Le Jardinier de la Pompadour

XII

Un après-midi, Étiennette Lampalaire, appeléepar Martine, débarqua à Bellevue. Jasmin l’attendait sur laberge.

La fillette était d’une jeunesse éblouissante.Ses yeux noirs pétillaient, ses cheveux avaient la couleur del’ébène et, malgré sa mise modeste de villageoise, elle attiraitl’attention.

Buguet l’embrassa.

– Te voilà rudement belle ! Ilfaudra que tu tapes souvent sur les mains, par ici !

Tiennette répliqua, baissant deux longuespaupières, qui adoucirent le feu de ses regards :

– Je n’ai point peur.

Elle parla du village, de la Buguet quis’occupait du jardin et paraissait bien triste. Cette nouvelle fitsoupirer Jasmin.

– J’irai la voir, dit-il.

– Ah ! Tu feras bien !

Quant à l’oncle Gillot, il avait eu uneattaque et restait paralysé. La tante Laïde Monneau se portaitmieux. Elle avait fait de pressantes recommandations à Tiennette,l’exhortant à rester sage et lui affirmant qu’il vaut mieux secontenter de pain et d’eau que de vivre dans la bonne chère auxdépens de l’honneur.

Jasmin conduisait Tiennette par le jardin.

– Que c’est beau ! s’exclama-t-elle.C’est toi qui as fait tout ça ?

– J’y ai travaillé, dit modestementJasmin.

– C’est-il vrai ce qu’on ditlà-bas ? Toutes les fois qu’une feuille tombe, il faut laramasser et on ôte celles qui jaunissent ? Et sitôt que destraces de pas marquent les allées, on ratisse le sable ?

– C’est vrai.

– Mais pour tout cela il faut être plusde deux !

– J’ai de nombreux aides ! Jamaisune plante ne manque d’eau, jamais l’ombre ne la gêne, elle reçoitle soleil à ses heures.

Le château émerveilla à tel point Étiennettequ’elle le prit pour une caserne à cause des domestiques chamarréset des gardes. Martine arriva et les deux amies échangèrent leurseffusions.

– On se bécote ! railla unmousquetaire qui passait en chenille, petite canne et joliplumet.

Il connaissait les Buguet, s’approcha,s’informa de Tiennette.

– C’est grand dommage, s’exclama-t-il,qu’une aussi belle fille entre au service de la Marquise !

Elle serait mieux à celui du Roi et de sonarmée !

On rit. Flipotte, qui arrivait au rire commeun chien à l’appel, compléta le groupe.

– Eh oui, continua le mousquetaire, ceserait pitié d’aller au feu des cuisines quand, avec ces yeux-là,elle pourrait enflammer les cœurs d’un régiment !

– Ah ça, monsieur le capitaine, s’exclamaTiennette, je n’ignore pas ce que vaut l’aune de vos flatteries.Pour éviter l’embrouille, sachez que je ne m’embarrasse guère desmirliflores qui se gaussent des filles !

– Bien parlé ! dit Flipotte.

Elle s’adressa au mousquetaire :

– Va-t’en dans le jardin de l’hôtel deSoubise ! Tu trouveras là les vieilles marquises qui se paientles beaux militaires ! Et laisse la vertu en repos !

 

Le lendemain matin, les oiseaux du parcréveillèrent Tiennette. De la mansarde, elle vit les boulingrins siras tondus qu’ils lui parurent peints en vert. Çà et là des statuess’élevaient toutes blanches. Ah ! la villageoise en avait vu,des statues, depuis deux jours ! Quelques-unes étaient sansvêtement ! On lui avait dit que des femmes se montraient ainsià des sculpteurs. Elle n’en croyait rien. Quelle fille serait assezeffrontée pour se mettre pareillement devant un homme ?Celle-là en entendrait, des mots de broustille ! Tiennetten’avait jamais laissé couler sa chemise sale sur ses talons avantd’avoir entonné la propre. Il est vrai que sa mère braquaittoujours le regard au judas de sa chambrette et que le bon Dieu al’œil partout ! Mais tout de même n’a-t-il pas mis au mondeTiennette toute nue ?

– Il verrait que j’ai poussé droit, sedit-elle, il n’y a pas de honte à cela !

Après avoir constaté que tout dormait derrièreles volets clos, sournoisement l’enfant releva sa grossière chemiseau-dessus de ses seins pommés, puis se mira du haut en bas dans lescarreaux de vitre. Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans celogis plus d’un miroir étamé n’encadrait pas souvent pareil corps.La pauvrette, en revêtant ses humbles habits, eut la sensationqu’elle cachait un trésor.

– Quand je saurai œillarder,pensa-t-elle, je vaudrai bien une Parisienne !

Pleine d’espoir, elle réveillaMartine :

– C’est-il bientôt que je vas voir laMarquise ?

– Comme te voilà pressée !

– Pourvu qu’elle ne me trouve pas tropmal avenante ! C’est que je n’ai pas ta dégaine. Pour venirj’ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri n’y a pas ménagé lesclous. J’ai ce matin essayé de me débarbouiller aussi bien que toi.Ma peau reste jaune.

– C’est le hâle ! Tes couleurs tevaudront mille compliments.

– Veux-tu me dire si j’ai les oreillespropres ? Je les ai curées jusqu’au fond.

– Elles sont rouges comme descoquelicots !

– Et mes ongles ? Je les ai racléstant que j’ai pu, mais le noir ne s’en va pas tout à fait.Ah ! c’est qu’avant de partir j’ai tout fourbi à lacendre.

– Il n’y que les fainéants qui aient lesmains nettes !

Un peu avant midi, Tiennette fut conduite auboudoir meublé en perse dorée.Mme de Pompadour était allongée sur uneottomane. Elle lisait des lettres qui s’éparpillaient autourd’elle. Une table à écrire, avec des plumes d’oie, se trouvait à saportée.

La favorite regarda la nouvelle venue.Tiennette était fort intimidée. Sa poitrine se soulevait, ses jouesavaient une fraîcheur de rose.

– Tu te nommes ?

– Tiennette Lampalaire.

La voix de Tiennette, un peu voilée parl’émotion, était jolie.

– Et tu viens ?

– De Boissise-la-Bertrand.

La Marquise, écartant un rouleau depaperasses, se leva.

– Tu as quel âge ?

– Vingt ans.

– Un bel âge ! Et tu espucelle ? demanda la Marquise en plongeant son regardspirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette.

– Oui, Madame, répondit Tiennetteétonnée.

– Tu ne mens pas ? insista laMarquise en levant la tête.

– Non, Madame, je n’ai point menti.

La Marquise avait un costume de sultane :veste turque, serrée aux poignets et au col, mais laissantapercevoir les seins en une ombre lascive et, plus bas, du ventre,par des fentes, crevés libertins que le moyen-âge appelait« portes de chair ».

Tiennette n’osait bouger, regardant les plumesde l’écritoire, ou les dépêches jetées sur l’ottomane.

– Pourtant, dit la Pompadour, on m’avaitparlé (car je suis bien renseignée) d’un vieux marquis qui couraità tes trousses ?

– Il ne m’a point eue, je vous le jure,Madame.

La Pompadour se recoucha sur l’ottomane.

– Tu es solide, dit-elle en souriant.Mais je n’ai point de place pour toi en ce château. Tu iras àVersailles.

La physionomie de Tiennette s’attrista tout àcoup.

– Que cela ne t’ennuie ! reprit laPompadour. Tu seras bien traitée et je ne veux faire de toi unemaritorne, peste !

– Mais, Madame, il me faudra quitterMartine !

La Marquise éclata de rire :

– Tu la reverras souvent. Tu partiraspour Paris. De Paris on te conduira à Versailles. Et pour que levoyage te semble moins long, Martine et son mari t’accompagnerontjusqu’au Pont Royal. Va !

 

Quelques jours après, par un beau temps dejuillet, Jasmin, Martine et Tiennette prenaient le coche d’eau pourParis. Ils devaient manger à midi à la rôtisserie de la rueVide-Gousset avec un vieux valet du Roi qui s’appelait Bachelier etun autre qui avait nom Lebel. C’est à ces deux hommes qu’il fallaitconfier Étiennette. Agathon Piedfin était du voyage, ayant demandéun jour de repos.

Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s’esquiva.Martine alla avec Tiennette commander pour la Marquise desbimbeloteries au « Petit Dunkerque », quai de Conti, aucoin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il quitta lesfemmes à l’entrée du magasin où le sieur Granchez vendait« sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plusnouveau », et il se mit à flâner. Il était neuf heures dumatin.

Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d’abordla statue équestre d’un roi élevée sur du marbre blanc et que lesgens appelaient le « cheval de bronze ». Aux quatre coinsdu piédestal des hommes en métal, mi-nus, foulaient des cuirasses,des boucliers, des carquois et des casques. Comme c’était jourouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient couverts detentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets pour lepopulaire. On se bousculait parmi les mendiants, les crocheteurs,les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges ; unepoissarde poussait sa brouette en criant : « Voilà lemaquereau qui n’est pas mort, il arrive ! ilarrive ! », un chanteur, hissé sur un tabouret, braillaitaux sons d’un violon aigre devant la place Dauphine : bâtiesur l’île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronzedeux maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts ;l’une faisait le coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à sesfenêtres une belle jeune fille poudrée de blanc qui pendait sescages.

Mais un carillon tinta, joyeux comme si leciel lui-même se fût pris à chanter. Ses notes tombaient ducampanile doré de la Samaritaine. Buguet regarda les cloches. LaSamaritaine avait été reconstruite en 1712 à la seconde arche duPont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur pilotis,élevait l’eau par une pompe et comprenait trois étages, dont lesecond se trouvait au niveau du pont. L’avant-corps, en bossagerustique, vermiculé et cintré au-dessus d’un cadran bleu,supportait un groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaineauprès du puits de Jacob. Le puits était figuré par un bassin enforme de grand vase dans lequel tombait une nappe d’eau sortantd’une coquille à dégueuleux.

Jasmin trouva à la Samaritaine l’élégance duchâteau de Bellevue avec lequel il lui parut qu’elle avait desressemblances.

– Cette fontaine devrait s’élever au bordde la rivière, là-bas, se dit-il. On dirait vraiment qu’elle estbâtie sur les plans de la Marquise !

Tout y était bleu, blanc et doré, et la femmedebout au bord de la coupe souriait au Christ.

La Seine, battue par les bateaux deblanchisseuses, les boutiques à poissons, les barques, jetait sesreflets au petit castel hydraulique, le baisait jusqu’à la toiture,faisait passer sur ses murs des frissons. Les flots qui apportaientpareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil, de Boissise. Ilsfirent songer Jasmin à son passé : il lui sembla qu’un peu deson enfance claire venait avec l’onde lutiner le charmantédifice.

Sous le bassin, il était écrit : FONSHORTORUM. Buguet demanda à un abbé ce que cela voulaitdire.

– La fontaine des jardins, répondit-il.Elle fournit de l’eau à celui des Tuileries.

– À ces mots la Samaritaine offrit uncharme de plus à Jasmin. Au-dessus du fleuve qui reliait Boissise àBellevue, elle devint à ses yeux une source de fleurs : ilaperçut des lueurs roses dans la nappe qui s’épandait et lespetites cloches du faîte furent comme de grosses campanules luisantau soleil.

 

Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à larue Vide-Gousset. Il retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennetteet Agathon Piedfin, qui venait d’entrer.

Buguet offrit un verre de vin blanc enattendant l’arrivée des laquais. Ceux-ci ne tardèrent point. Levieux, Bachelier, était connu de Jasmin. Toujours en noir il sedonnait l’air paternel d’un bon curé. L’autre, Lebel, jeune etcoquet, entra dans la rôtisserie en faisant des courbettes,esquissa des gestes caressants, l’œil langoureux, la bouche encœur. Les valets étaient accompagnés d’un abbé et d’un personnagesingulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache,une épée à la hanche et à l’épaule une perche où pendaient desdindons, des poulets, des cailles et des levrauts.

– Des amis, dit Bachelier d’une voixterne.

On se salua. L’homme à l’épée déposa sa perchedans un coin.

– Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur,et ne fourre pas mon gagne-pain à la broche.

Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette unœil plein de flammes ; l’abbé fit un clin d’œil au rôtisseuret la petite compagnie s’installa autour d’une table.

– Le joli morceau ! dit l’homme à laperche en regardant Tiennette. Voilà une fille de corps degarde ! Elle attirerait des recrues à nos boutiques, sous ledrapeau armorié, et ferait signer des engagements !

– Mon cher, interrompit Bachelier, ellen’est vraiment point faite pour servir de complice à un vendeur dechair humaine ! Elle est trop jolie et je la conduis àVersailles, où je la mets en sécurité.

– Ah ! protesta le recruteur, jecherche des hommes pour les colonels qui les repassent au Roi. Lesjolies enjôleuses servent leur souverain ! D’ailleurs j’ai dessacs d’écus, et puis ma perche : elle excite l’appétit de ceuxqui échappent à la luxure !

Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait delancer des regards brûlants à Tiennette. La fûtée ne paraissait pasinsensible à l’admiration du beau gars.

– Vous serez heureuse à Versailles, luidit Bachelier.

Agathon se montrait aux petits soins près del’abbé. Il lui avoua qu’il avait porté la tonsure.

Le prêtre se prit à rire.

– Nous avons eu la même vocation, dit-ilen ricanant.

À la fin du repas il se retira.

– Quel est cet abbé ? fitJasmin.

– Ce n’est pas un abbé ! s’exclamale racoleur. Le gaillard, qui s’appelle Mamert Cornet, portequelquefois l’épée, quelquefois la canne en bois des îles dufinancier. Je le vis dans la même journée chevalier de Saint-Louis,montreur d’ours et posticheur.

– C’est un comédien ?

– Non, c’est un espion de la Marquise.Nous le disons à vous.

– Tu aurais mieux fait de te taire, ditBachelier.

– Ah ! reprit le bavard, nous sommesentre nous. Mais la Marquise n’est pas tendre ! Lorsque Mamertpince un libelle sous un manteau, l’auteur, s’il le prend, va à laBastille ou au Mont Saint-Michel dans d’horribles cachots !Mamert est un homme redoutable ! Gare à qui tombe dans sesgriffes !

– Diable ! fit Agathon.

Cornet rentra, habillé en petit maître. Ilétait rose et frais comme si au lieu de vin il eût pris du bouillonambré. Martine remarqua qu’il s’était mis trois dentspostiches.

– Vous voilà changé, dit Buguet.

– Oh ! c’est pour aller dans un caféde nouvellistes où la soutane n’est pas de mise.

Piedfin regardait le mouchard avec admiration.Les laquais emmenèrent Tiennette. Le racoleur glissa à l’oreille deBachelier :

– Quand on aura assez d’elle àVersailles, songe à moi.

Il fit tinter son gousset.

– Je paie cher la bonne marchandise.

Il s’inclina :

– Et nous sommes tous les deuxfournisseurs du roi !

Les adieux de Tiennette à Martine furentlarmoyants.

– Est-ce loin, Versailles ?demandait la jeune fille.

– En carrosse, à peine trois heures, ditBachelier.

– Défie-toi des galants, insinuaMartine.

On se sépara. Mamert Cornet profita d’uninstant où Martine était seule pour lui demander unrendez-vous.

– Je suis honnête, dit-elle. Et je vousprie de ne point insister. Si je répétais la chose à Jasmin, ilvous casserait les reins.

 

La vie habituelle reprit pour Jasmin etMartine parmi les dames coquettes, dont les corsages serrésau-dessus des jupes bouffantes avaient l’air de grands cœurs, parmices petits-maîtres qui portaient des perruques à l’oiseau royal etse mettaient des bouquets gros comme la gorge d’une nourrice.Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. EtJasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneursorgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient auxmassifs et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers,de verts réséda et de violettes, fournis d’argent et d’or. Dans lesallées, les dames de qualité avaient des airs de cloches paréesavec leurs jupes pompeuses sur les paniers et sur les« jansénistes » ; leurs brocarts orfévrés depivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères, lesgerbes peintes sur cotonnade d’Inde – tout cela parsemait lelabyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieuxqui enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petitestêtes poudrées et promenaient sur les boulingrins les regardsétourdis de leurs yeux en amande, des yeux « à lachinoise », et leurs nez retroussés « tournés à lafriandise ». Les gentilshommes faisaient la révérence enportant les mains jusqu’à terre. Dans ce monde chamarré de grâceson se faisait un plaisir, comme l’écrivait un auteur précieux, dese renvoyer l’un à l’autre, à l’aide des zéphyrs, des tourbillonsde poudre à la maréchale ou d’ambre gris. Et parfois, flambant desrubans vifs de Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagniedansait la ronde (le Roi aimait cela !) par les bosquets dubaldaquin ou sous les arbres de Judée. Les danseurs se tenaient àbras très allongés, à cause des paniers en gondole ou à guéridon,et Mme de Pompadour, d’une voix qui faisaitsonger Jasmin à l’orgue de son église au printemps,chantait :

Nous n’irons plus au bois,

Les lauriers sont coupés !

Dans les premières années de son séjour àBellevue Jasmin aperçut souvent à ces réunions l’abbé de Bernis,qu’il avait entrevu à Étioles. Il le trouva plus replet et d’un airplus grave. Il en fit la remarque.

– Ah ! s’écria Flipotte, il n’en estplus au temps où, lorsqu’on l’invitait, ses amis lui donnaient unpetit écu pour payer son fiacre !

– Il vient souvent chez la Marquise, ditAgathon.

– C’est que déjà à Étioles il était dudernier bien avec elle !

Jasmin serra les poings. Mais Martineintervint :

– Non point !

– Comment ! s’écria Flipotte, maisMadame l’appelle son bébé, son poupard, son pigeon !

– Bah ! reprit Martine, j’ai entendudevant Mme du Hausset la Marquise dire que l’abbéde Bernis est un pantin qui l’amuse, et qu’elle l’habillerait et ledéshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour Venise, où ilsera ambassadeur.

Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départde M. de Bernis le navrait autant que l’avait enchantécelui de M. de Voltaire pour la Prusse.

– Je crois bien, s’écria Flipotte, tuallais jeter de l’eau bénite à la place où M. de Voltaireavait passé. Cela te fait une besogne en moins !

Piedfin haussa les épaules, caressa son mentonglabre et regarda les autres avec l’air d’un prestolet qui se croitl’étoffe d’un évêque.

Chaque fois qu’il y avait foule à Bellevue,Mamert Cornet, l’espion, apparaissait parmi la valetaille ou lesseigneurs, souvent richement vêtu comme tous les coqueplumets,mousquetaires, dragons, timbaliers qui formaient les suites et lesescortes. Piedfin l’avait pris en affection. Il préparait de petitsplats pour Cornet, lequel était gourmand, et en échange l’espionlui apprenait des choses de son métier.

Cornet, à chaque visite, poursuivait Martinede ses assiduités, mais la soubrette se défendait. Le mouchard envint à la moquerie et aux menaces.

– La fidélité est une vertu de village,dit-il.

– Eh bien, je suis villageoise, répliquaMartine, et n’ai point été élevée parmi les grands fripons deParis.

– Malpeste ! Est-ellegothique ! s’écria Cornet esquissant une pirouette. Mais je terattraperai, la belle !

 

Il y avait aussi à Bellevue desreprésentations théâtrales, des feux d’artifice, desmascarades.

Les mascarades commençaient l’été aucrépuscule et se prolongeaient dans la nuit. Jasmin élevait desarcs de fleurs, des portiques parfumés et le soir il regardaitpasser les turcs, les dominos, les bergères, les arlequins, desgilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient, sans panier,des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la fente desmasques. Quand la nuit tombait, Buguet s’employait avec les gens àposer des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants auxramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godetsrouges, des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delàdes murs.

Un soir de fête, Buguet s’occupait àl’illumination du bosquet de la cascade ; la Marquise, enbayadère, arriva près de lui, poussant quelques petits cris etsuivie de Martine.

– Oh ! comme j’ai mal au pied !Voyez donc, Martine !

Mme de Pompadour étaitfort décolletée. Avec le sans-gêne des grands pour les domestiques,elle ordonna à Jasmin :

– Soutenez-moi !

Jasmin hésitait.

– Vite, ou je tombe ! s’écria laMarquise.

Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martineaccroupie ôtait son soulier dont elle retirait une épine, Jasminsentit contre lui respirer la Pompadour. Elle était palpitante, etBuguet dut fermer les yeux pour ne pas être tenté d’embrasser àlèvres folles la nuque qui semblait s’offrir.

L’épine enlevée, la Marquise partit rieusevers un groupe de masques qui agitaient des castagnettes.

On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Lespectacle des petits appartements, qui se donnait jadis àVersailles et au sujet duquel Martine avait écrit à Jasmin,lorsqu’elle était son accordée, y fut transporté.Mme de Pompadour devint la principale actrice.On donna l’Impromptu à la Cour de marbre,Zélisca, le Préjugé à la Mode, les Fêtes deThalie, Vénus et Adonis, le Devin duvillage. Ces spectacles étaient mêlés de concerts délicieux.Quelques seigneurs y assistaient, un triolet de velours à la gardede leur épée. Jasmin put se glisser un jour et apercevoirMme de Pompadour dans le rôle de Vénus. Elleavait le corps, les basques et une grande queue d’étoffe bleue,mosaïqués d’argent et elle brillait aux lueurs d’un soleil éclairéde mille bougies. Elle commandait, d’un sourire étoilé de mouchessubtiles où Buguet retrouva l’étincelante séduction qui l’avaitcharmé dans la forêt de Sénart. Autour de la Marquise, lesdanseuses – des enfants de dix à quatorze ans – travesties enPlaisirs, portaient des jupes de taffetas blanc tamponnées de gazed’Italie et parées de fleurs artificielles ; elles firentsonger Buguet aux vingt-huit figurines de Saxe que possédait lafavorite et qui représentaient des amours déguisés.

Lorsque Mme de Pompadourchantait, Buguet s’approchait du théâtre. Celui-ci résonnait del’harmonie du clavecin, des violons, des violoncelles, des bassons,des violes, des flûtes et des hautbois. La voix de la Marquises’élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle montait versles étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur ausoleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Leparfum des plantes qui dormaient autour de lui dans l’ombreachevaient de l’étourdir et il lui semblait qu’il n’était plus dumonde.

Martine, qui assistait depuis Étioles auxétudes vocales de sa maîtresse, l’imitait à ravir.

Et une nuit d’été que toute la maison étaitcouchée, elle osa mener Jasmin dans la grotte que la Marquisevenait de quitter.

Assise sur les coussins au milieu desquels lafavorite, s’accompagnant sur la mandoline, avait détaillé pour leRoi des airs de Rameau, Martine, dans l’obscurité voluptueuse,chanta pour Jasmin comme Mme de Pompadour.

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