était-ce sa peau, ses cheveux, une odeurémanant d’elle qui avait ému son promis au point qu’il se crut auciel ? À la dérobée, la soubrette se pencha vers l’ouverturede son fichu. Grand Dieu ! Ce parfum, c’était celui de samaîtresse, le même qu’à Sénart ! Avant de partir, Martine enavait secoué la dernière goutte entre ses seins !

Elle pâlit.

– Ce n’est pas moi qu’il a embrassée, sedit-elle.

La fillette arriva pleine de mélancolie àÉtioles. Il était plus de dix heures. Un valet à demi vêtu,traînant ses chausses par les allées, vint ouvrir.

– Eh bien, dit-il, c’est ton parrain quite ramène ! Où est-il resté, ton cousin devendanges ?

Dans sa chambrette, Martine se sentit touteabandonnée. Le valet disait juste ! Elle n’avait plusd’amoureux ! Pourtant Jasmin l’aimait depuis silongtemps ! Ne lui avait-il pas donné, dès qu’elle lesdésirait, ses choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle,puis un morceau de corail en forme de dent, et toujours une part deses gâteaux ? Quand elle était malade, il interrompait vingtfois son travail pour la voir et lui prodiguait des caresses sur lefront, des poignées de mains qui guérissaient mieux Martine que lespotions de sa marraine. En été Buguet menait son amoureuse enbarque et cueillait dans les estuaires de la Seine de petitesparnassies blanches qu’il jetait autour d’elle ; alors il laregardait en ramant lentement : il semblait à la fillette queson promis l’enlevait très loin, à l’horizon bleu, pour luiapprendre des choses nouvelles et douces. Et un jour n’avait-il pasfait jurer Martine de ne prêter l’oreille à aucun proposgalant ? C’était dans la grange de Gosset, au moment de lamoisson ; les yeux de Jasmin brillaient étrangement dans sonvisage hâlé ; les amoureux étaient seuls. Martine crut qu’ilallait la prendre : elle ne se serait point défendue.

– Ah ! oui il m’aime et un pareilamour ne s’en va pas ainsi !

La soubrette se désolait au milieu desténèbres. Le silence de la nuit pesait sur sa poitrine. Elle songeaà Mme d’Étioles, qui dormait sous des courtines desoie, comme une fée au repos.

– Ce qu’elle vous retourne unhomme ! se dit Martine ! Sait-on ce qui peut arriver avecdes femmes pareilles ! Elle a ébloui un roi !

Il fallait se méfier ! Mais quefaire ? Ah ! tout d’abord quitter Étioles, ôter à Jasminl’occasion d’y venir, aller retrouver le promis au village, revivreauprès de lui.

– Je veux être sa femme, affirma Martine.Et je le serai bientôt, car, à Boissise, je le forcerai bien às’occuper de moi.

Elle battit le briquet, alluma une chandelle,prit une feuille de papier et commença une lettre à sa marraine, latante Laïde Monneau :

Ma chère Marraine,

Un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chezles autres. C’est ce que me disait hier la mère de Jasmin en mequittant. Comme je ne pouvais m’endormir cette nuit, j’ai pesé sesparoles : elles valent un bon conseil. Je le suivrai. Aussibien je n’ai plus rien à apprendre ici. Je sais coudre, repasser,faire le ménage et soigner la toilette d’une grande dame. C’en estassez pour être la femme d’un jardinier. Si j’attendais encore j’ensaurais trop. Comme tant d’autres je deviendrais ambitieuse et lebonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous ferait pitié.Dès demain, si j’en trouve l’occasion, je préviendrai ma maîtresse.Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de mongalant, qu’il me tarde de me marier, que pour cela je ne me senspas le courage d’attendre la fin de mon engagement qui tombe à lalouée de la Saint-Jean l’an prochain. Si ma maîtresse a sous lamain une chambrière pour me remplacer, c’est chose faite.Attendez-vous à me voir arriver un de ces matins. Comme vous nevoulez que mon bonheur, ma chère marraine, j’espère que vous necontrarierez pas mes projets et que votre maison sera la miennetant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa bonne mère afinqu’ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver.

Votre filleule,

MARTINE BÉCOT.

Le lendemain, au lever du soleil, Martinedonna sa missive à un coquaillier qui passait ; contente de sadécision elle se sentit plus légère que la veille.

Avant dix heures,Mme d’Étioles la fit venir à sa toilette.

– Eh bien, Martine, le temps d’hier futpropice aux vendanges ?

– Oh ! oui, Madame, on dit que lesfutailles manqueront. Gourbillon le sacristain s’offre à boire letrop plein des cuvées.

– Une outre, ton homme d’église !Mais tu ne dis rien de ton amoureux ?

La soubrette pensa défaillir. C’était lemoment de parler.

– Ah ! Madame, je pense qu’il estgrand temps qu’on nous marie !

– Oui, vraiment ! Te voilà bienpressée. Crains-tu pour ta taille ? Je te croyais plussage.

– Si ce n’est l’honneur, ce que pensemadame me chagrinerait moins que ce qui arrive.

– Quoi donc ?

– Jasmin en aime une autre !

La soubrette sanglota.

– Il te l’a dit ?

– Lui-même l’ignore peut-être, mais moije n’en doute point.

– Pauvre fille ! Si tu l’aimes tantil faut l’éloigner de ta rivale. Qu’il entre ici commejardinier ! Tu le garderas à vue et tes attraits sont assezvisibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de labesogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tusais que je n’aime pas les visages chagrins autour de mapersonne.

Martine se tut. Mais toute la journée ellesongea à la bonté de Mme d’Étioles. Elle s’avouaqu’elle avait été injuste la veille à son égard. En somme, quepouvait la grande dame si Jasmin s’éprenait ainsi d’elle !Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisitjusqu’à Martine, car Martine serait triste si elle devait quittersa maîtresse !

– On est si bien chez elle ! Toutest plein de grâce. Les paroles sont douces. On entend de lamusique tous les jours.

Martine regretta presque d’avoir écrit. Maisla lettre était déjà chez Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étiolesle lendemain. Elle fit appeler Martine sur la route, après avoircomblé de grandes révérences le valet qui vint à la grille. Laïdeavait une de ces figures cireuses et ridées de paysannes où l’âgene marque plus. Son regard était dur.

– Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu’enlisant ton mot d’écrit j’ai cru que tu devenais folle ? De montemps il n’y avait que les filles prêtes à être colombes dans lepigeonnier d’une sage-femme pour être si pressées d’entrer enménage ! Aussi comme je te sais honnête et que pour la mémoirede ta sainte mère qui t’a confiée à mes soins je ne veux pas que tudonnes à jaser, j’ai pris sous mon bonnet de venir te trouver pourt’empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais lesongles.

– Allons, allons, ma marraine, reprenezvotre vent et dites-moi l’avis de Jasmin.

– Ah ! ça, t’imagines-tu que je luiai montré ta lettre à ce garçon ? Ah bien ! Ce n’auraitpas été long ! Il aurait planté là sa bêche et son râteau pourvenir te chercher. Un amoureux, ma fille, c’est un amoureux – toutce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien fait. Ilne voit que par tes yeux : à toi de ne point faire debévue ! Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en terecevant dans ma maison qui te paraîtrait un taudis maintenant quetu as des habitudes de luxe.

– J’avais tant envie de rentrer au pays,et de me marier, murmura Martine.

– Ta ! Ta ! Ta ! Je fusravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc j’avais quitté montonneau pour demander à ma mère de me marier un mois après, ellem’aurait rabattu les coutures de façon à m’en ôter l’envie. Quandon n’a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudesgrandioses, faut savoir d’abord amasser l’argent et avant toutremplir son esquipot de pistoles !

– Je vous obéirai, ma marraine, ditmodestement Martine en baissant les yeux.

Pendant que la paysanne lui faisait la leçon,la fine soubrette avait conçu un plan pour sauver l’amour de Jasminet elle le rumina plusieurs jours durant.

Martine se disait que jamais Buguet n’oseraitparler de sa passion pour Mme d’Étioles. Il seraitau service de la châtelaine, dans son jardin, que rien n’enpourrait transpirer. Elle devinait au surplus les ambitions de samaîtresse et savait que cette intrigante n’était point femme àprêter attention à un jardinier :

– C’est comme si au fond d’une cave onbrûlait des chandelles pour une étoile !

Martine soupira pourtant :

– Plus jamais ce ne sera comme avant. Ily aura toujours celle-là entre nous.

Il valait mieux que l’intruse fûtMme d’Étioles. Martine n’en souffrait pas moinsdans son affection pour Jasmin. Elle s’apercevait de la profondeurde cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça latuerait ! Elle l’aimait malgré tout et de toutes ses forces.Jasmin était sa joie, son rêve, sa vie ! Il lui fallait lesbaisers de Jasmin, il lui fallait ses caresses ! Elle avaitgrandi avec cet espoir et cet espoir prenait tout soncœur !

Ah ! jadis le garçon était distrait, troppeu chaleureux et Martine l’eût jugé maintefois indifférent si ellen’avait connu à fond son caractère. Trop souvent le baiser désirése faisait attendre ! Jasmin était calme. Et voilà queMme d’Étioles avait bouleversé tout cela d’uncoup ! Martine n’avait plus reconnu son amoureux dans cejardinier tour à tour boudeur et charmant, violent ou doux, fuyantsa compagne après le repas et lui prodiguant au départ des baisersqu’elle sentait encore !

– Pour ramener Jasmin, je veux ressemblerle plus possible à ma maîtresse, se dit la soubrette. On peut sefaire pareille à une autre. Quand Mme d’Étioles segrime pour jouer la comédie à Chantemerle, chezMme de Villemer, elle prend parfois laphysionomie de certaines personnes dont la compagnie veut rire.

Martine projeta même d’user deMme d’Étioles auprès de Jasmin, en lui parlantd’elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant sesparoles. Jeu cruel pour Martine ! Jeu dangereux ! Mais lasoubrette, attachée à la grande dame par son affection et par lavolonté de sa marraine, s’exaltait à l’idée de cette lutteamoureuse et savourait à l’avance les baisers plus profonds et plusfous de Buguet.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer