Le Roi s’amuse

SCÈNE II.

 

LES MÊMES, LE ROI, MAGUELONNE.

Le roi frappe sur l’épaule de Saltabadil, qui se retourne,dérangé brusquement dans son opération.

 

LE ROI.

Deux choses sur-le-champ.

SALTABADIL.

Quoi ?

LE ROI.

Ta sœur et mon verre.

TRIBOULET, dehors.

Voilà ses mœurs. Ce roi par la grâce de Dieu

Se risque souvent seul dans plus d’un méchant lieu,

Et le vin qui le mieux le grise et le gouverne

Est celui que lui verse une Hébé de taverne.

LE ROI, dans le cabaret, chantant.

Souvent femme varie,

Bien fol est qui s’y fie !

Une femme souvent

N’est qu’une plume au vent !

Saltabadil est allé silencieusement chercher dans la pièce voisine une bouteille et un verre, qu’il apporte sur la table. Puis il frappe deux coups au plafond avec le pommeau de sa longue épée. À ce signal, une belle jeune fille,vêtue en bohémienne, leste et riante, descend l’escalier en sautant. Dès qu’elle entre, le roi cherche à l’embrasser ;mais elle lui échappe.

LE ROI, à Saltabadil, qui s’est remis gravement à frotter son baudrier.

L’ami, ton ceinturon deviendrait bien plus clair,

Si tu l’ allais un peu nettoyer en plein air.

SALTABADIL.

Je comprends.

Il se lève, salue gauchement le roi, ouvre la porte du dehors, et sort en la refermant après lui. Une fois hors de la maison, il aperçoit Triboulet, vers qui il se dirige d’un air de mystère. Pendant les quelques paroles qu’ils échangent,la jeune fille fait des agaceries au roi, et Blanche observe avec terreur. – Bas à Triboulet, désignant du doigt la maison.

Voulez-vous qu’il vive ou bien qu’il meure ?

Votre homme est dans nos mains. – Là.

TRIBOULET.

Reviens tout à l’heure.

Il lui fait signe de s’éloigner.Saltabadil disparaît à pas lents derrière le vieux parapet. Pendant ce temps-là, le roi lutine la jeune bohémienne, qui le repousse en riant.

MAGUELONE, que le roi veut embrasser.

Nenni.

LE ROI.

Bon. Dans l’instant, pour te serrer de près,

Tu m’as très-fort battu. Nenni, c’est un progrès.

Nenni, c’est un grand pas. – Toujours elle recule !

– Causons. –

La bohémienne se rapproche.

Voilà huit jours, – c’est à l’hôtel d’Hercule…

– Qui m’avait mené là ? mon Triboulet, je crois, –

Que j’ai vu tes beaux yeux pour la première fois.

Or, depuis ces huit jours, belle enfant, je t’adore.

Je n’aime que toi seule !

MAGUELONNE, riant.

Et vingt autres encore !

Monsieur, vous m’avez l’air d’un libertin parfait !

LE ROI, riant aussi.

Oui, j’ai fait le malheur de plus d’une, en effet.

C’est vrai, je suis un monstre.

MAGUELONNE.

Oh ! le fat !

LE ROI.

Je t’assure.

Çà, tu m’as ce matin mené dans ta masure,

Méchante hôtellerie où l’on dîne fort mal

Avec du vin que fait ton frère, un animal

Fort laid, et qui doit être un drôle bien farouche

D’oser montrer son mufle à côté de ta bouche.

C’est égal, je prétends y passer cette nuit.

MAGUELONNE, à part.

Bon, cela va tout seul.

Au roi, qui veut encore l’embrasser.

Laissez-moi !

LE ROI.

Que de bruit !

MAGUELONNE.

Soyez sage !

LE ROI.

Voici la sagesse, ma chère :

– Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère.

Je pense là-dessus comme feu Salomon.

MAGUELONNE.

Tu vas au cabaret plus souvent qu’au sermon.

LE ROI, lui tendant les bras.

Maguelonne !

MAGUELONNE, lui échappant.

Demain !

LE ROI.

Je renverse la table

Si tu redis ce mot sauvage et détestable.

Jamais une beauté ne doit dire demain.

MAGUELONNE, s’apprivoisant tout d’un coup et venant s’asseoir gaiement sur la table auprès du roi.

Eh bien ! faisons la paix.

LE ROI, lui prenant la main.

Mon Dieu, la belle main !

Et qu’on recevrait mieux, sans être un bon apôtre,

Soufflets de celle-là que caresses d’une autre !

MAGUELONNE, charmée.

Vous vous moquez !

LE ROI.

Jamais !

MAGUELONNE.

Je suis laide !

LE ROI.

Oh ! non pas.

Rends donc plus de justice à tes divins appas !

Je brûle ! Ignores-tu, reine des inhumaines,

Comme l’amour nous tient, nous autres capitaines,

Et que, quand la beauté nous accepte pour siens,

Nous sommes braise et feu jusque chez les Russiens ?

MAGUELONNE, éclatant de rire.

Vous avez lu cela quelque part dans un livre.

LE ROI, à part.

C’est possible.

Haut.

Un baiser.

MAGUELONNE.

Allons, vous êtes ivre !

LE ROI, souriant.

D’amour.

MAGUELONNE.

Vous vous raillez avec votre air mignon,

Monsieur l’insouciant de belle humeur !

LE ROI.

Oh ! Non

Le roi l’embrasse.

MAGUELONNE.

C’est assez !

LE ROI.

Çà, je veux t’épouser.

MAGUELONNE, riant.

Ta parole ?

LE ROI.

Quelle fille d’amour délicieuse et folle !

Il la prend sur ses genoux et se met à lui parler tout bas. Elle rit et minaude. Blanche n’en peut supporter davantage ; elle se retourne, pâle et tremblante, vers Triboulet.

TRIBOULET, après l’avoir regardée un instant en silence.

Hé bien ! que penses-tu de la vengeance,enfant ?

BLANCHE, pouvant à peine parler.

Ô trahison ! – L’ingrat ! Grand Dieu ! mon cœur se fend !

Oh ! comme il me trompait ! Mais c’est qu’il n’a point d’âme !

Mais c’est abominable ! Il dit à cette femme

Des choses qu’il m’avait déjà dites à moi.

Cachant sa tête dans la poitrine de son père.

– Et cette femme, est-elle effrontée ! – oh !…

TRIBOULET, à voix basse.

Tais-toi.

Pas de pleurs. Laisse-moi te venger !

BLANCHE.

Hélas ! – Faites

Tout ce que vous voudrez.

TRIBOULET.

Merci !

BLANCHE.

Grand Dieu ! vous êtes

Effrayant. Quel dessein avez-vous ?

TRIBOULET.

Tout est prêt.

Ne me le reprends pas, cela m’étoufferait !

Écoute. Va chez moi, prends-y des habits d’homme,

Un cheval, de l’argent, n’importe quelle somme,

Et pars, sans t’arrêter un instant en chemin,

Pour Évreux, où j’irai te joindre après-demain.

– Tu sais, ce coffre auprès du portrait de ta mère ?

L’habit est là. – Je l’ai d’avance exprès fait faire. –

Le cheval est sellé. – Que tout soit fait ainsi.

Va. – Surtout garde-toi de revenir ici :

Car il va s’y passer une chose terrible.

Va.

BLANCHE.

Venez avec moi, mon bon père !

TRIBOULET.

Impossible.

Il l’embrasse.

BLANCHE.

Ah ! je tremble !

TRIBOULET.

À bientôt !

Il l’embrasse encore. Blanche se retire en chancelant.

Fais ce que je te dis.

Pendant toute cette scène et la suivante,le roi et Maguelonne, toujours seuls dans la salle basse,continuent de se faire des agaceries et de se parler à voix basse en riant. – Une fois Blanche éloignée, Triboulet va au parapet et fait un signe. Saltabadil reparaît. Le jour baisse.

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