Le Roi s’amuse

SCÈNE III.

 

TRIBOULET, BLANCHE, ensuite DAMEBÉRARDE.

 

TRIBOULET.

Ma fille !

Il la serre sur sa poitrine avec transport.

Oh ! mets tes bras à l’entour de mon cou !

– Sur mon cœur ! – Près de toi, tout rit, rien ne me pèse,

Enfant, je suis heureux et je respire à l’aise !

Il l’a regarde d’un œil enivré.

– Plus belle tous les jours ! – Tu ne manques de rien,

Dis ? – Es-tu bien ici ? – Blanche,embrasse-moi bien !

BLANCHE, dans ses bras.

Comme vous êtes bon, mon père !

TRIBOULET, s’asseyant.

Non, je t’aime,

Voilà tout. N’es-tu pas ma vie et mon sang même ?

Si je ne t’avais point, qu’est-ce que je ferais,

Mon Dieu !

BLANCHE, lui posant la main sur le front.

Vous soupirez : quelques chagrins secrets,

N’est-ce pas ? Dites-les à votre pauvre fille.

Hélas ! je ne sais pas, moi, quelle est ma famille.

TRIBOULET.

Enfant, tu n’en as pas.

BLANCHE.

J’ignore votre nom.

TRIBOULET.

Que t’importe mon nom ?

BLANCHE.

Nos voisins de Chinon,

De la petite ville où je fus élevée,

Me croyaient orpheline avant votre arrivée.

TRIBOULET.

J’aurais dû t’y laisser. C’eût été plus prudent.

Mais je ne pouvais plus vivre ainsi cependant.

J’avais besoin de toi, besoin d’un cœur qui m’aime.

Il la serre de nouveau dans ses bras.

BLANCHE.

Si vous ne voulez pas me parler de  vous-même…

TRIBOULET.

Ne sors jamais !

BLANCHE.

Je suis ici depuis deux mois,

Je suis allée en tout à l’église huit fois.

TRIBOULET.

Bien.

BLANCHE.

Mon bon père, au moins parlez-moi de ma mère !

TRIBOULET.

Oh ! ne réveille pas une pensée amère ;

Ne me rappelle pas qu’autrefois j’ai trouvé,

– Et, si tu n’étais là, je dirais :j’ai rêvé, –

Une femme contraire à la plupart des femmes,

Qui dans ce monde, où rien n’appareille les âmes,

Me voyant seul, infirme, et pauvre, et détesté,

M’aima pour ma misère et ma difformité.

Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle

L’angélique secret de son amour fidèle,

De son amour, passé sur moi comme un éclair,

Rayon du paradis tombé dans mon enfer !

Que la terre, toujours à nous recevoir prête,

Soit légère à ce sein qui reposa ma tête !

– Toi seule m’es restée ! –

Levant les yeux au ciel.

Eh bien ! mon Dieu, merci !

Il pleure et cache son front dans ses mains.

BLANCHE.

Que vous devez souffrir ! vous voir pleurer ainsi,

Non, je ne le veux pas, non, cela me déchire !

TRIBOULET.

Et que dirais-tu donc si tu me voyais rire ?

BLANCHE.

Mon père, qu’avez-vous ? dites-moi votre nom.

Oh ! versez dans mon sein toutes vos peines !

TRIBOULET.

Non.

À quoi bon me nommer ? Je suis ton père.– Écoute :

Hors d’ici, vois-tu bien, peut-être on me redoute,

Qui sait ? l’un me méprise et l’autre me maudit.

Mon nom, qu’en ferais-tu, quand je te l’aurais dit ?

Je veux ici du moins, je veux, en ta présence,

Dans ce seul coin du monde où tout soit innocence,

N’être pour toi qu’un père, un père vénéré,

Quelque chose de saint, d’auguste et de sacré !

BLANCHE.

Mon père !

TRIBOULET, la serrant avec emportement dans ses bras.

Est-il ailleurs un cœur qui me réponde ?

Oh ! je t’aime pour tout ce que je hais au monde !

– Assieds-toi près de moi. Viens, parlons de cela.

Dis, aimes-tu ton père ? Et, puisque nous voilà

Ensemble, et que ta main entre mes mains repose,

Qu’est-ce donc qui nous force à parler d’autre chose ?

Hé fille, ô seul bonheur que le ciel m’ait permis.

D’autres ont des parents, des frères, des amis,

Une femme, un mari, des vassaux, un cortège

D’aïeux et d’alliés, plusieurs enfants, que sais-je ?

Moi, je n’ai que toi seule ! Un autre est riche, – eh bien !

Toi seule es mon trésor et toi seule es mon bien !

Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu’en ton âme !

D’autres ont la jeunesse et l’amour d’une femme,

Ils ont l’orgueil, l’éclat, la grâce et la santé,

Ils sont beaux ; moi, vois-tu, je n’ai que ta beauté !

Chère enfant ! – Ma cité, mon pays, ma famille,

Mon épouse, ma mère, et ma sœur, et ma fille,

Mon bonheur, ma richesse, et mon culte, et ma loi,

Mon univers, c’est toi, toujours toi, rien que toi !

De tout autre côté ma pauvre âme est froissée.

– Oh ! si je te perdais !… –Non, c’est une pensée

Que je ne pourrais pas supporter un moment !

– Souris-moi donc un peu. – Ton sourire est charmant.

Oui, c’est toute ta mère ! – elle était aussi belle.

Tu te passes souvent la main au front comme elle,

Comme pour l’essuyer ; car il faut au cœur pur

Un front tout innocence et des yeux tout azur.

Tu rayonnes pour moi d’une angélique flamme,

À travers ton beau corps mon âme voit ton âme :

Même les yeux fermés, c’est égal, je te vois.

Le jour me vient de toi. Je me voudrais parfois

Aveugle et l’œil voilé d’obscurité profonde,

Afin de n’avoir pas d’autre soleil au monde !

BLANCHE.

Oh ! que je voudrais bien vous rendre heureux !

TRIBOULET.

Qui ? moi ?

Je suis heureux ici ! quand je vous aperçoi,

Ma fille, c’est assez pour que mon cœur se fonde.

Il lui passe la main dans les cheveux en souriant.

Oh ! les beaux cheveux noirs !enfant, vous étiez blonde,

Qui le croirait ?

BLANCHE, prenant un air caressant.

Un jour, avant le couvre-feu,

Je voudrais bien sortir et voir Paris un peu.

TRIBOULET, impétueusement.

Jamais, jamais ! – Ma fille, avec dame Bérarde

Tu n’es jamais sortie, au moins ?

BLANCHE, tremblante.

Non.

TRIBOULET.

Prends-y garde !

BLANCHE.

Je ne vais qu’à l’église.

TRIBOULET, à part.

Ô ciel ! on la verrait,

On la suivrait, peut-être on me l’enlèverait !

La fille d’un bouffon, cela se déshonore,

Et l’on ne fait qu’en rire ! oh !–

Haut.

Je t’en prie encore,

Reste ici renfermée ! Enfant, si tu savais

Comme l’air de Paris aux femmes est mauvais !

Comme les débauchés vont courant par la ville !

Oh ! les seigneurs surtout

Levant les yeux au ciel

Ô Dieu ! dans cet asile,

Fais croître sous tes yeux, préserve  des douleurs

Et du vent orageux qui flétrit d’autres fleurs,

Garde de toute haleine impure, même en rêve,

Pour qu’un malheureux père, à ses heures de trêve

En puisse respirer le parfum abrité,

Cette rose de grâce et de virginité !

Il cache sa tête dans ses mains et pleure.

BLANCHE.

Je ne parlerai plus de sortir ; mais, par grâce,

Ne pleurez pas ainsi !

TRIBOULET.

Non, cela me délasse.

J’ai tant ri l’autre nuit !

Se levant.

Mais c’est trop m’oublier.

Blanche, il est temps d’aller reprendre mon collier.

Adieu.

Le jour baisse.

BLANCHE, l’embrassant.

Reviendrez-vous bientôt, dites ?

TRIBOULET.

Peut-être.

Vois-tu, ma pauvre enfant, je ne suis pas mon maître.

Appelant.

Dame Bérarde !

Une vieille duègne paraît à la porte de la maison.

DAME BÉRARDE.

Quoi, monsieur ?

TRIBOULET.

Lorsque je viens,

Personne ne me voit entrer ?

DAME BÉRARDE.

Je le crois bien,

C’est si désert !

Il est presque nuit. De l’autre côté du mur, dans la rue, paraît le roi, déguisé sous des vêtements simples et de couleur sombre ; il examine la hauteur du mur et la porte, qui est fermée, avec des signes d’impatience et de dépit.

TRIBOULET, tenant Blanche embrassée.

Adieu, ma fille bien-aimée !

À dame Bérarde.

La porte sur le quai, vous la tenez fermée ?

Dame Bérarde fait un signe affirmatif.

Je sais une maison, derrière Saint-Germain,

Plus retirée encor. Je la verrai demain.

BLANCHE.

Mon père, celle-ci me plaît pour la terrasse

D’où l’on voit les jardins.

TRIBOULET.

N’y monte pas, de grâce !

Écoutant.

Marche-t-on pas dehors ?

Il va à la porte de la cour, l’ouvre et regarde avec inquiétude dans la rue. Le roi se cache dans un enfoncement près de la porte, que Triboulet laisse entr’ouverte.

BLANCHE, montrant la terrasse.

Quoi ! ne puis-je le soir

Aller respirer là ?

TRIBOULET, revenant.

Prends garde, on peut t’y voir.

Pendant qu’il a le dos tourné, le roi se glisse dans la cour par la porte entre-baillée et se cache derrière un gros arbre.

Vous, ne mettez jamais de lampe à la fenêtre.

DAME BÉRARDE, joignant les mains.

Et comment voulez-vous qu’un homme ici pénètre ?

Elle se retourne et aperçoit le roi derrière l’arbre. Elle s’interrompt, ébahie. Au moment où elle ouvre la bouche pour crier, le roi lui jette dans la gorgerette une bourse, qu’elle prend, qu’elle pèse dans sa main, et qui la fait taire.

BLANCHE, à Triboulet qui est allé visiter la terrasse avec une lanterne.

Quelles précautions ! mon père,dites-moi,

Mais que craignez-vous donc ?

TRIBOULET.

Rien pour moi, tout pour toi !

Il la serre encore une fois dans ses bras.

Blanche, ma fille, adieu !

Un rayon de la lanterne que tient dame Bérarde éclaire Triboulet et Blanche.

LE ROI, à part, derrière l’arbre.

Triboulet !

Il rit

Comment, diable !

La fille à Triboulet ! l’histoire est impayable !

TRIBOULET.

Au moment de sortir, il revient sur ses pas.

J’y pense, quand tu vas à l’église prier,

Personne ne vous suit ?

Blanche baisse les yeux avec embarras.

DAME BÉRARDE.

Jamais !

TRIBOULET.

Il faut crier

Si l’on vous suivait.

DAME BÉRARDE.

Ah ! j’appellerais main-forte !

TRIBOULET.

Et puis n’ouvrez jamais si l’on frappe à la porte.

DAME BÉRARDE, comme enchérissant sur les précautions de Triboulet.

Quand ce serait le roi !

TRIBOULET.

Surtout si c’est le roi !

Il embrasse encore une fois sa fille, et sort en refermant la porte avec soin.

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