Le Jardinier de la Pompadour

XIII

Cette année-là, en 1755, un jeune domestiquenommé Valère Loriot fut admis au château de Bellevue. Il avaitquatorze ans, venait de Lille en Flandre et paraissait garder dansses yeux le bleu du ciel des carillons. François Boucher le trouvajoli : « Il semble, dit-il, que Valère a assisté à lanaissance de Vénus. » Il le peignit nu, empoignant destourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec uncarquois au dos et le cothurne au pied.

Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte,Buguet, et tous accueillirent avec joie ce blondin qui restaitgracieux même auprès des statues. La Pompadour l’employa à tenirson parasol ouvert ou la traîne de sa robe.

Quand les maîtres n’étaient point là, Valère,suivant une habitude prise aux canaux de Flandre, gagnait quelquebassin du parc, se déshabillait et se jetait à l’eau. Il était pâlesous la nappe fluide, mais dès qu’il en sortait il avait l’air d’unAdonis éclairé par l’aurore.

Souvent pour amuser l’enfant, quelquedomestique donnait l’élan à un jet qui débouchait du tuyau avec desbruits de pétard. Valère y sautait, s’éclaboussait, s’enivrait defraîcheur, se faisait fouetter, une main protectrice au basventre.

Il aimait aussi s’ébattre dans une fontaineombragée de vignes vierges, au fond d’un cabinet de treillage. Làjaillissaient des bouillons de six pieds de chaque côté d’un petitgradin dont l’onde formait en retombant une nappe circulaire. Auxflancs du gradin montaient des chandeliers d’eau avec trois masquescracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un refuge humide, pleinde murmures et de sanglots, où la lumière coulait avec des douceursfuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la lueur dorée desvignes vierges. Valère présentait les épaules, le ventre, lestétons aux cierges hydrauliques ; ils le baisaient, lecaressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttesétincelantes.

Ravi par ces blandices, Valère passait la mainsur la nappe d’eau pour la flatter, essayait de rendre leurscajoleries aux claires chandelles, les entourait de ses bras, lesfrôlait de son haleine.

Une fois qu’il s’essayait à ce jeu il entenditun bruit et s’étant retourné il vit Agathon Piedfin embusquéderrière le treillage. Rieur, l’enfant envoya un paquet qui inondales habits du curieux.

– Va te sécher au fourneau !s’écria-t-il.

Valère découvrit autour d’un autre bassindiverses machines hydrauliques très à la mode dans les jardinsroyaux. L’une présentait plusieurs oiseaux : ils chantaientquand une chouette se retournait vers eux et cessaient leur ramagedès qu’elle leur montrait la queue. Autour du bord, suspendus surde minces jets, tournaient des globes argentés qui retombaient enun entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient sur uneaigrette de perles.

Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fitchanter les oiseaux mécaniques, enleva les boules argentées,s’amusant de les voir retomber dans le bassin où lui-même plongeaitjusqu’au haut des cuisses et où, surnageant, elles venaient lefrôler.

Valère surprit encore Piedfin. Il était tapiderrière la machine.

– Agathon ! s’écria l’enfant,viens-tu jouer aux boules ?

Il sortit de l’eau, une balle dans chaquemain : il les levait, formant des anses à la jolie amphore dechair blonde et rose qu’il figurait.

Agathon devint écarlate. Son corps tremblait.La gorge oppressée, il balbutia :

– Je cherche comment on fait chanter lesoiseaux.

Il regardait à droite et à gauche, comme pours’assurer que personne ne venait.

Jasmin parut au bout de l’allée. Alors Agathons’enfuit en criant :

– Jésus ! Maria ! Jésus !Maria !

Valère le poursuivit en jetant des mottes deterre. Quand ils arrivèrent près de Buguet, celui-ci se prit àrire.

– En voilà une tenue ! s’écria-t-il.Va te rhabiller, morveux ! Et ne recommence plus !

Puis il regarda Piedfin :

– Eh bien, Agathon, tu trembles. Ondirait que tu viens d’échapper à un grand malheur ! Tu ne peuxdonc plus courir ? C’est-y la fumée des fricots quit’affaiblit ?

– Non, ce petit drôle m’a fait peur en mevoulant atteindre avec des pierres !

– Veux-tu que je lui tire lesoreilles ?

– Non ! Non ! Non !s’écria Piedfin implorant.

La remontrance de Buguet ne produisit aucuneffet. Valère devint plus impudique. Au lieu de se rhabiller dansle parc il rentra nu à sa chambre, qui se trouvait près de cellesde Buguet et d’Agathon.

– Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis queje l’ai aperçu ainsi, le cœur me fond quand il me regarde.

– Il est si jeune !répliqua-t-on.

– Peuh !

Elle eut l’occasion de constater que Valère,au moindre contact, devenait homme. Comme il rentrait en Adam, ilrencontra une chèvre attachée à la grille de la cour. Badinant illa prit par les cornes et se mit à califourchon dessus, dans uneattitude de Bacchus. Il caressa la bête au col, se frotta à sonpoil. Elle baissait la tête, se débattait. Finalement la chèvredésarçonna son cavalier : il se releva riant, gambada,barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme Priape, le dieudes jardins.

– Je ne le dirai point aux amies, sepromit Flipotte.

Valère regagna sa mansarde. Il y entrachantant. Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. Lagaillarde était dans la chambre de Martine.

– Qu’il chante bien !

Le refrain cessa brusquement et on entenditValère crier :

– Allons, Piedfin ! Laisse-moim’essuyer ! Tu es fou ! Ô le laid !Lâche-moi !

– Que fait-il ? dit Flipotte enfronçant les sourcils.

Soudain Valère hurla :

– Le sale homme !

Flipotte et Martine accoururent.

– Bouc ! s’écria Martine enapercevant Piedfin.

Flipotte s’élança vers le jeune Valère etl’attira contre elle :

– Pauvre petit !

Valère ouvrait de grands yeux bleus. Ilregarda Flipotte en souriant.

Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches,releva le nez et siffla aux commères :

– Je ne lui faisais rien ! Peut-onpas être de bons amis ! Dieu défend-il de s’embrasser entrehommes ? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas. Etd’ailleurs est-ce que je m’occupe de vous quand vous chuchotez àdeux dans le grenier comme des pies borgnesses ?

– Ah ! tu nous crois des gueuses deton espèce ! répliqua Flipotte. Je vais te servir, défroqué,quelques giroflées à cinq feuilles !

– Effrontée ! Tu paieras ces menacesen enfer !

– C’est toi qui iras chez le diable pourt’achever, mal cuit !

Valère écoutait abasourdi. La figuredécomposée du marmiton lui fit peur. Il se frottait à Flipotte, cequi augmenta la rage de Piedfin.

– Cloaques d’infection, lança-t-il auxfemmes, puantes bêtes, pots fêlés, serves de Belzébuth, bourbiersd’immondices, avec le fard dont vous frottez vos figures pourattirer les mâles, pareilles à des écrevisses, vous allez àreculons dans la voie du ciel ! C’est ce qu’un prédicateur m’adit !

– Ce prêcheur doit être laid commetoi ! interrompit Flipotte.

– Il avait raison de vous honnir, ô vousles viandes pourries que le démon offrît à saint Antoine et surlesquelles ce saint cracha !

– C’était un bougre de tasorte !

– Ferme ta bouche, créature, dit Agathondevenu vert, et ne te sers pas pour blasphémer de la langue queDieu t’accorda pour la prière !

Flipotte se mit à rire :

– Il a une araignée dans sa vieilletonsure.

Elle embrassa Valère d’un air qu’elle essayade rendre maternel. Alors Agathon vociféra rauque defureur :

– Débauchées ! Que le diable vousperfore !

Martine s’élança vers le drôle,menaçante :

– Que me reproches-tu, enfin ?

– Comme toutes les femmes (car elles onttoutes sur leur corps un poil de la Reine de Saba !) tu es unecoureuse, une libertine !

Un soufflet interrompit le marmiton.

– Pouah ! fit-il en se jetant enarrière. La main d’une femelle !

Il se retira dans sa chambre, se tenant lajoue comme s’il avait eu mal aux dents.

Flipotte resta avec Valère :

– Je vais rhabiller cet enfant !

Martine rentra chez elle, reprit sa toilette.Mais les deux femmes n’eussent pas été aussi à l’aise si ellesavaient pu voir le défroqué frotter sa joue, la parfumer enmarmottant des choses qui n’étaient pas des litanies :

– Par saint Barnabé, je ferai chasser cesimpies, ces éhontées ! Leur place est chez la Paris, rue deBagneux, où elles recevront d’abondantes visites et où leur vertuse mesurera au cordon d’Angleterre ! Mais leur présence iciest comme l’ombre de Satan ! Hors d’ici, les vipères, horsd’ici, les diablesses !

Il se mit un peu de poudre :

– Hé ! hé ! Doux Jésus !Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je connais le fond de soncœur, que je sais qui il aime et ce qui le tourmente ! L’hommeest faible et stupide. Hé ! Hé ! Au lieu de laisser sonâme s’épanouir à la grâce de Dieu, s’emmouracher d’une marquise,d’une maîtresse de roi ! Ce fleuriste est vraiment digne deporter les reliques !

Agathon ricana :

– Et je sais où il cache une signature deMme de Pompadour sur laquelle il va poser encachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les baisersde paix ! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu’elleperdit en descendant de sa fliguette ! Hé ! Hé !grâce aux saints du paradis et aux conseils de mon ami MamertCornet, j’ouvre son coffret sans clef et je connais la place d’oùl’on peut épier ses simagrées. Hé ! Hé ! je soufflerai lesabbat dans sa vie !

Piedfin roula des yeux troubles :

– Ma conscience est à l’abri ! Je nedois pas souffrir qu’un amoureux deMme de Pompadour vive à proximité du Roi.Ah ! si c’était encore quelque petit-maître, plein de joliesfadeurs ! Mais un rustre qui manie la bêche et laserpette ! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que lajalousie peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal éprisavec pareille frénésie ? Jésus, Marie, j’aime mon maître et jesacrifierais ma propre vie pour la sécurité du Roi.

Agathon continua en souriant :

– D’ailleurs Cornet m’a assuré qu’entoute circonstance je pouvais compter sur lui ; va donc,Piedfin, va donc !

Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringolavers les casseroles, dans lesquelles il se mira en s’ajustant untoquet blanc. Sur la table se trouvaient des andouillettes. Il lescompta avec l’allure d’un sacristain qui range des chandelles.

 

Quelques jours plus tard le défroqué préparaitdans la cuisine une liqueur à son usage. À cet effet, il avaitcueilli des œillets rouges et en coupait la partie herbeuse. Deuxcruches de grès pleines d’eau-de-vie s’alignaient sur un dressoir àcôté de lui, avec du sucre royal, de la cannelle fine, du macis, dela coriandre et des clous de girofle.

Buguet vint chercher du vin blanc.

– Ah ! te voilà, Piedfin ! Tuprépares une chose qui sent bon !

– C’est du rossoli.

– Elle est bonne, ta drogue ?

– Le rossoli fortifie le cœur, ranime lamémoire, préserve de la malignité en temps de peste.

Agathon coupait avec vivacité les œilletscomme s’il eût ressenti du plaisir à plonger un couteau dans unechair quelconque :

– Assieds-toi, dit-il à Jasmin.

Buguet s’installa. Le défroqué sortit de sapoche un petit calendrier au chiffre de la Pompadour :

– Il est de l’an dernier.Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sapoitrine. Le veux-tu ?

Jasmin saisit le calendrier, puis ilhésita :

– Je ne sais pas si je doisl’accepter.

– Oh ! les choses qui appartiennentà notre maîtresse sont un peu à nous.

– Pourquoi me fais-tu des cadeaux ?Tu as eu avec Martine l’autre jour une querelle qui doit…

– Mince affaire ! Histoire defemmes ! Colères de femmes !

– Tu les détestes toujours ?

– Comme toutes les choses qu’on peutavoir aisément.

– Tu n’es guère aimable !

– Hé ! Hé ! Les laquais quiprennent le droit le porter la montre d’or, de se poudrer, decourir en chenille comme leur maître, séduisent avec aisance lesplus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson d’amour àleur oreille et de les inviter à quelque promenade dans unedésobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nousl’accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser lafigure et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela !J’ai pardonné à Martine. Jésus n’a-t-il point dit : « sil’on te frappe sur une joue, offre l’autre ! » Garde lecalendrier, et pour te prouver que je ne t’en veux point je vaist’offrir quelques autres objets qui ont appartenu à notremaîtresse. Oh ! de petites pertintailles sans valeur, maiselles feront plaisir à Martine.

– Pourquoi me donner tout cela ?

– Cela me rappellera l’époque où j’étaisau couvent. Nous échangions souvent de minces bagatelles entrefrères et cela rendait plus profondes nos liaisons.

– Tu as l’air de t’être plu au monastère.Pourquoi l’as-tu donc quitté ?

Comme toujours Piedfin répondit :

– C’est un mystère.

Et yeux baissés, lèvres closes, il pritl’attitude d’un saint François d’Assises qu’il avait vu sculpté enbois et qu’il aimait à imiter.

– Viens ! dit-il brusquement.

Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Lelit ressemblait à la couche d’un moine. À la muraille pendaient desrameaux, un bénitier, de petits miroirs, l’image d’un saintSébastien au torse nu, à l’œil pâmé.

– Voici, dit Agathon.

Il sortit d’un tiroir une boucle decorset :

– Elle a servi trois fois.

Puis ce fut une navette à frivolité, un pot àoille, une houpette, un gland d’argent :

– Ce gland provient du costume de Vestaleque portait Mme de Pompadour dans Baucis.C’est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de diable.

Jasmin prit les riens que lui offrait lecuisinier et les porta au coffret qu’il fermait avec soin et oùMartine elle-même ne pouvait jeter le moindre regard. Il baisa tousles objets comme il le faisait d’habitude, il sourit au soulier àtalon violet, au gant de chevrotin, et rangea près d’eux lescadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et descendit au parc sansvoir Agathon qui, retourné à la cuisine, s’y trouvait seul etdansait en faisant des signes de croix.

Quelques jours après le Roi vint avecMme de Pompadour. Le ciel d’août dorait lescimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient. LaSeine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt às’endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet setrouvait du voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portaitdes gants de vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul lereconnut.

– Le Roi est triste, dit un cocher quiavait conduit le carrosse du monarque. Dans chaque village il ademandé combien on avait depuis un mois creusé de tombes neuves. Ila peur de mourir.

– Dame, fit Agathon, à chacun son tourd’aller au ciel, au purgatoire ou en enfer ! Mais le Roiest-il préoccupé de ces idées ?

– Sa Majesté prédit que les mânes deRavaillac se réveilleraient un jour et qu’elle mourrait comme HenriIV !

– Ceci est grave et il faut qu’on prennedes précautions, reprit Agathon.

– Est-ce que le Roi s’est fait direl’avenir ? demanda quelqu’un.

– C’est notre maîtresse qui va chez latireuse de cartes avec une verrue postiche et un faux nez, répliquaFlipotte !

On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner lesbêtes : le sapajou attaché par une chaîne d’acier à sa boulebrillante, les perroquets verts et rouges avec lesquels sedisputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares queMme de Pompadour fit peindre par Oudry,perchés sur un cerisier. Agathon Piedfin disparut avec MamertCornet du côté des goulettes. Ils parlaient mystérieusement et lemarmiton désigna de loin au piqueur de cerfs certaines places surles toits des communs du château.

 

Trois mois plus tard, vers la fin d’octobrel’intendant des domestiques, Collin, vint trouver Buguet et lui ditd’un air ennuyé :

– J’ai une fâcheuse nouvelle à vousapprendre.

– Laquelle ?

– Le Roi vous ordonne de quitter lechâteau avec Martine.

– Quitter le château ?

Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent.Il dut s’appuyer à un orme.

– Oui, dit l’intendant. Et cela dans lesdeux jours. Sa Majesté s’apprête à venir et elle ne veut plus vousvoir ici.

– Mais, s’écria Jasmin, le Roi n’est-ilpoint satisfait de mon zèle ?

– Oui !

– Je me lève avant le soleil !

– C’est vrai.

– Que puis-je faire de plus ?

– Il ne s’agit pas de cela, murmural’intendant.

– Ah ! si je pouvais sacrifier mesnuits, me passer de sommeil et travailler toujours. Mais depuis queje suis ici je n’ai pas pris le temps d’aller revoir ma mère.

– Mon pauvre ami, ceci importe peu auRoi. Ce que j’ai à vous dire est difficile. Je sais combien vousêtes courageux et bon jardinier. Mais vous avez la tête folle, uncaractère léger !

– La tête folle !

– Oui. Il est dans votre chambre uncoffret et dans ce coffret, que vous croyez fermé à tous, setrouvent vingt objets que vous aller baiser.

Jasmin sursauta :

– Qui l’a vu ?

– Oh ! Ne niez pas. Vous avez étédénoncé. À la cour il faut craindre les envieux et se défier de sonombre ! Il y a des gens qui savent prendre la couleur desmurailles pour épier et qui voient à travers tout. On m’a faitmonter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens deconfisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à voslèvres : ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot àoille, j’ai tout reconnu.

Jasmin était atterré.

– Un homme amoureux de votre façon peut,à ce qu’il fût expliqué à la police du Roi, devenir jaloux etdangereux. Le Roi redoute les gens dont il n’est pas sûr.

Buguet se prit la tête dans lesmains :

– Ah ! hurla-t-il. Quel démon estentré dans ma vie ! Mais vous me rendez fou !

L’intendant s’apitoya :

– Oui, c’est bien malheureux.

– Martine se jettera aux pieds de laMarquise ! Elle lui dira la religion que j’ai pour sapersonne, et comme je suis inoffensif ! Elle lui dira que toutmon bonheur est de tailler ses arbres et faire pousser sesfleurs.

Collin haussa les épaules :

– Martine ne sera point entendue et nereverra pas Mme la Marquise. Ici on n’enfreint pasles ordres. Ils sont formels. J’ai même mission de veiller à ce quevous ne séjourniez pas dans ce pays ni l’un ni l’autre.

– Malheureux que nous sommes !soupira sourdement Jasmin.

Il s’en fut affolé au fond d’un bosquet et làil pleura longtemps au milieu des feuilles mortes quitombaient.

– Pauvre garçon ! se ditl’intendant. Il n’a pas même demandé en sa candeur le nom dutraître.

 

Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis deMartine, dans sa chambre. Le crépuscule éclairait tout d’une lueurgrise. Derrière les arbres mi-dépouillés une barre cuivrées’allongeait au ciel triste. Des corbeaux qui avaient été picorerdans la plaine de Billancourt regagnaient les bois de Meudon.

– Martine, dit doucement Buguet enretenant avec peine un sanglot.

– Jasmin ?

– Sais-tu, Martine, ce qui estarrivé ?

– Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin estvenu me le dire. Il avait l’air navré, le brave garçon !

– Il t’a dit que nous étionschassés ?

– Oui.

– Que tu ne pourrais revoir laMarquise ?

– Oui.

– Que nous devions nous éloigner tout desuite ?

– Oui, Jasmin.

Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur lelit.

– Pauvre Martine, murmura-t-il.

Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressasur son cœur.

– Mon pauvre Jasmin, répliqua lasoubrette.

Jasmin regarda par la lucarne le jardin désertoù la nuit commençait à descendre. Le fleuriste poussait deprofonds soupirs. Il s’approcha de sa femme et d’une voixtremblante :

– Tu sais pourquoi ?

Martine baissa les yeux et murmura :

– Je le sais.

– Dieu !

– Oui, Piedfin me l’a rapporté. Mais necrains rien. Il m’a affirmé que lui seul le savait parmi les gens,par un hasard divin, a-t-il ajouté.

– Alors pourquoi t’avoir fait cettepeine, c’est lâche ! Mais toi ! Ô Martine, Martine, tudois me maudire !

– Non, Jasmin.

– Et tu ne me chasses pas, toiaussi !

– Je voudrais te reprendre entièrement,au contraire !

– Martine !

– Il y a longtemps que je savaistout.

– Tu dis ?

– Depuis le premier jour, celui desvendanges, après la rencontre dans la forêt de Sénart, j’ai devinéqu’elle t’avait pris.

– Ah ! Ce n’est paspossible !

– Oui, Jasmin.

Buguet avait le vertige comme si un abîmes’était creusé sous ses pieds.

– Et tu voulus de moi ?s’écria-t-il.

– Je t’aimais tant ! dit Martinedoucement.

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