Le Roi s’amuse

SCÈNE V.

 

LE ROI, endormi dans le grenier, SALTABADIL et MAGUELONNE dans la salle basse, BLANCHE dehors.

 

BLANCHE, venant à pas lents dans l’ombre, à la lueur des éclairs. Il tonne à chaque instant.

Une chose terrible ! – Ah ! je perds la raison.

– Il doit passer la nuit dans cette maison même.

– Oh ! je sens que je touche à quelque instant suprême. –

Mon père, pardonnez, vous n’êtes plus ici.

Je vous désobéis d’y revenir ainsi ;

Mais je n’y puis tenir. –

S’approchant de la maison.

Qu’est-ce donc qu’on va faire ?

Comment cela va-t-il finir ? – Moi qui na guère,

Ignorant l’avenir, le monde et les douleurs,

Pauvre fille, vivais cachée avec des fleurs,

Me voir soudain jetée en des choses si sombres ! –

Ma vertu, mon bonheur, hélas ! tout est décombres !

Tout est deuil ! – Dans les cœurs où ses flammes ont lui

L’amour ne laisse donc que ruine après lui ?

De tout cet incendie il reste un peu de cendre.

Il ne m’aime donc plus ! –

Relevant la tête.

Ilme semblait entendre,

Tout à l’heure, à travers ma pensée, un grand bruit

Sur ma tête. Il tonnait, je crois. –L’affreuse nuit !

Il n’est rien qu’une femme au désespoir ne fasse.

Moi qui craignais mon ombre !

Apercevant la lumière de la maison.

Oh ! qu’est-ce qui se passe ?

Elle avance, puis recule.

Tandis que je suis là, Dieu ! j’ai le cœur saisi !

Pourvu qu’on n’aille pas tuer quelqu’un ici !

Maguelonne et Saltabadil se remettent à causer dans la salle voisine.

SALTABADIL.

Quel temps !

MAGUELONNE.

Pluie et tonnerre.

SALTABADIL.

Oui, l’on fait à cette heure

Mauvais ménage au ciel ; l’un gronde et l’autre pleure.

BLANCHE.

Si mon père savait à présent où je suis !

MAGUELONNE.

Mon frère !

BLANCHE, tressaillant.

On a parlé, je crois.

Elle se dirige en tremblant vers la maison, et applique à la fente du mur ses yeux et ses oreilles.

MAGUELONNE.

Mon frère !

SALTABADIL.

Et puis ?

MAGUELONNE.

Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ?

SALTABADIL.

Non.

MAGUELONNE.

Devine.

SALTABADIL.

Au diable !

MAGUELONNE.

Ce jeune homme est de fort bonne mine.

Grand, fier comme Apollo, beau, galant par-dessus.

Il m’aime fort. Il dort comme un enfant Jésus.

Ne le tuons pas.

BLANCHE, qui entend et voit tout.

Ciel !

SALTABADIL, tirant d’un coffre un vieux sac de toile et un pavé, et présentant le sac à Maguelonne d’un air impassible.

Recouds-moi tout de suite

Ce vieux sac.

MAGUELONNE.

Pourquoi donc ?

SALTABADIL.

Pour y mettre au plus vite,

Quand j’aurai dépêché là-haut ton Apollo,

Son cadavre et ce grès, et tout jeter à l’eau.

MAGUELONNE.

Mais…

SALTABADIL.

Ne te mêle pas de cela, Maguelonne.

MAGUELONNE.

Si…

SALTABADIL.

Si l’on t’écoutait, on ne tuerait personne.

Raccommode le sac.

BLANCHE.

Quel est ce couple-ci ?

N’est-ce pas dans l’enfer que je regarde ainsi ?

MAGUELONNE, se mettant à raccommoder le sac.

J’obéis. – Mais causons.

SALTABADIL.

Soit.

MAGUELONNE.

Tu n’as pas de haine

Contre ce cavalier ?

SALTABADIL.

Moi ! C’est un capitaine !

J’aime les gens d’épée, en étant moi-même un.

MAGUELONNE.

Tuer un beau garçon qui n’est pas duco mmun,

Pour un méchant bossu fait comme un S !

SALTABADIL.

En somme,

J’ai reçu d’un bossu pour tuer un bel homme,

Cela m’est fort égal, dix écus tout d’abord ;

J’en aurai dix de plus en livrant l’homme mort.

Livrons. C’est clair.

MAGUELONNE.

Tu peux tuer le petit homme

Quand il va repasser avec toute la somme.

Cela revient au même.

BLANCHE.

Ô mon père !

MAGUELONNE.

Est-ce dit ?

SALTABADIL, regardant Maguelonne en face.

Hein ! pour qui me prends-tu, ma sœur ? suis-je un bandit ?

Suis-je un voleur ? Tuer un client qui me paie !

MAGUELONNE, lui montrant un fagot.

Hé bien ! mets dans le sac ce fagot de futaie.

Dans l’ombre, il le prendra pour son homme.

SALTABADIL.

C’est fort.

Comment veux-tu qu’on prenne un fagot pour un mort ?

C’est immobile, sec, tout d’une pièce,roide,

Cela n’est pas vivant.

BLANCHE.

Que cette pluie est froide !

MAGUELONNE.

Grâce pour lui !

SALTABADIL.

Chansons !

MAGUELONNE.

Mon bon frère !

SALTABADIL.

Plus bas !

Il faut qu’il meure ! Allons,tais-toi.

MAGUELONNE.

Je ne veux pas !

Je l’éveille et le fais évader.

BLANCHE.

Bonne fille !

SALTABADIL.

Et les dix écus d’or ?

MAGUELONNE.

C’est vrai.

SALTABADIL.

Là,sois gentille,

Laisse-moi faire, enfant !

MAGUELONNE.

Non. Je veux le sauver !

Maguelonne se place d’un air déterminé devant l’escalier, pour barrer le passage à son frère. Saltabadil,vaincu par sa résistance, revient sur le devant de la scène et paraît chercher dans son esprit un moyen de tout concilier.

SALTABADIL.

Voyons. – L’autre à minuit viendra me retrouver.

Si d’ici là quelqu’un, un voyageur,n’importe,

Vient nous demander gîte et frappe à notre porte,

Je le prends, je le tue, et puis, au lieu du tien,

Je le mets dans le sac. L’autre n’y verra rien.

Il jouira toujours autant dans la nuit close,

Pourvu qu’il jette à l’eau quelqu’un ou quelque chose.

C’est tout ce que je puis faire pour toi.

MAGUELONNE.

Merci.

Mais qui diable veux-tu qui passe par ici ?

SALTABADIL.

Seul moyen de sauver ton homme.

MAGUELONNE.

À pareille heure !

BLANCHE.

Ô Dieu ! vous me tentez, vous voulez que je meure !

Faut-il que pour l’ingrat je franchisse ce pas ?

Oh ! non, je suis trop jeune ! –Oh ! ne me poussez pas,

Mon Dieu !

Il tonne.

MAGUELONNE.

S’il vient quelqu’un dans une nuit pareille,

Je m’engage à porter la mer dans ma corbeille.

SALTABADIL.

Si personne ne vient, ton beau jeune homme est mort.

BLANCHE, frissonnant.

Horreur ! – Si j’appelais le guet !…Mais non, tout dort,

D’ailleurs cet homme-là dénoncerait mon père.

Je ne veux pas mourir pourtant. J’ai mieux à faire,

J’ai mon père à soigner, à consoler ; et puis

Mourir avant seize ans, c’est affreux !Je ne puis !

Ô Dieu ! sentir le fer entrer dans ma poitrine !

Ah !

Une horloge frappe un coup.

SALTABADIL.

Ma sœur, l’heure sonne à l’horloge voisine.

Deux autres coups.

C’est onze heures trois quarts. Personne avant minuit

Ne viendra. Tu n’entends au dehors aucun bruit ?

Il faut pourtant finir, je n’ai plus qu’un quart d’heure.

Il met le pied sur l’escalier. Maguelonne le retient en sanglotant.

MAGUELONNE.

Mon frère, encore un peu !

BLANCHE.

Quoi ! cette femme pleure !

Et moi, je reste là, qui peux le secourir !

Puisqu’il ne m’aime plus, je n’ai plus qu’à mourir.

Hé bien ! mourons pour lui. –

Hésitant encore.

C’est égal, c’est horrible !

SALTABADIL, à Maguelonne.

Non, je ne puis attendre, enfin c’est impossible.

BLANCHE.

Encor si l’on savait comme ils vous frapperont !

Si l’on ne souffrait pas ! mais on vous frappe au front,

Au visage… Ô mon Dieu !

SALTABADIL, essayant toujours de se dégager de Maguelonne, qui l’arrête.

Que veux-tu que je fasse ?

Crois-tu pas que quelqu’un viendra prendre sa place ?

BLANCHE, grelottant sous la pluie.

Je suis glacée !

Se dirigeant vers la porte.

Allons !

S’arrêtant.

Mourir ayant si froid !

Elle se traîne en chancelant jusqu’à la porte et y frappe un faible coup.

MAGUELONNE.

On frappe.

SALTABADIL.

C’est le vent qui fait craquer le toit,

Blanche frappe de nouveau.

MAGUELONNE.

On frappe.

Elle court ouvrir la lucarne et regarde au dehors.

SALTABADIL.

C’est étrange !

MAGUELONNE, à Blanche.

Holà ! qu’est-ce ?

À Saltabadil.

Un jeune homme.

BLANCHE.

Asile pour la nuit.

SALTABADIL.

Il va faire un fier somme !

MAGUELONNE.

Oui, la nuit sera longue.

BLANCHE.

Ouvrez !

SALTABADIL, à Maguelonne.

Attends ! – Mordieu !

Donne-moi mon couteau, que je l’aiguise un peu.

Elle lui donne son couteau, qu’il aiguise au fer d’une faux.

BLANCHE.

Ciel ! j’entends le couteau qu’ils aiguisent ensemble !

MAGUELONNE.

Pauvre jeune homme ! il frappe à son tombeau.

BLANCHE.

Je tremble.

Quoi ! je vais donc mourir !

Tombant à genoux.

Ô Dieu, vers qui je vais,

Je pardonne à tous ceux qui m’ont été mauvais ;

Mon père, et vous, mon Dieu, pardonnez-leur de même,

Au roi François Premier, que je plains et que j’aime,

À tous, même au démon, même à ce réprouvé,

Qui m’attend là, dans l’ombre, avec un fer levé !

J’offre pour un ingrat ma vie en sacrifice.

S’il en est plus heureux, oh ! qu’il m’oublie ! – et puisse,

Dans sa prospérité que rien ne doit tarir,

Vivre longtemps celui pour qui je vais mourir !

Se levant.

– L’homme doit être prêt !

Elle va frapper de nouveau à la porte.

MAGUELONNE, à Saltabadil.

Hé ! dépêche, il se lasse.

SALTABADIL, essayant sa lame sur la table.

Bon. – Derrière la porte attends que je me place.

BLANCHE.

J’entends tout ce qu’il dit. Oh !

Saltabadil se place derrière la porte, de manière qu’en s’ouvrant en dedans elle le cache à la personne qui entre sans le cacher au spectateur.

MAGUELONNE, à Saltabadil.

J’attends le signal.

SALTABADIL, derrière la porte, le couteau à la main.

Ouvre.

MAGUELONNE, ouvrant à Blanche.

Entrez.

BLANCHE, à part.

Ciel ! il va me faire bien du mal !

Elle recule.

MAGUELONNE.

Hé bien ! qu’attendez-vous ?

BLANCHE, à part.

La sœur aide le frère.

– Ô Dieu ! pardonnez-leur ! –Pardonnez-moi, mon père !

Elle entre. Au moment où elle paraît sur le seuil de la cabane,on voit Saltabadil lever son poignard. La toile tombe.

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