Le Jardinier de la Pompadour

VI

Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva aufaîte du chemin qui descend vers Étioles. Le village en ce joli mais’étageait dans un vaste entonnoir de verdure ; de la neigepourprée des pommiers tardifs émergeaient les toits cabossés deschaumières et le clocher, qui prenait un ton de vieil ivoire. Descommères, jupes retroussées, apportaient de la navette aux tarinsdes cages sous les gouttières, ou posaient les rouets à leur seuilpour filer au bon air.

Buguet était parti très tôt avec sa carriolepleine de fleurs alignées dans des bourriches et des pots ;son attelage battait neuf comme le soleil printanier qui faisaitbriller les essieux. La voiture peinte en vert sortait pour lapremière fois et le cheval blanc trottinait gaiement.

Ce n’était point sans peine que le garçon setrouvait maître de cet attelage ! Sa mère ne voulait pas d’unachat aussi considérable. Pour la première fois une querelle avaitéclaté dans la demeure du jardinier.

– Ah ! s’écria la Buguet, retiens ceque je dis : ce sera le commencement de tes malheurs. Que tuépouses Martine et en fasses une bonne ménagère, soit ! Maisacheter une voiture pour l’aller voir, elle et sa damnée maîtresse,qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus bellesfleurs, c’est une folie que Dieu te fera payer cher !

– Je suis maître des écus que je gagne,ma mère, répondit Jasmin, la gorge serrée, et libre de les dépensercomme il me plaît. Foin des avares qui entassent pièce surpièce ! Je suis jeune et veux vivre et voir du pays comme celaconvient à mon goût. Ce n’est point à mon père que tu eusses oséreprocher une seule de ses fantaisies !

– Il était toqué comme toi !

Le fils tint bon. Il acheta une voiture chezun carrossier réputé de Melun, à l’enseigne du Panneaud’or.

 

À l’entrée d’Étioles, Jasmin aperçut lestoitures du château, au-dessus des taillis du parc où les hêtres etles ormes éveillaient un crépitement de flammes vertes. Iltressauta. Les sentiments qui se bousculaient depuis plusieurs moisdans son cœur s’agitèrent, ainsi que les rameaux quand le zéphirsouffle. Il songea que sa promise, derrière ces futaies, chaquematin écartait les courtines soyeuses du lit de la maîtresse.Souvent le premier regard de la châtelaine s’adressait à l’humbleservante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs. C’étaitMartine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la grandedame le fin bas ; elle nouait la jarretière et tendait ladouillette mule de satin. Puis Mme d’Étioles sedressait toute blanche et rose, couverte de guipûres.

Jasmin descendit dans le village. Les arbresbalançant leurs ombres au milieu du chemin posaient sur les épaulesdu jardinier des dentelles de lumière. Il longea le mur du parc,arriva à la porte cochère, où il heurta avec le lourd marteau defer. Le cadran bleu de la petite ferme qui se trouvait vis-à-vis del’entrée marquait onze heures.

Un jeune domestique ouvrit.

– J’ai nom Buguet, dit Jasmin, etj’apporte des fleurs à Mme d’Étioles. Mandez cela àMartine Bécot.

Le garçon disparut et revint avec lachambrière. Elle embrassa Jasmin aux deux joues, puis s’extasia surla carriole et le cheval. Elle pirouetta gaiement et partit encriant :

– Ne déballe pas ! Je vais prévenirMadame ! Je veux qu’elle voie comme c’est joli !

Jasmin se sentit un frisson à l’échine. Ducoup ses fleurs lui parurent ternes. Volontiers il eût fait flamberles rouges de ses tulipes d’une mesure de sang tirée de sesveines ; il eût sacrifié ses écus pour que les jaunesdevinssent d’un or pur, il eût donné son âme afin de rendre pluscandides les blancs des jacinthes.

Martine réapparut.

– Viens !

Prenant le cheval par la bride, elle le fitavancer.

Ils pénétrèrent dans l’enceinte. Jasmin vit lechâteau à gauche. Des deux côtés d’un corps de logis à frontontriangulaire s’alignaient quatre fenêtres au rez-de-chaussée etquatre à l’étage : elles trouaient symétriquement les mursblancs sous un grand toit de tuiles rousses. Deux ailes partaient àangle droit, de chaque extrémité de cette large façade, dont ellesconservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de quatrefenêtres : elles se terminaient par des tourelles rondessurmontées de poivrières en ardoises bleues.

Ces bâtiments entouraient une grande courdevant laquelle se développaient deux pelouses ; une longuegrille en fer, allant d’une muraille à l’autre, fermait le toutavec une porte de ferronnerie portant un blason doré.

Martine ouvrit cette porte et conduisit lacarriole devant le perron.

Mme d’Étioles apparut dans undéshabillé de linon blanc tout fanfreluché de dentelles et noué derubans vert tendre ; elle ressemblait à un bouquet de muguets.Elle sourit sous la poudre de sa coiffure :

– Les jolies fleurs ! Elles viennentà point pour qu’on ne pille pas mes plates-bandes. Jasmin, mon ami,vous arrivez toujours à propos !

Le jardinier baissa la tête. Il faillit sejeter aux pieds de Mme d’Étioles.

– Savez-vous garnir les corbeilles ?demanda-t-elle.

– C’est mon métier, Madame !

– Apportez vos fleurs par ici etmettez-vous à l’ouvrage ! Aide-le, Martine !

Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolisfardeaux où les corolles multicolores se mêlaient aux calicessatinés, aux thyrses rigides ou légers et se reflétaient sur leursvisages ; ils les déposèrent dans le grand vestibule oùpendait une lanterne soutenue par des amours rieurs qui émergeaientd’ornements d’argent.

Jasmin n’osait lever les yeux. Il sentait lamarquise près de lui comme on devine le voisinage d’un buissond’aubépines.

Quand la charrette fut vide, Buguet laconduisit sous un abri, en dehors de l’enclos et il donna lui-mêmele picotin à « Blanchon ». Puis il retourna auprès descorbeilles. Martine les avait disposées sur la table d’un grandsalon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures d’or,était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous lesarbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, desmascarades en loups noirs gagnant des nacelles.

Lorsque Mme d’Étioles, quiétait sortie, réapparut, elle fit à Buguet l’effet d’un personnagede ces représentations galantes. Elle portait une coupe en céladonà monstres verts.

– Garnissez-la de muguets !

Elle déposa l’objet précieux et partit.

Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d’unemousse cueillie le matin dans les bois de Saint-Port. Puis,tremblant autant que ses muguets, il les disposa avec grâce.

Alors il se recula :

– Crois-tu, Martine, que ce bouquetplaise à ta maîtresse ?

– Je vais le lui porter.

Jasmin hésitait.

– Attends !

Il saisit une branche de lierre et la fitserpenter parmi les clochettes blanches.

– C’est plus joli !

Lorsque Martine revint :

– Réjouis-toi, dit-elle. C’est lapremière fois que cette coupe est garnie au goût de Madame. Elleaurait plaisir à ce que le Roi pût la voir dans toute safraîcheur !

– Le Roi, murmura Jasmin.

– Oui, le Roi, déclara Martine. Mais ilne la verra pas. Il fait bombarder des villes. Il est en Flandre.Il écrit souvent à Mme d’Étioles des lettrescachetées qui portent pour devise : discret etfidèle.

– Discret et fidèle !

– Tu ne comprends donc pas queMme d’Étioles est devenue la bonne amie duRoi ?

Jasmin lâcha une tulipe dont il tenaitdélicatement la tige.

– Tu dois en être fière,Martine ?

– Oh ! oui. Et puis mon boursicots’arrondit. Annonce-le à marraine pour la dérider.

Elle continua :

– Madame répond aux lettres et s’enfermedes heures entières dans son boudoir.

– Elle est seule ?

– Avec l’abbé de Bernis, un poète,déclara Martine en souriant. Aujourd’hui nous avons aussiM. de Gontaut.

– Ah !… EtM. d’Étioles ?

Martine éclata de rire.

– On l’a exilé ! Il fait, enProvence, la tournée des fermiers généraux. C’est une figure quiest mieux, vue de loin. Tiens, regarde !

La camériste prit derrière le clavecin unportrait à l’huile encadré d’or ; Jasmin y vit un seigneurmaigre, à la face jaune et prématurément ridée sous sa perruque. Ilportait un jabot de dentelle qui retombait sur son gilet de satinabricot, un habit « gorge de pigeon » et une culotte depanne verte.

– Qu’il est laid ! fit Jasmin.

Martine remisa l’effigie en riant.

– Le Roi est un bel homme, dit-elle. Etil aime Mme d’Étioles à la folie. Il la comble decadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies d’oiseaux et dontles barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes fleurs etton présent se mêle à ceux du Roi.

Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètesfiertés, excitèrent sa joie de glisser des fleurs parmi lesporcelaines. Il fourra des jonquilles en des vases d’un bleucéleste disposé autour d’un magot : elles nimbèrent lastatuette accroupie d’un éclat de soleil. Des pots blancs portéssur des éléphants reçurent des bassinets d’or.

Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons debigarreaux jetait des reflets au clavecin, à l’écran laqué, auxpetites tables vernies en aventurine. La soubrette se mirait dansles glaces des trumeaux : elle y souriait, et ressentait unvif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui prenait desfleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal.

Mme d’Étioles revint. Elles’amusa du contraste que son arrivée produisit chez les jeunesgens. Martine rayonnait. Jasmin n’osait lever les yeux :peut-être craignait-il que la grande dame n’y pût voir passer sapropre image.

– Buguet, vous êtes un parfait jardinier,dit-elle. Vous méritez mieux que de travailler pour les petitesgens de Melun. Je songerai à vous. En attendant faites pour moi, sivous le pouvez, éclore les roses en avril !

Mme d’Étioles rit d’un rireperlé qui s’égrena dans le cœur de Jasmin. Elle recommanda àMartine :

– Que le fleuriste soit bientraité !

Martine conduisit Buguet aux cuisines. Lechef, en débrochant des poulets de grain, veillait à ce qu’unplumeur d’oie ne gâtât la parure d’un paon qui gisait sur letablier du rustre, les pattes raidies, l’aigrette penchée, affalédans son royal manteau où brillaient mille yeux d’orgueil quen’avait pu ternir la mort.

– C’est dommage, dit Jasmin, de tuer sibel oiseau.

– Le dommage est qu’il sera dur, réponditle cuisinier ; grâce au printemps précoce de cette année lepaon s’est déjà accouplé. Ça rend la chair coriace.

L’heure du repas des valets sonna. Martineinstalla Jasmin près d’elle à table. Les laquais, les marmitonss’assirent. Parmi ces derniers se trouvait, vis-à-vis de Martine,un grand maigre, aux yeux vagues et gris, qui tenait les paupièresbaissées et fit un grand signe de croix. Il avait une figure raseet pâle de vicaire pauvre ; derrière son bonnet blanc decuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme dequeue de canard.

– Un amoureux, dit Martine en ledésignant à Jasmin. Il est encoqueluché de moi.

Le bonhomme protesta doucement en joignant lesmains comme pour la prière.

– Jarnigoi ! Défroqué du diable, pasde grimace ! s’écria le chef en riant.

– Défroqué ? interrogea Jasmin.

– Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, quevoilà, porta la tonsure et prépara la cuisine chez les Prémontrés.Aujourd’hui il est le galant marmiton. Il m’a cueilli cebouquet.

Devant l’assiette de Martine plongeaient dansun verre des pensées, des jonquilles, des marguerites tressées enune sorte de palme telle qu’on en voit sur les reposoirs.

– C’est d’un très joli arrangement, ditBuguet.

– Oh ! fit Agathon avec la moue d’unconfesseur indulgent.

– Et vous m’avez l’air d’un rival fortdangereux, continua le jardinier.

– Je n’ai qu’un amour, déclaraonctueusement Agathon Piedfin, c’est celui de la très Sainte ViergeMarie.

– En ce cas, lui jeta le chef, pourquoias-tu remis l’autre jour à Martine un bouquet avec le billet où tuavais griffonné des vers ? Et des vers composés par le roilui-même pour Mme d’Étioles et que tu copias entripotant des papiers qui ne te regardaient point ! Car cen’est pas dans le catéchisme du diocèse que tu les astrouvés !

Agathon baissa vers son assiette son nezpointu.

– Quel est ce poème ? demandaJasmin.

Martine imitant l’accent deMme d’Étioles récita :

Non, rien n’est si beau que Zémire.

Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait ;

Dans tous les yeux j’ai le plaisir de lire

Que chacun applaudit au beau choix que j’ai fait.

Ce méchant quatrain commis par Louis XV futcouronné dans la cuisine d’un murmure flatteur. Le chef but à lachambrière de Zémire, à son amant et au marmiton qui soupirait.Agathon leva son verre d’une main tremblante.

Après le repas Martine fit signe à Jasmin dela suivre.

– Madame est à table avec le duc deGontaut, l’abbé de Bernis, M. Jeliotte, son maître de chant,et M. Guibaudet, son maître de danse, dit-elle.

Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilettede sa maîtresse. Des miroirs étaient pendus dans tous les coins.Sur la table se trouvaient un coffret-flaconnier en galuchat, untampon à fard, un pilon à parfums, le soufflet à poudre, qui avaitl’air d’une grande chenille rouge dans une boîte en carton, uncouteau à gratter.

– Que d’objets ! dit Jasmin.

Les vases, les porcelaines, les pots avaientdes teintes d’œufs de rossignol et de canard. Des rubans jetésfaisaient songer à des auricules. Près de la porte pendait unepoupée vêtue en religieuse avec trois mouches sur sa joue tropfardée.

– C’est àMlle Alexandrine, la fille deMme d’Étioles, dit Martine.

À côté du cabinet s’ouvrait la garde-robes.Des vêtements étaient suspendus à des patères, s’alignaient dansune armoire, reposaient sur les porte-manteaux. Leur aspect était àla fois riche et printanier : couleurs fortunées de fraises,de pourpres orangés, de lilas ivoirins, de verts d’eau, avec desbroderies, des lamés, des dentelles. Certaines robes s’étalaientcomme des trophées, tous plis éployés. L’une d’elles fit tressauterJasmin.

– C’est la robe queMme d’Étioles portait dans la forêt de Sénart,s’écria-t-il étourdiment.

– Oui dà ! fit Martine piquée etrougissante. Tu as bonne mémoire. Mais ne tremble pas. Personne neviendra nous surprendre.

Le jardinier vit sur l’étoffe de très légèrestraces en forme de larmes.

– L’eau dont je l’ai aspergée pour laranimer, se dit-il.

Il caressa doucement la robe.

– Martine, il faut être bien belle pourporter ces atours ?

– Nenni, ces affiquets enjolivent mêmeles laides !

Martine ajouta avec une pointe dejalousie :

– Si tu voyaisMme d’Étioles à son réveil ! Elle a les yeuxplus fripés que fripons !… Ah ! Si je m’avisais un jourd’être marquise !

Elle lança à Buguet le regard queMme d’Étioles avait jeté à Louis XV en ôtant sonmasque au bal. Il tressaillit.

– Tiens ! Retourne-toi et reste coi,dit-elle.

Docile Buguet regarda par la fenêtre lespelouses désertes.

– Vois ! s’écria tout à coup lasoubrette.

Rapide comme une baladine qui change decostume dans une farce, Martine avait mis la robe deMme d’Étioles. Elle s’approcha de Jasmin, passa sesbras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu’iln’avait revus qu’en rêve :

– Mon amant, soupira-t-elle, mon cœurlanguissait. Je me mourrais d’ennui loin de toi.

Ah ! le son de cette voix, et lesfraîches blancheurs d’une poitrine jeune, d’un col renversé oùgazouillait le désir, et le frôlement de fines malines sentant labergamote ! Une folie monta au cœur du jardinier. Il pritMartine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et lui déclarason amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans lesyeux, avec des mots candides et tendres que n’avait jamais entendusson amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et auxbadinages des nobles libertins.

Buguet couvrait de baisers les bras deMartine. Il se releva, posa ses lèvres sur sa gorge, caressa sescheveux.

– Si j’étais poudrée aussi, murmura lacamériste.

– Tes cheveux bruns ont la couleur dusillon, le soir quand je laisse la bêche pour regarder le cielau-dessus d’Étioles !

Il pressa la camériste sur sa poitrine.

– Va-t’en, Jasmin ! Tu metroubles.

– Non, Martine, je t’adore !

– Jasmin ! L’heure passe. Onpourrait venir ! Que fais-tu !

Elle se rejeta en arrière :

– Pars ! On vient !

Buguet lâcha les mains qu’il avaitsaisies ; il ramassa son tricorne et gagna l’escalier enchancelant.

 

À la demande d’un jardinier, l’après-midi ils’occupa des parterres. Il dégagea un groseillier sanguin desbranches d’un arbuste tardif qui en dissimulait les grappesfleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux montra une floraisonprintanière que masquaient les ramées de lilas et de roseaux.

De temps en temps Martine arrivait en coup devent, rouge et peut-être honteuse de la scène du cabinet. QuandJasmin était seul elle l’embrassait furtivement sur les deuxjoues.

Une fois ils virent Agathon Piedfin quiprenait l’air. Son grand tablier lui tombait sur les pieds ainsiqu’une soutane. Il appela un pigeon qui vint se poser sur sonépaule et prendre de la salive dans sa bouche.

– Il a apprivoisé cet oiseau, ditMartine. Ça lui rappelle sans doute le Saint-Esprit.

– Oh ! Martine, répliqua Jasmin,embrasse-moi de cette façon !

Ils unirent leurs lèvres.

Le soir venu, Martine fit souper son ami. Onavait allumé les chandelles dans la cuisine. Pour amuser sescompagnons, Piedfin caressait son pigeon sous la queue etl’obligeait ainsi à tourner sur lui même en roucoulant.

Comme la nuit était tombée :

– Pars, il est temps ! dit Martine àJasmin.

Ils s’embrassèrent une dernière fois.

En traversant le parc Buguet entendit des sonsde violon et de basse. À la clarté de la lune et de quelqueslanternes suspendues à des arbres, Mme d’Étiolesdansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à l’anglaise.Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout de sespieds sur l’herbe. Un maître battait la mesure, une pochette d’unemain, un archet de l’autre. Deux musiciens jouaient dans l’ombresous les branches ; un abbé et un seigneur regardaient ladanseuse.

Elle était d’une grâce sans pareille. La luneavait l’air d’inonder d’argent une gerbe de roses. Le visage deMme d’Étioles souriait dans un reflet furtif delumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque doux. Aumoment où Jasmin la vit, Mme d’Étioles leva sesbras dans la lueur nocturne.

– Reprenez, dit M. Guibaudet, lemaître de danse.

Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur laroute qui, par Tigery, Nandy et Saint-Port, mène àBoissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous l’ombre bleue deshauts arbres. Martine et Mme d’Étioles passaientdevant ses yeux, dans la robe rose, l’une avec sa jeunesse verte,l’autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient,se mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en unrayon, leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leursgorges, avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaientsemblables, souples et déliées, sous la pression amoureuse deJasmin ou dans la grâce du menuet.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer