Le Jardinier de la Pompadour

VIII

Le lendemain Buguet s’éveilla tôt, ouvrit unvolet : des brumes d’or planaient sur la Seine, les oiseauxchantaient au marronnier d’Inde, dont un fruit creva et fit roulerdeux petites balles brunes devant les théâtres de fleurs oùverdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait les grappes deraisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient sur le toit.Le sorbier planté à l’entrée du verger éclatait comme uneflamme.

La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit lepoulailler. Les volatiles s’élancèrent, battant des ailes etsecouant leurs bonnets sanglants.

L’apparition de la bonne ménagère mit duchagrin au cœur du jardinier.

– Oserai-je jamais lui avouer que je vaisla laisser seule ?

Il descendit, embrassa la Buguet plus fort queles autres jours.

– Tu es bien tendre ! dit lavieille.

Au repas de midi Jasmin annonça son prochainmariage et son engagement chez la marquise de Pompadour. Il le fiten rougissant, le nez dans son assiette.

La Buguet leva les mains :

– Ai-je bien entendu !

La paysanne pâlit :

– Y penses-tu ? Abandonner la maisonde ton père, ce jardin, notre gagne-pain, où tu es ton maître, etça pour aller travailler à gages, râtisser les allées sous les pasd’une enjôleuse d’hommes ! Ah ! Ayez donc des enfants,esquintez-vous pour leur assurer un abri ! C’est une pitié,une pitié !

Jasmin ne disait rien. La mèrereprit :

– Quel lièvre possédé de l’esprit a passépar nos choux ! La vieille Fourgonne qui est morte (Dieu aitson âme) m’avait bien prédit, en tirant les cartes après tanaissance, qu’une grande dame ferait notre malheur à tous !Ah ! Jasmin ! Jasmin !

Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre,où elle ne voulut pas que son fils entrât.

– Laisse-moi seule. Je vais prier le bonDieu.

 

L’hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps àjardiner, quand le ciel était propice, à ranger les graines parpetits paquets, à réparer les pièges à loirs. Martine ne vint ni àNoël, ni aux Roys. La soubrette écrivit de Paris que la mère deMme de Pompadour était morte le 24 décembre etque cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques semainesaprès elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la terrede Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc etrefaire les ailes du château. Elle ajoutait : « Nousretournons à Versailles, car il y a un concert dans trois joursavec Mademoiselle Fel et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadourtient aussi à présider dans son cabinet d’assemblée aux jeux.J’espère qu’on nous trouvera des emplois pour le parc deCrécy. »

D’autres obtinrent ces places, car Martinen’en parla plus et ses nouvelles devinrent rares.

Ce silence désola Jasmin. Il avait dûconfesser au curé de sa paroisse sa faute avec sa promise. Le bonprêtre lui donna l’absolution en l’exhortant à se marier au plustôt. Il venait de temps en temps rendre visite au jardinier. Parmiles fleurs, il n’aimait que la grenadille, qui est celle laPassion. En été il en cueillit une :

– C’est un miracle du bon Dieu,expliqua-t-il. Il y a figuré les principaux instruments de lapassion. Les feuilles nous représentent l’habit dont les juifsrevêtirent Notre Seigneur, et leurs pointes aiguës les épines quicouronnèrent sa tête. Ces petits filets couleur de sang n’est-cepoint les fouets qui le flagellèrent ? Cette colonne rappellecelle où il fut attaché.

D’autres jours, le vénérable curé, endégustant un verre de vin, exhortait l’amoureux à la patience.

– Il faut en avoir chez les grands. Ilsne songent pas tous les jours à leurs sujets et à leurs promesses.Mais vous pouvez être sûr de la fidélité de Martine. Je lui aienseigné la religion, et je connais son cœur. D’ailleurs lapatience est une vertu chrétienne. Combien d’années Jobrespira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sacolonne ? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses.

En octobre Jasmin n’alla point aux vendanges.Un jour de ce mois que la mère Buguet entrait chez elle avec unecitrouille sous le bras :

– On dirait que tu portes la roue de lafortune, lui jeta Jasmin.

– Il vaut mieux la tenir que de couriraprès sur les routes de Paris et Versailles !

La vieille avait fini par souhaiter que sonfils n’épousât point Martine.

– On dit pis que pendre deMme d’Étioles, insinua-t-elle. Des gens decondition qui traversaient Melun, il n’y a pas longtemps,racontaient que c’est une intrigante de basse naissance qui fait lahonte de la France, qu’elle est la fille d’une maquerelle et d’unvoleur !

– Ils ont menti ! hurla Jasmin rougede colère. J’eusse été là que j’aurais arraché leur langue !Le Roi admettrait-il pareille femme à la cour !

– Comme te voilà !

 

Il ne se passait rien que de banal dans levillage. Eustache Chatouillard vint annoncer son mariage avec lafille d’un ébéniste de Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il yalla. Quelques semaines plus tard, un matin de novembre, des éclatsde voix s’élevèrent dans la rue. Tiennette Lampalaire, échappée duchâteau d’Orangis, sautait les ruisseaux avec des bas roses et dejolis souliers à boucles. Accroché à la grille, le vieux marquis,la perruque de travers, les joues rouges, montrait le poing à lagarcette. Quand elle se retournait, il lui envoyait un baiser.

– Damnée femelle ! dit Gourbillon àl’agaçante noiraude, tu as eu affaire au vieux marquis !

– Point du tout ! Il me mit bas etsouliers, en essayant de vilaines caresses. Mais je suis partiesans qu’il m’en coutât rien !

 

Le 1er janvier 1747 (il y avaitplus d’un an qu’il n’avait vu Martine !), Buguet reçut de sapromise une lettre où elle le suppliait d’attendre encore.Mme de Pompadour était si occupée ! Ellepréparait le théâtre des petits appartements auquel n’avaient partque trois ou quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menusplaisirs et quelques gens de la grande domesticité. « Ausurplus,écrivait Martine,Mme de Pompadour n’oublie point lejardinage. Elle vient de terminer deux dessins, qui seront gravésen jaspe vert. L’un représente le trophée qui serait le tien :arrosoir, bêche, ratissoir, serpette. L’autre des amours nus (quen’est-ce toi !) cultivant des lauriers. » Martineenvoyait des compliments, des vœux, des baisers, d’une écrituretoujours plus fine et d’un style plus relevé.

– Elle devient bien évaporée, soupira laBuguet.

Jasmin eut un geste triste et l’années’achemina vers Pâques par les temps d’averses et de neiges.

Buguet envoyait à Martine des épîtresbrûlantes où il décrivait son impatience : « Tout mesemble lugubre ici, je n’attends plus les fleurs et les fruits desarbres, mais bien ta venue, car c’est elle seule qui ferait majoie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye,bien que j’aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où jeserai chez Mme la marquise, un temps qui m’apparaîtcomme le paradis au bout de la vie. Tu devrais en hâterl’arrivée. » La soubrette répondait qu’elle ne pouvaitrien faire, qu’il était défendu d’interroger les maîtres.« Mais Mme de Pompadour est toujoursbien disposée à notre égard, écrivait-elle. Elle va faireconstruire un château près de Paris. Nous serons les jardiniers etAgathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il est toujours aussibigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent de lui. Ils luioffrirent à sa fête un chapelet d’oignons et lui firent manger sansqu’il s’en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits pois. Ilen a pleuré et j’eus pitié de lui. »

Jasmin se sentait envahi par un secretdésespoir. Ses joues devenaient maigres, son front soucieux. Ildélaissait ses plantes, négligeait son jardin, ne lisait plus queles missives de Martine qu’il portait sur lui, avec le billetparaphé par la Pompadour.

Enfin au bout de l’année, il reçut une grossenouvelle : « J’arrive à Boissise en avrilprochain ; nous nous marierons en mai et nous partironsretrouver Mme de Pompadour. »C’était signé MARTINE en grande écriture joyeuse.

 

Le mariage eut lieu dans les premiers jours demai 1748.

La veille, un vendredi, une lourde pataches’arrêta devant la maison du jardinier. Un long personnage maigreen sauta, leste, et pirouetta sur lui-même.

– Buguet ! s’écria-t-il.Buguet ! Est-ce ici ?

Jasmin apparut.

– Agathon Piedfin !

– C’est moi-même !Mme la marquise de Pompadour me charge d’apporterdes présents pour le repas de noce et d’accommoder les mets pendantque les mariés seront à l’église.

Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mèrearriva. Elle avait fini par se faire une raison au sujet du départde son fils. La magnificence de la Marquise la toucha.

Agathon prit dans la patache des paquetsenveloppés de linges.

– N’y touchez pas, disait-il.

– Qu’y a-t-il là dedans ? demandaMartine.

– Vous verrez demain !

La tante Laïde poussa des exclamations, futdésolée de ce qu’Agathon ne pût aller le lendemain à l’église. Elledéclara qu’elle resterait avec lui :

– Il ferait beau voir qu’on laissât toutfaire à cet aimable jeune homme ! Je renoncerai de grand cœurà la messe, j’écosserai les petits pois et je goûterai les platspour voir s’ils nous conviennent. Ah ! C’est qu’on n’est pasaccoutumé aux sauces qui emportent la goule ! Les épices,c’est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop defrippe !

Agathon, vêtu avec une certaine recherche,portait un joli bas de soie. Il avait un pied très court, dont ilexagérait la petitesse.

Il demanda un tablier pour plumer des chapons.Martine dénoua celui qu’elle portait, en passa la bavette au cou ducuisinier, qui leva les bras et frissonna étrangement en se sentantenveloppé de la toile encore chaude du corps de la soubrette.

Tout le monde travaillait chez Buguet.Tiennette Lampalaire fourbissait avec de la cendre le cuivre d’unpoëlon.

– Voilà que ça brille ! dit-elle.M. Agathon pourra y mirer ses oreilles pointues. Tiens !Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis d’Orangis,comme qui dirait une espèce d’homme qui a des pieds de bouc. Çacourt les bois aux trousses des filles. Eh bien ! siM. Agathon voulait être mon mari, je voudrais voir avant s’ila des pieds de chrétien.

 

Le lendemain tout le village était en rumeur.Le monde disait que la marquise de Pompadour avait envoyé sonmeilleur cuisinier pour fricoter le repas de noce.

Nicole Sansonnet, la pêcheuse d’anguilles,affirmait que c’était le même qui, à certains jours de fête,inventait pour le Roi quarante plats d’entrée, neuf rôtis, sanscompter les desserts.

Le dernier béquillard quitta son escabeau pourvoir au passage les élus d’un tel festin.

Il faisait un joli temps de mai. La cloche dela petite église envoyait des sons grêles aux muguets des boisvoisins, aux dernières fleurs des pommiers. Des tourterellesroucoulaient dans le parc du marquis d’Orangis.

Le cortège eut peine à sortir de l’église.Tous voulaient saluer Martine. Elle apparut aux derniers accords dupetit orgue.

La mariée portait une robe de guingan bise etrose, qui faisait bien valoir son teint ému. Une fantaisie deJasmin lui avait mis au corsage un bouquet de narcisses. Un petitbonnet blanc la coiffait.

À la maison, Piedfin effeuilla un parterre depivoines pour en faire un chemin aux mariés. Il posa des gerbes delys-flamme des deux côtés de la porte. Au retour de la messe, cefurent des cris d’admiration :

– On dirait que c’est fait par un ange,dit la tante Gillot.

Agathon baissait les yeux. Il les releva surMartine avec une flamme au fond de ses prunelles troubles.

Nicole Sansonnet dilatait ses larges narinesdu côté des casseroles :

– Oh ! oh ! On en attrape plusavec le nez qu’avec un râteau !

À ce moment la vieille marquise d’Orangis etune de ses cousines passèrent. Ces dames revenaient de la messe demariage ; en guise de cadeau, elles avaient payé le violoneux,car elles étaient de dure desserre, comme les arbalètes de Coignac.Pratiquant les modes de l’ancien régime, elles se coiffaient defontanges avec des passes de rayons qui leur mettaient comme desqueues de perroquets bigarrés par-dessus le front et donnaientl’air à ces précieuses d’avoir caqueté aux boudoirs de laMaintenon. Elles portaient de raides gourgandines, des engageantes,et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches, dont l’unese garnissait de petits brillants.

Sans faire attention aux manants quigrouillaient autour d’elles, l’une des marquises regarda le mignonbourdaloue que sa cousine tenait – un vase exquis pris en vue deslongueurs du sermon, – en porcelaine de Saxe, avec émauxtranslucides verts et rouges sur fond blanc.

– Grand Dieu, qu’il est coquet, maispetit !

– Ma bonne, je ferais dans un tuyau deplume sans en mouiller les bords.

 

L’oncle Gillot à l’intérieur de la demeure deBuguet criait :

– À table ! À table !

On plaça les mariés au milieu. Ils s’assirenten hésitant devant les jacinthes et les primevères qui ornaientleurs assiettes.

Gillot leur trouva l’air de deux corps sansâme.

– Si vous m’aviez vu le jour de manoce ! s’écria-t-il.

Il se tourna du côté de sa femme :

– Tu t’en souviens, Théodosie ?… Ettoi, la Buguet ?

La Buguet haussa les épaules avec un air derésignation et Martine esquissa un sourire vague. La mélancoliel’avait prise tandis qu’elle écoutait l’orgue à l’église. Ellesongeait à la chasse de Sénart, à la robe rose de sa maîtresse, aumatin de Fontainebleau, et à tout ce qui se passait au fond du cœurde Jasmin. La jeune femme se disait qu’en vérité ce n’était paselle qu’épousait Buguet. Bien qu’elle fût heureuse du mariage,Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle avaitusé pour séduire son promis. Il lui semblait qu’une étrangèreprésidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à laboutonnière, ne lui appartenait pas.

– Ah ! sans la Marquise la fêteserait moins splendide, mais je serais tout à faitcontente !

Les convives attaquèrent les andouilles à lapistache qu’Agathon avait apportées. Martine croqua des olives. Onn’en avait jamais vu à Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut ygoûter. Elle fit la grimace, cracha sous la table.

– Ça ne vaut pas un radis rose, déclarala femme d’Eustache Chatouillard, qui était enceinte à son huitièmemois.

– Voilà des radis roses, lui dit NicoleSansonnet. Avalez-en une poignée avec les feuilles. C’est souverainpour les femmes quand les cheveux de l’enfant commencent à leurtourner sur le cœur.

De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuserla société, tirait un petit livre de sa poche et le passait à sesvoisins. C’était l’Almanach des cocus.

– L’image représente une « forge àcornes », expliqua-t-il.

La tante Gillot referma le livre avec pudeur,mais son mari s’écria :

– Eh ! Eh ! Ça donnerait desidées !

Tiennette se précipita pour voir. La tanteLaïde déclara :

– C’est dégoûtant. Il n’y a que leschiens qui font cela en plein air !

Euphémin reprit le livre et lut quelquesépigrammes :

– Pour le mois de janvier !

Quand Dieu bénit le mariage

L’eau devient vin et tout est beau,

Mais lorsque sans lui on s’engage,

Le meilleur vin se change en eau.

L’oncle Gillot se leva :

– Pour toi, Jasmin, l’eau se changera envin, tout comme aux noces de Cana !

Gourbillon reprit :

– En août :

L’on doit à Dieu le plus beau cierge,

Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon.

Mais qui prétend n’épouser qu’une vierge

Peut, sur ma foi, rester garçon.

Martine rougit très fort.

– Ah ! Celui-ci n’est point pournotre mariée, s’écria Cancri. Nous répondons de sa vertu.

Agathon annonça des « pyramidesd’Égypte ». Elles étaient faites de rouelles de veau et dejambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa délicatement surla table.

– Quelles affaires en pointe !s’écria la Monneau.

– Des Pyramides d’Égypte ! Cela doitêtre une recette qui date des Grecs, comme le jeu de l’oie,sentencia Gourbillon.

Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillotn’avait jamais rien mangé de pareil !

– Es-tu heureuse d’être au service de laMarquise ! dit-il à la mariée.

– Et que Martine doit être contented’emmener son mari chez pareille maîtresse ! ajoutaCancri.

– Ah, oui, je suis bien contente, soupiraMartine.

Elle avait envie de pleurer.

– Tu es heureuse, Martine, murmuraJasmin.

Il embrassa sa femme dans le cou.

– À la bonne heure ! approuvaGillot. C’est pour ça qu’on se marie !

On mangea des chapons du Mans dorés à point.Puis Agathon apporta à bras tendus un cochon de lait croustillantqui tenait un citron entre ses dents. Les pattes étaientenrubannées de blanc.

– Les jarretières de la mariée !cria Eustache.

Agathon présenta le plat aux époux et d’unevoix onctueuse (il avait appris à prêcher !) ildéclama :

– Martine, ceci vous est offert par tousvos amis de l’office. Qu’il vous plaise de l’accepter !

Il découpa lui-même et chacun se recueillitpour goûter au mets qui sentait la truffe.

– On se croirait au ciel, affirmaTiennette.

Le cuisinier disparut pour préparer ledessert. Gillot fit apporter des bouteilles.

– Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin,tu ne dis rien, tu ne bouges pas. Il faut boire, un jour de noces,pour se donner des forces ! Voyons, vide ton verre !Asticote-le, Martine !

– J’ai beau faire, dit celle-ci.Jasmin !

Le marié donna un nouveau baiser à safemme.

– On pourrait les compter, déclaraMartine.

– Ils seront plus abondants ce soir, fitGillot. N’est-ce pas, la mère Buguet ?

Dans son coin Tiennette avouait :

– Je serai bien contente d’aller encondition à Paris.

– À Paris ? répliqua la Monneau, lesgraillons de ton espèce n’y manquent point ! Et pour une quis’en tire honnêtement, combien tiennent boutique su’l’devant ?Ce métier-là n’est pas fait pour t’embarrasser, mâtine !

Rémy Gosset intervint :

– Allons ! allons ! tanteLaïde ! Faites pas la rodomont ! On sait que vous avezété ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y aquelquefois place pour deux !

– Oui da, fit la Monneau piquée, et demon métier j’ai gardé le secret de bien des mollets et la façon detricoter un bas qui ne déforme pas la jambe d’une bellefille ! À preuve le cadeau que j’ai préparé pour Martine.Tiens, détache la ficelle, petite !

Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit àdéfaire le nœud avec ses dents.

– Pouah ! s’exclama la fillette,vous avez donc mis ça avec vos fromages ?

– Où que tu voulais donc que je lesmette ? C’est la seule armoire qui ferme à clef et où les ratsne peuvent atteindre ! Mais ça ne doit pas sentir si fort, carj’ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la planche dedessus et les fromages sont en bas.

– Sentez ! sentez ! ditTiennette, faisant passer le présent.

Le dessert vint et apparut un « puitsd’amour » empli de confiture.

– Un puits d’amour, c’est vraiment pourun repas de noce !

Les mariés durent se serrer la main au-dessusdu gâteau. Piedfin servit ensuite des délicatesses qui portaientdes noms inconnus : semelles à la Dauphine, bâtons royaux,meringues, biscotiers.

Ces friandises exaltèrent les convives. Latante Monneau poussait des soupirs.

– Quels parfums !gémissait-elle.

Agathon offrit des vins plus délicats envoyéspar la marquise. La femme d’Eustache en avala de telles lampées queson mari lui dit :

– Tu veux donc que notre enfant vienne aumonde en nageant ?

Devant ces liqueurs, qu’il trouvait divines,Euphémin s’exclama :

– Vive la Marquise dePompadour !

– Il y a deux reines au repas, affirmaRémy Gosset, la Marquise et Martine !

– Vive la mariée ! Vive laMarquise ! brailla toute la noce.

Martine devint verte comme si une vipère l’eûtpiquée.

Jasmin se leva en chancelant. Tiennettesilencieuse frappait doucement sur le dos de la mère Buguet quipleurait à chaudes larmes.

On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça undiscours. Il parla de la sainteté du mariage.

– T’as l’Almanach des cocus dansta poche ! interrompit Tiennette.

– Tison d’enfer ! vociféraGourbillon.

Il acheva sa harangue en appelant la Buguetune heureuse mère ; puis le violoneux vint chercher les mariéspour les conduire à la danse.

Martine était fort attristée des rêveries deBuguet. Afin de le rappeler à elle, en se levant pour aller au balchampêtre, elle songea à la façon dontMme de Pompadour entamait le menuet.

 

Prévenus par la musique, le marquis d’Orangiset ses compagnes sortirent pour voir la fête villageoise. Legentilhomme avait une perruque à la financière qui paraissaitlourde à ses épaules. La marquise relevait avec dédain son nezmajestueux de Junon où elle avait posé une mouche de jadis,« l’effrontée ».

 

Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord dela Seine et la marquise dut avouer que la rustaude avait la grâcede l’ancien temps. Laïde offrit la main au vieux Gillot etTiennette dansa avec tous les garçons, ce qui agaça fort leseigneur d’Orangis.

Tandis que les invités continuaient à sautersous les tilleuls, les mariés se promenèrent au bord du fleuve.

Jasmin regardait l’eau rosie par le soirtombant.

Martine mit sa joue sur l’épaule de sonmari :

– Tu songes à Étioles et à Paris où nousallons nous rendre ?

– Oui, Martine, répondit Buguet qui nesavait pas que la soubrette connaissait les secrets de soncœur.

Des larmes coulèrent sur les joues pâles de lamariée.

– Eh bien, Martine, qu’as-tu ?

– J’ai vu tout à l’heure deux corbeauxpasser en criant. J’ai peur.

– Folle, murmura Jasmin.

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