Le Jardinier de la Pompadour

III

Quinze jours après Jasmin bêchait sesplates-bandes. Bien qu’on fût en octobre, il gelait blanc. Lejardinier se demandait s’il laisserait ses« tard-fleuries » orner le verger de leurs balles rouges.Ces pommes réjouissaient les yeux : tout n’était pas mort tantqu’elles pendaient aux branches ! Mais, hélas !avant-courrières des premiers froids, les mésanges charbonnièress’abattaient sur les arbres et perçaient les brouillards de leurscris aigus.

– L’hiver sera précoce et rude, se ditJasmin. Les oignons ont triple pelure : cela ne trompejamais.

Aussi le brave garçon se hâte de retourner laterre pendant qu’elle se laisse entamer par la bêche. Après, qu’ilgèle à pierre fendre ! Tant mieux ! Cela détruit leslarves et préserve des vers blancs, ces ennemis des fraises et dessalades printanières.

En attendant, pour remplacer le vide laissépar les dahlias disparus, Jasmin repique les pieds de réséda etceux de véronique : avec les chrysanthèmes et les roses deBengale, ils forment l’arrière-garde de la flore des jardins.

À vrai dire, ces plantes ne lui importentguère. Jasmin les cultive pour la pratique : au fond, il lestrouve rustaudes, surtout la véronique avec ses thyrsesviolets : elle fait songer aux petites vieilles qui hantentl’ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent lestombes au jour des morts.

Prenant une touffe de réséda, Buguet estsensible à sa bouffée bon odorante : elle lui rappelleChristine la berlue, une laideronne qui lui apprit l’amourlorsqu’il avait seize ans : quand il la retrouvait dans unegrange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu’ilhumait en un baiser obscur l’haleine parfumée de la paysanne.

Depuis les vendanges, Jasmin travaille avecacharnement. Déjà ses coffres sont en place ; les épinardssemés dans les vieilles couches à melons arriveront les premiers aumarché et la planche d’oseille couverte de paille donnera de jeunesfeuilles tout l’hiver pour les bouillons aux herbes. Jasmin a aussidétaché les œilletons des artichauts, et terminé les semis delaitue et de romaine.

Aujourd’hui il attend Vincent Ligouy pourdébarrasser les arbres de leur bois mort. Le vagabond escalade lepetit mur du jardin.

– Pourquoi n’entres-tu point par laporte ? lui demande Buguet.

Ligouy préfère risquer une entorse plutôt qued’affronter des coups de fourche promis par les gars duvillage.

– Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet,monte dans ce catillac et rabats les pousses qui s’emportent à lacime !

Ligouy se dirige dans les branchages, avec desgestes de grand singe. Il quitte bientôt le poirier pour unabricotier en plein vent, qu’il nettoie avec autant d’adresse.

 

Au soir la mère Buguet vint voir la besogneaccomplie. Le jardin se trouvait rajeuni.

– Bien sûr, dit-elle, le diable y a donnéun coup de main !

Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouysoupât avec eux, la ménagère donna au va-nus-pieds une tranche debœuf bouilli dans une miche de pain et elle le renvoya en payant sajournée.

Ligouy s’en alla par où il était venu. Arrivédans la plaine, il chanta. Jasmin écouta sa chanson qui montaitvers les premières étoiles.

Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupirde soulagement :

– Ah ! te voilà, dit-elle. J’avaispeur que l’idée te vînt d’accompagner ce sorcier à travers champs.M’est avis, mon garçon, que tu ferais bien de ne pas l’attirer ici.Nous sommes heureux. Ce n’est pas la peine que le mauvais sortpénètre chez nous à ses trousses ! Les langues ont déjà assezmarché depuis que tu l’embauches !

– Allons, mère, tu sais bien que je nem’occupe pas des autres ! Pourvu que je te voie soigner teslapins, tes poules et ton gars, rien ne manque à mon bonheur.

– En attendant le reste !

– Quel reste ?

– Que tu te maries un jour !

– Ah ! oui.

Et Jasmin ajouta :

– Mon père le jour de ses noces a plantéun sorbier pour les oiseaux. J’élèverai, le jour des miennes,devant ma maison, un abri pour ceux qui vont par les routes etn’ont pas un sol.

– Encore des idées saugrenues ! Oùça te mènera-t-il ?

– Que veux-tu, ma mère ! J’aientendu souvent dire que le peuple est bien malheureux. Tous lesvillages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui est près deMelun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de Vaux-Pralin,d’Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire deFontainebleau ! Les nobles ne nous pressurent point. Notrecoin est béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance àDieu et au roi ! Sais-tu qu’il y a dans la Bourgogne desvignerons réduits à demander l’aumône ? Les gens de Limousinet d’Auvergne, à ce que m’a dit un ramona, vont servir de manœuvresen Espagne pour rapporter un peu d’argent à leur famille !Certains riverains de la Marne (j’en connais) n’ont pas trois solspar jour et couchent sur de la paille.

– Que Dieu les aide ! soupira laBuguet.

– Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous,du peuple gras, comme les ouvriers du premier ordre, ainsi qu’onappelle à Paris les orfèvres et autres fins artisans !

– Gras ! s’écria la Buguet d’un airironique.

– Certes ! Le menu peuple se nourritsouvent de pain trempé, d’eau salée et ne mange de chair que lemardi gras, le jour de Pâques, à la fête patronale et lorsqu’on vaau pressoir pour le maître !

Le souper fut maussade.

Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa lachandelle sur la cheminée, attisa le feu et alla prendre dans levieux bahut deux gros livres. Ils étaient reliés en cuir avec unetranche rouge. Ces bouquins, intitulés : Instructions pourles jardins fruitiers et potagers, par feu M. de LaQuintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers duRoy édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de laSainte Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnésau père de Jasmin par un prince. On admirait en tête du premiertome un beau portrait gravé de M. de La Quintinye :avec son rabat de dentelles, son abondante perruque, sa grandefigure ovale au nez impérieux, il paraissait vraiment noble. Chaquefois que Jasmin ouvrait le livre il regrettait de ne pas avoirpareil maître : il se voyait avec lui contournant unboulingrin d’herbe verte et courte à la façon anglaise ; ilsallaient béquiller dans une caisse d’oranger, tracer la ligne d’uneavenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillisd’échalas taillés dans l’érable, le long des murs où paradaient desvases de marbre. À défaut du maître, Jasmin se contentait deslivres. Il se promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi,à Versailles, errait en idée de la figuerie au parterre de fraises,s’arrêtant sous la voûte où l’on serre les racines, les artichautset les choux-fleurs pendant l’hiver ; il longeait laprunelaye, marquait la place des cerises précoces, des pêcheschevreuses.

Alors il tournait les pages et relisait lesmaximes de jardinage. Il apprenait les manières de soigner depuisles cuisse-madame et les salviatis, qui sont poires d’été,jusqu’aux beurrés, aux bergamotes, qui sont d’automne, et auxambrettes et bons-chrétiens, qui sont d’hiver.

Curieux de choses plus profondes, Jasmins’attardait dans le tome deuxième à des discours intitulés :« réflexions sur quelques parties de l’agriculture. » Ilsétaient précédés d’une gravure sur cuivre où l’on voyait, dans unparc spacieux agrémenté d’arcades, des jardiniers à longs cheveuxet chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas, planter desarbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans le texteM. de La Quintinye dissertait avec autorité sur labotanique, s’occupait de l’origine et de l’action des racines,émettait ses idées sur la nature de la sève, constatant qu’elledevient puante dans l’oignon et l’absinthe, odoriférante dans lajonquille, poison dans l’aconit, contre-poison dans la rhubarbe.Phénomènes déconcertants, si l’on songe que, d’autre part, lesfigues donnent du lait, les marronniers d’Inde de l’huile, et queles vignes font le vin ! Buguet s’émerveillait avecM. de La Quintinye.

Le jardinier était enchanté par le traité dela culture des orangers. Il savait les façons de semer, d’arroser,d’encaisser, et celle de chauffer les serres. Il connaissait lespropriétés des petites oranges de Chine et de Portugal, celle desRiche-dépouille et des bigarades. En lisant ces choses, il serappelait ce qu’il avait entendu dire d’orangers célèbres : àVersailles celui qu’on appelle le grand Bourbon fut saisi avec lesmeubles du Connétable et vendu. C’était le plus bel arbre qu’il yeût en France et il avait soixante-dix ans. À l’époque de Jasmin ilvivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. À Fontainebleau onvoyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d’or, etdéjà splendides au temps du roi François Ier !

Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués,aux blancheurs nuptiales, de balles d’or auxquelles il mêlait lescuivres pâles des limons et des citronniers. Il s’étourdissait enpensée avec des parfums et des couleurs, mariait les vermeils auxverts sombres des feuilles, faisait éclater des jaunes. La cervelleen fête, il lui arrivait de chanter à la lueur des oribus, dansl’humble salle où régnait une odeur de lard grillé.

Ce soir-là Jasmin continua sa lecture trèstard. Vers dix heures la mère Buguet alluma sa chandelle et seretira d’un air grognon :

– Tu ne te couches pas, Jasmin ?

– Point encore !

– Ah ! tu vas devenirsavant !

Lorsqu’il fut seul, Jasmin ferma les livres etles remit en place, songeant aux jardins fruitiers alors renommés,ceux de Versailles, de Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, deChantilly, aux grands Mécènes des horticulteurs, Louis XIII, LouisXIV, Louis XV, et monseigneur le duc d’Orléans défunt. Il feuilletaquelques gravures éditées par le sieur Mariette et qui setrouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour les jardins deplaisance et de propreté, des parterres de broderie et desparterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie.Jasmin jeta un coup d’œil aux rinceaux, aux fleurons, auxpalmettes, aux coquilles de gazon, vit les caprices enroulants dubuis, les fonds de sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il sedemanda s’il aurait le bonheur de tracer, piquer et soigner d’aussiresplendissants tapis.

Il soupira et avant de se mettre au lit allacontempler la voûte étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartésde l’univers lui paraissaient veiller sur les plantes endormies etgarder pendant l’hiver l’âme des fleurs absentes. Cette foisl’immense désert peuplé d’astres lui sembla en fête. Une robe rosebalayait la voie lactée.

– Encore elle ! J’ai beau travaillerdur, je la retrouve partout !

Il rentra, s’assit et se dit qu’il avait biende la peine. S’il lisait des livres de jardinage,Mme d’Étioles se glissait près des buis et desparterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Ilrêvait d’elle pendant son sommeil, la rencontrait le long despalissades de jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, sonéventail, devant un rideau de verdure que des papillons quittaient.À la vue de Jasmin, elle souriait comme au Roi. Il s’approchait,elle lui offrait ses seins. Une nuit elle lui apparut au milieu decascades ; c’était une des nymphes en marbre de Vaux-Pralinqui avait pris ses traits : elle s’avançait nue à travers leschampignons d’eau, chantant un air très doux.

Tentations du diable ! Buguet est lejouet de chimères !

Il se frappe le front :

– Tu n’as pas le droit de penser àMme d’Étioles. Tu es fils de paysan,Jasmin !

Le jardinier se croit coupable d’une sorte desacrilège, d’un attentat amoureux enversMme d’Étioles. Il n’oserait au soleil soutenir sonregard et il la baise et la caresse en pensée ! Ah ! sila terre, la confidente de ses espoirs, voulait le sauver !S’il pouvait, dans les sillons refroidis, semer les gouttes de sonsang pour y faire éclore son délire en fleurs plus rouges quel’œillet, plus charnelles que la grenade ! Mais la terre estsourde, et la terre boirait le sang et ne rendrait pas la paix aucœur de Jasmin !

– Il faut pourtant se faire une raison,dit le fleuriste.

Mais le peut-il ? Il mourrait s’il devaitne plus revoir Mme d’Étioles. Il vit avec lasecrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la forêt passedevant ses yeux : il sent toujours le regard changeant de lanoble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main,quand il l’a relevée. Plusieurs fois en une course haletante àtravers le pays Jasmin est retourné au pied de l’arbre sous lequelil a déposé la fée : il s’y assied, écoute le murmure desfeuilles et pour mieux revoir baisse les paupières. Un matin il acru aller jusqu’à Étioles. Il a résisté, mais la lutte a été siforte qu’il était brisé comme s’il avait déraciné un chêne. Et puisà Étioles il eût rencontré Martine !

 

Martine !

 

Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Ilsonge à la jolie soubrette. Elle l’aime, elle. Martine est douce,elle est bonne. Elle serait la compagne désirable, l’amie sûre etcomplaisante. Brave petit cœur ! Quand Martine lève les yeuxvers Jasmin, que d’amour humble et dévoué il y découvre ! Sila pauvrette savait le tourment qui ravage son promis !

– Ça la ferait mourir !

Et dans une prière fervente, pleine detendresse, interrompue par des sanglots, Jasmin supplie Martine,l’amoureuse de son enfance et de sa jeunesse d’exorciser l’intruseet de reprendre dans son cœur la place qu’elle occupait seule. Illa supplie, se jette en pensée à ses genoux, et cherche la couléebalsamique et lénifiante des regards de la villageoise.

Tout à coup il se lève, ricane :

– Martine n’y peut rien !

 

Mais il essaya cependant de puiser au fond desa nature une de ces forces qui permettent à certains de maîtriserleur passion. Il chérissait les roses sans qu’elles lui parlassent,il adorait les astres sans pouvoir en approcher. À celle quiimposait au fond de lui son image ne pouvait-il consacrer pareilamour ? Ne pouvait-il, pour la paix de son âme, en faire uneétoile, une fleur éternelle, une reine sacrée ? Il luienverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux oùelle verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait desguirlandes de Bengale ainsi qu’à une statue. Il irait la revoir, ilirait près d’elle, en humble, car il fallait qu’il la revît !Mais Dieu ! il tuerait sa folie !

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