Le Jardinier de la Pompadour

IV

Noël arriva sans bruit les pieds dans laneige. Si les cloches n’eussent sonné pour sa venue, on ne lui eûtpas ouvert plus qu’au vagabond qui sort de la forêt.

Depuis huit jours chaque matin Buguet à grandscoups de balai éloignait de la maison le froid tapis qui menaçaitd’intercepter l’entrée : cela fit un rempart qui empêcha levent de hurler sous la porte.

Le village paraissait fier de ses lucarnesencadrées de frimas, du collier des pignons, des capuches descheminées. Le clocher prenait un beau ton jaune et le coqemmitouflé eut l’air d’une petite bête sans tache.

Au loin les coteaux s’élevaient scintillants.Le fleuve roulait une eau grossie par les glaçons.

 

Vers dix heures, la veille de Noël, le cielrayonna.

Depuis le matin Étiennette Lampalaire étaitchez les Buguet, aidant au ménage. Agile elle fit d’une vieillebassinoire de cuivre un vrai soleil, et de la poêle à crêpes,toujours enduite de graisse et qui ne servait qu’à la Chandeleur,une lune qu’elle pendit à un clou de la grande cheminée :l’intérieur noir fut éclairé.

Martine avait promis de venir le soir et depasser le jour de fête à Boissise.

 

L’après-midi Tiennette pluma l’oie. Ellen’avait pas coupé le cou à la bête : la plume étant sonprofit, elle la voulait « vive ». Bien que ce fût pitiéd’entendre crier l’oiseau, la fillette chantait en faisant àpleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron.

Quand le ventre de l’oie apparut gras et blancentre les ailes battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaientpoudrés comme ceux d’une marquise. Jasmin lui en fit compliment. Lafillette n’y prit point garde ; c’était le moment où elleserrait entre ses genoux sa victime pour lui ouvrir la gorge. Lesang coula.

Dégoûté Jasmin partit.

– Grand capon ! Tu ne tourneras pasle dos quand je l’apporterai à table !

À la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avecsous le bras une corbeille couverte d’un torchon.

– Eh bien ? Et Martine ?

– La pauvrette ! Elle a fait dire àmon frère Rémy, au marché de Corbeil, qu’il ne fallait pasl’attendre. Il y a fête au château. Voici un petit mot qui en diraplus long.

Jasmin prit le papier : il était satiné,plié avec soin et un pain à cacheter donnait un air candide à sacoquetterie. Buguet l’ouvrit : un parfum émut le jeunehomme.

– On dirait qu’elle en a versé une goutteà dessein !

Il lut. L’écriture jadis si maladroites’allégeait, devenait courante.

– Elle écrit comme doit écrire samaîtresse, se dit le jardinier.

La missive trembla dans sa main.

Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennetteépiaient les nouvelles dans les yeux de Jasmin.

Hardie, la Monneau insinua :

– Eh bien, mon gars, te v’là plus troubléqu’une pucelle qui rencontre un grenadier dans un chemincreux !

– Non, je suis seulement déçu. Mais cen’est que partie remise ! Martine viendra tirer lesrois !… Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et le bonjourà tous !

– En attendant, dit la tante Monneau,découvrant la corbeille, voilà des saucisses pour vous aider àpatienter ! Et je vous prédis que ce sera à s’en lécher lesdoigts ! Quel cochon ! Il pesait cent vingt ! Etdepuis trois mois par tous les temps j’allais lui ramasser desglands – que j’en ai les reins cassés ! – il ne mangeait quecela ! Ah ! C’est qu’il avait la chair plus ferme que dumarbre, le pauvre goret !

– C’est dommage que Martine ne viennepas, déclara Tiennette, j’aurais chanté des noëls. J’en sais denouveaux, que j’ai appris à la ferme d’Éloi Règneauciel.

– Tu chanteras tes noëls, petite, dit lamère Buguet. Et nous reprendrons le refrain.

Puis elle ouvrit la porte et regardal’espace :

– Pourvu que la neige n’empêche pasGillot et sa femme de se mettre en route ! Ils devaientarriver avant la nuit et on n’y voit plus ! Allume leschandelles, petite, ce sera plus gai !

Tiennette mit sur la table deux chandeliersbrillants et une paire de mouchettes.

Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasquesdu foyer une lueur plus calme, qui inonda jusqu’aux recoins despoutres et illumina les salières d’étain.

Tiennette flamba l’oie, puis elle la mit, leventre ouvert, devant la mère Buguet ; celle-ci bourra la bêtedes marrons qu’elle tirait de la cendre et épluchait.

À ce moment la porte s’ouvrit et les Gillotfirent leur entrée.

– Ah ! Vous sentez le froid !dit Jasmin en les embrassant.

Il sortit pour remiser la voiture sous lehangar et attacher le cheval à l’écurie. Cette besogne faite, il selava les mains dans la neige ; après les avoir essuyées avecsoin, il prit dans sa pochette la lettre de Martine : il laporta à ses lèvres, en aspira l’odeur. Puis, à la clarté de lalanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieursfois.

Quand il rentra dans la salle, l’oie étaitexposée au feu. Tiennette tournait la broche en chantant un noël.Tout en se chauffant les mains et se séchant les pieds, les Gillot,dont les vêtements fumaient, accompagnaient de leur bourdonnementfêlé la voix de la fillette :

Laissez paître vos bêtes,

Pastoureaux, par monts et par vaux,

Laissez paître vos bêtes

Et venez chanter Nau !

À ce moment un tison roula dans le plat oùtombait la graisse et y mit le feu.

– Ah ! Jasmin, s’écria Tiennette, jesuis cuite d’un côté, viens prendre ma place.

Gillot avec les pincettes avait replacé lamalencontreuse bûche qui, imbibée de sauce, flamba enpétillant.

Tiennette reprit :

J’ai ouï chanter le rossignol

Qui chantait un chant si nouveau

Si haut, si beau,

Si résonneau ;

Il me rompait la tête

Tant il prêchait et caquetait ;

Adonc pris ma houlette

Pour aller voir Nollet.

La mère Buguet interrompit, en disant àJasmin :

– Allons, petit gars, ne tourne pas sivite ! Laisse-la se dorer un peu ! Là ! Arrête entreles cuisses, que la flamme pénètre ! C’est jamais assez cuit àcet endroit ! Et puis il ne faut pas que ça t’empêche dechanter avec les autres ! En voilà un garçon qui ne sait pasfaire deux choses à la fois !

– Ah ! ben ! reprit LaïdeMonneau, c’est pas comme défunt mon homme ! Il savait mebattre sans quitter son verre ! Avec ça il avait de longuesjambes ! Si j’évitais le coup de poing, j’attrapais le coup depied !

– Allons ! Allons ! interrompitla mère Buguet, laissons les morts tranquilles.

Tiennette continua :

Je m’enquis au berger Nollet :

As-tu ouï rossignolet

Tant joliet

Qui gringottait

Là-haut sur une épine ?

Ah ! oui, dit-il, je l’ai ouï ;

J’en ai pris ma buccine

Et m’en suis réjoui.

– L’oie fume ! Elle est cuite !dit la mère Buguet.

Elle ôta la broche, et tandis qu’on apprêtaitla table, sur laquelle Gillot posa trois bouteilles de vin qu’ilavait apportées, Tiennette continua à chanter :

Courûmes de telle roideur

Pour voir notre doux rédempteur

Et créateur

Et formateur !

Il avait (Dieu le saiche)

De linceux assez grand besoin.

Il gisait dans la crèche

Sur un bouleau de foin.

Point ne laissâmes de gaudir ;

Je lui donnai une brebis

Au petit fils ;

Une mauvis ;

Lui donna Péronnette,

Margot lui a donné du lait,

Tout plein une écuellette

Couverte d’un volet.

– La belle table ! s’écriaGillot.

Les deux chandelles mettaient des tachesclaires sur la nappe bise où reposaient les couverts. Quelquesgobelets d’étain accrochaient les éclats rouges du foyer. Au milieul’oie se prélassait, juteuse, dorée ou rousse, tendant ses cuissescroustillantes sur un plat de faïence brune à fond jaune.

– Si nous allumions une troisièmechandelle ? demanda Jasmin.

– Cela porte malheur ! s’écria lamère Buguet.

– Asseyons-nous, conclut Gillot.

Il ajouta clignant de l’œil :

– C’est toujours avec un plaisir nouveauque l’on se met à table !

Et se penchant vers son neveu :

– Dommage que Martine manque à lafête !

– Oui, dit Laïde Monneau,Mlle Bécot aime une table bien servie et lescouverts sur une nappe ! Assise auprès de son galant, elleaurait fait ses belles manières ! Car il n’y a pas à dire,depuis qu’elle travaille au château, ce n’est plus lamême !

– Elle est bien mieux, affirma résolûmentTiennette, n’est-ce pas, Jasmin ?

La Buguet avait fini de découper :

– Qui veut le croupion ?

– Si cela ne fait envie à personne,insinua la tante Monneau, j’aime le grassouillet ! Mais ça nem’empêchera pas de dire que Martine a plutôt l’air d’une marquiseque d’une future jardinière.

– D’une marquise !

On protesta.

– Eh, oui, reprit Laïde. Il m’est revenuque Martine singeait les manières de sa maîtresse. Et cela depuisque je lui fis visite ! À ce moment elle voulait quitter sacondition ! Aujourd’hui elle minaude commeMme d’Étioles ! Ah ! la jeunesse !la jeunesse !

– On peut trouver plus mauvais exemple,hasarda Tiennette.

– Oui, s’exclama Laïde, mais quand onveut péter plus haut que son cul, ma fille, on se fait un trou dansle dos !

Tiennette pouffa de rire.

– Pourtant, reprit Laïde Monneau engrignotant son croupion, imiter la maîtresse est le moindre défautdes soubrettes ! J’en ai connu quand j’étais ravaudeuse àParis ! Les plus jolies se parent comme leur dame. Elles sefourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu’elles ont desjoues comme des roues de carrosse, et c’est des vrais canards pourbarboter dans l’eau de lavande. Elles recueillent les démises, etces donzelles, ma foi ! falbalassent leurs jupes ! J’enai vu ! J’en ai vu ! Il est vrai, ce n’est pas de cesgraillons qui ne savent que faire le lit, vider le pot, torcher lesmarmots ! Ah ! non ! faut placer les mouches, et lesmouches ça se place plus difficilement sur un visage…

– Que sur un…, interrompit espièglementTiennette.

La Buguet lui mit la main sur la bouche, etLaïde continua :

– Qu’un emplâtre sur une jambe. Puis,faut savoir monter une blonde, emplir un pot-pourri et, mafoi ! jouer la comédie avec un financier !

Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puiselle reprit :

– Nonobstant on parle fort à Étioles desdernières robes de Martine et de ses nouveaux souliers qui viennentde Paris. Ceux de la boutique de Saint-Crépin de Corbeil ne valentdonc plus rien !

– Pour sûr qu’elle pourrait se contenterdes souliers de Corbeil, dit la mère Buguet.

– On dit même qu’elle se farde. Mais cen’est pas vrai, dans notre famille ! Moi je ne connais qu’unonguent, celui fait de bouse et de toile d’araignées qui mûrit lesabcès ! Ah ! Martine ne veut plus sentir la vache !Nous devons la dégoûter ! Dame ! Élever des cochons ousoigner le bidet d’une marquise, c’est point la mêmeaffaire !

– Le bidet d’une marquise, c’est-il soncheval ? demanda Tiennette.

– À peu près, répondit Laïde d’un airpincé et important.

Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller surla nappe.

Un peu avant minuit les cloches sonnèrent.

– C’est le moment d’aller à la messe, ditla tante Gillot en réveillant son homme, qui avait fini parsommeiller auprès du feu.

– Ah ! fit le tanneur en se frottantles yeux, voici passés les plus doux instants de Noël.

– Païen ! répliqua sa femme. Tuattireras sur nous le feu du ciel ! Tiens ! Voilà qu’onsonne pour la deuxième fois.

On sortit. Les petits sabots de Tiennettefurent les premiers qui laissèrent leur empreinte sur la neige.Derrière marchait la tante Monneau : elle tenait une lanternedont la lueur par cette blanche nuitée paraissait rouge etbrumeuse.

Le clocher envoyait des notes argentines àtravers le pays silencieux que réveillaient seuls quelquessifflements de la bise dans le marronnier d’Inde ou le murmure dela Seine, qui se gonflait.

Cependant les portes s’ouvraient, lançant unrai de lumière, comme une baguette d’or qui s’élargissait auxchemins couverts d’hermine. Des groupes noirs sortaient desmasures. Du côté de Boissette, le village voisin, on entendit desvoix :

Oh ! Oh ! troupe gentille

L’astre nous a quittés :

C’est donc ici la ville

Où est la majesté.

Je crois que l’on appelle

Jérusalem la belle ;

Demandons bien et beau

Où est ce roi nouveau !

Tous les paroissiens songeaient à Jésus couchésur la paille, aux vieux bergers, aux rois mages. EuphéminGourbillon allumait, sur le grand autel de l’église, dix chandellesautour d’un bambin en cire qui levait les bras dans une crèche. Lepetit orgue à travers la nuit se mit à chanter comme un pauvre enfête.

Ce fut Étiennette qui la veille des Roys vintpétrir la galette. Elle n’épargna ni le beurre, ni les œufs ;après avoir aminci la pâte, qui devint fine comme un linge sous lerouleau de buis, elle la replia quatre fois sur elle-même et lalaissa passer la nuit ainsi pour qu’elle fût feuilletée etlégère.

Le lendemain dès l’aube elle acheva sabesogne. Elle fit de la pâte une grande lune, qu’elle guillochaavec symétrie après y avoir introduit la plus belle des fèves.

Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avecdes fagots qui pétillèrent comme un rire dans la grande boucheouverte. La Buguet voulut enfourner elle-même la galette, ainsiqu’une rouelle de veau.

Étiennette mit quatre couverts sur la nappebise, dont elle avait respecté les plis. Jasmin apporta un bouquetd’ellébores.

– L’heure avance, fit remarquerTiennette, et la cuisine commence à sentir bon ! Martine netardera pas à venir.

– Je vais au-devant d’elle ! ditBuguet.

– Ne baguenaude pas en route !

Le jardinier n’avait pas fait cent pas qu’ilaperçut une charrette bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pourcelle de Nicole Sansonnet. Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressale pas. Il vit que le bidet, cinglé de coups de fouet, allait plusvite.

Puis une petite tête toute rose, encapuchonnéedans une mante, sortit de l’ombre verte. Une voix cria :

– Bonjour, Jasmin !

C’était Martine. Buguet s’approcha.

– Monte, Jasmin, tu n’es pas de trop, ditla Sansonnet.

– Non, non, merci ! cria Martine ensautant légère dans les bras de son galant, qu’elle baisa sur lesdeux joues :

– J’aime me dégourdir lesjambes !

– Ah oui ! répliqua Nicole. Il vautmieux n’être que deux.

Elle fit claquer son fouet et trotter sabête.

– Pouah ! dit Martine en secouant sacotte avec un air précieux que Jasmin ne lui avait pas encore vu,ce n’était pas la peine de prendre un rien de benjoin pour échouerdans la charrette d’une poissarde. Je suis sûre que je puel’anguille. Sens !

Avec une mine agaçante elle posa sa tête surl’épaule de Jasmin. Celui-ci fut galant :

– Tu sens meilleur qu’un parterred’œillets, et c’est double joie de te voir et de te sentir.Laisse-moi encore respirer l’odeur de tes cheveux.

Elle souleva un coin de sa capuce :

– Tiens !

Jasmin huma une bouffée.

– Et tu n’en profites pas pourm’embrasser ? Tu n’es guère plus aimable envers moi queMonsieur d’Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que lemarquis est laid !

Elle regarda Jasmin et fit unerévérence :

– Si nous nous marions, nous seronsassortis ! Et comme tu n’es pas plus mal tourné que tous lesfreluquets qui veulent me prendre le menton, tu ne seras jamaiscocu !

– Allons, petite peste !

– Courons, dit Martine, je suis sûre queTiennette nous guette.

– Elle est là.

– Elle ne perd jamais l’occasion de sefrotter aux amoureux !

– C’est pour s’instruire.

– Eh bien ! je vois qu’elle pourraitplutôt t’en remontrer là-dessus, car tu n’es guèredégourdi !

– Que je t’attrape !

Martine courut alors d’une volée jusqu’à lamaison dont elle poussa la porte.

Elle tomba sur le dos de la Buguet.

– Eh bien, petite, as-tu le diable à testrousses ?

– Mère Buguet, c’est votre fils qui veutme chatouiller !

Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère.Tiennette se tenait le ventre.

– Qu’il fait bon ici ! ditMartine.

Lentement, avec un geste de demoiselleemprunté dans les antichambres, la jeune villageoise retira samante en prenant soin de ne pas chiffonner son bonnet blanc.

– Tiens, des roses de Noël !

Elle prit une des fleurs du bouquet, tint dubout des doigts la tige charnue, et avec de petites mines entenduesadmira les pétales nacrés et livides. Puis redevenant rustaude ellemit la fleur dans sa bouche.

– Prends garde ! cria Jasmin, c’estdu poison !

– Mais non, ça guérit de lafolie !

– Te voilà bien savante !

– Mme d’Étioles ordonnaune infusion d’ellébore au duc de Gontaut qui s’était déclaré foud’amour pour elle et qui ne la quitte jamais !

La soubrette ajouta :

– Dame ! Je n’ai pas plus mesoreilles dans ma poche que ma maîtresse n’a les yeux dans lasienne !

Tiennette posait sur la table le veau quinageait en une sauce brune. On s’assit.

Martine parla des élégances de sa châtelaine.Mme d’Étioles était raffinée en tout : ellepossédait des pots à fard avec des roses et des violettes peintesparmi des ornements d’or et une fontaine à parfums qui représentaitun grand œuf ayant à son sommet une petite tulipe.

– Tu puises à cette fontaine ? ditla Buguet moqueuse.

– Elle a un petit robinet d’argent.

Martine s’exprimait avec de gracieusesinflexions de voix qui charmaient Jasmin.

– Et Mme d’Étioles se metbeaucoup de rouge ? demanda Tiennette.

– Beaucoup. Elle n’a plus la fraîcheurd’une jeune fille. Elle a eu deux enfants.

Puis la soubrette parla du linge de samaîtresse. Les lingères se crevaient les yeux en ourlant à jour lesjupons, les brodeuses ne trouvaient plus d’aiguilles assez finespour festonner les fichus de mousseline.Mme d’Étioles portait des chemises qui passaientaisément dans la bague de l’abbé de Bernis.

– Un abbé se prêterait à cesamusettes ?

– Il paraît.

– Mais, dit malignement Tiennette, deschemises pareilles ça ne doit pas lui cacher l’honneur ?

– Ça le lui voile seulement.

– Assez là-dessus, mes enfants,interrompit la Buguet. M’est avis que quand on ne cache plus rien,c’est qu’on n’a plus rien à perdre. Entre nous je ne donnerais paslourd de sa vertu, à ta belle maîtresse !

– Ma mère, supplia Jasmin.

– Le Roi ne pense pas ainsi, s’écriaMartine, et je crois qu’il baillerait bien sa bonne terre de Briepour acheter tout ce qui lui en reste !

Les yeux de Tiennette brillaient :

– Martine, quand j’aurai l’âge tu meferas entrer chez Mme d’Étioles ? J’en aiassez de ramer des pois !

– C’est cela, bougonna la Buguet. Petiteambitieuse !

Tiennette tint bon :

– Peut-on pas rester aussi honnête auservice des grands qu’à la queue des vaches ! Regardez lafille de Règneauciel ! La v’là enceinte ! Et il paraîtque ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait lefoin ! Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnêtefille ?

La mère Buguet disparut. Elle rentra, portantla galette dorée à l’œuf qui brillait comme un écu sortant de lafonderie :

– Allons, Tiennette, fourre-toi sous latable et dis à qui la première part !

Tiennette se baissa, mit un pan de la nappesur sa tête et susurra selon la coutume :

– Tibi, domine !

– Pour qui ? demanda la Buguet.

– Pour Martine !

Le jeu recommença jusqu’à ce que chacun eût sapart de gâteau.

– Nous voilà tous servis, dit laBuguet.

Après avoir scruté du regard chaque feuilletsans rien découvrir, les convives mordirent dans la galette.Martine poussa un petit cri joyeux : elle étaitreine !

Majestueusement, avec un geste à la d’Étioles,elle laissa tomber la fève dans le verre de Jasmin.

Alors, changeant sa voix, elle lui dit avecune œillade :

– Sire ! Soyez le plus heureux desrois !

Elle se pencha, attendit un baiser.

Jasmin crut voir s’incliner vers lui comme unreflet de Mme d’Étioles. Cela avait été, un peu, lamême voix, c’était le même geste, peut-être le même regard. Iltrembla et donna à Martine un baiser si étrangement ému qu’ilconfirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en laforçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du cœur.

La Buguet versa du vin dans tous les verres.Jasmin but le premier. Les femmes crièrent par troisfois :

– Le roi boit !

Alors l’amoureux se leva et de toutes sesforces embrassa la reine. Cette fois elle rayonna de bonheur.

– Le roi m’offrira-t-il la main pour letour du jardin ? demanda Martine continuant la comédie.

Jasmin la prit par la taille, qu’elle avaitmenue (elle se serrait davantage !) et la baisa à la volée(car elle faisait maintenant mine de se défendre !) sur lescheveux, dans le cou et sur l’oreille qu’elle avait petite et rougecomme une crête de poulette.

– Si tu continues à singer la marquise,le roi ira vite en besogne et nous serons bientôt à la noce, glissaà Martine la malicieuse Étiennette.

La journée finissait, superbe. Il était cinqheures quand on alluma les chandelles. Martine déclara que lesjours augmentaient.

La mère Buguet dit :

– Aux rois on s’en aperçoit.

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