Le Roi s’amuse

SCÈNE V.

 

LES MÊMES, MONSIEUR DE SAINT-VALLIER,grand deuil, barbe et cheveux blancs.

 

MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, au roi.

Si ! je vous parlerai !

LE ROI.

Monsieur de Saint-Vallier !

MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, immobile au seuil.

C’est ainsi qu’on me nomme.

Le roi fait un pas vers lui avec colère. Triboulet l’arrête.

TRIBOULET.

Oh ! sire ! laissez-moi haranguer le bonhomme.

À monsieur de Saint-Vallier, avec une attitude théâtrale.

Monseigneur ! – Vous aviez conspiré contre nous,

Nous vous avons fait grâce en roi clément et doux.

C’est au mieux. Quelle rage à présent vient vous prendre

D’avoir des petits-fils de monsieur votre gendre ?

Votre gendre est affreux, mal bâti, mal tourné,

Marqué d’une verrue au beau milieu du né,

Borgne, disent les uns, velu, chétif et blême,

Ventru comme monsieur,

Il montre monsieur de Cossé, qui se cabre.

Bossu comme moi-même.

Qui verrait votre fille à son côté rirait.

Si le roi n’y mettait bon ordre, il vous ferait

Des petits-fils tortus, des petits-fils horribles,

Roux, brèche-dents, manqués, effroyables,risibles,

Ventrus comme monsieur,

Montrant encore monsieur de Cossé, qu’il salue et qui s’indigne.

Et bossus comme moi !

Votre gendre est trop laid ! – laissez faire le roi,

Et vous aurez un jour des petits-fils ingambes

Pour vous tirer la barbe et vous grimper aux jambes.

Les courtisans applaudissent Triboulet avec des huées et des éclats de rire.

MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, sans regarder le bouffon.

Une insulte de plus ! – Vous, sire,écoutez-moi

Comme vous le devez, puisque vous êtes roi !

Vous m’avez fait un jour mener pieds nus en Grève,

Là, vous m’avez fait grâce, ainsi que dans un rêve,

Et je vous ai béni, ne sachant en effet

Ce qu’un roi cache au fond d’une grâce qu’il fait.

Or, vous aviez caché ma honte dans la mienne.

Oui, sire, sans respect pour une race ancienne,

Pour le sang de Poitiers, noble depuis mille ans,

Tandis que, revenant de la Grève à pas lents,

Je priais dans mon cœur le dieu de la victoire

Qu’il vous donnât mes jours de vie en jours de gloire,

Vous, François de Valois, le soir du même jour,

Sans crainte, sans pitié, sans pudeur, sans amour,

Dans votre lit, tombeau de la vertu des femmes,

Vous avez froidement, sous vos baisers infâmes,

Terni, flétri, souillé, déshonoré, brisé

Diane de Poitiers, comtesse de Brezé !

Quoi ! lorsque j’attendais l’arrêt qui me condamne,

Tu courais donc au Louvre, ô ma chaste Diane !

Et lui, ce roi, sacré chevalier par Bayard,

Jeune homme auquel il faut des plaisirs de vieillard,

Pour quelques jours de plus dont Dieu seul sait le compte

Ton père sous ses pieds, te marchandait ta honte,

Et cet affreux tréteau, chose horrible à penser !

Qu’un matin le bourreau vint en Grève dresser,

Avant la fin du jour devait être, ô misère !

Ou le lit de la fille, ou l’échafaud du père !

Ô Dieu ! qui nous jugez, qu’avez-vous dit là-haut,

Quand vos regards ont vu sur ce même échafaud

Se vautrer, triste et louche, et sanglante et souillée,

La luxure royale en clémence habillée ?

Sire ! en faisant cela, vous avez mal agi.

Que du sang d’un vieillard le pavé fût rougi,

C’était bien. Ce vieillard, peut-être respectable,

Le méritait, étant de ceux du connétable.

Mais que pour le vieillard vous ayez pris l’enfant,

Que vous ayez broyé sous un pied triomphant

La pauvre femme en pleurs, à s’effrayer trop prompte,

C’est une chose impie, et dont vous rendrez compte !

Vous avez dépassé votre droit d’un grand pas.

Le père était à vous, mais la fille, non pas.

Ah ! vous m’avez fait grâce ! –Ah ! vous nommez la chose

Une grâce ! et je suis un ingrat, je suppose !

– Sire, au lieu d’abuser ma fille, bien plutôt

Que n’êtes-vous venu vous-même en mon cachot !

Je vous aurais crié : – Faites-moi mourir, grâce !

Oh ! grâce pour ma fille et grâce pour ma race !

Oh ! faites-moi mourir ! la tombe et non l’affront !

Pas de tête plutôt qu’une souillure au front !

Oh ! monseigneur le roi, puis qu’ainsi l’on vous nomme,

Croyez-vous qu’un chrétien, un comte, un gentilhomme,

Soit moins décapité, répondez,monseigneur,

Quand, au lieu de la tête, il lui manque l’honneur ?

– J’aurais dit cela, sire, et le soir,dans l’église,

Dans mon cercueil sanglant baisant ma barbe grise,

Ma Diane au cœur pur, ma fille au front sacré,

Honorée, eût prié pour son père honoré !

– Sire, je ne viens pas redemander ma fille ;

Quand on n’a plus d’honneur, on n’a plus de famille.

Qu’elle vous aime ou non d’un amour insensé,

Je n’ai rien à reprendre où la honte a passé.

Gardez-la. – Seulement je me suis mis entête

De venir vous troubler ainsi dans chaque fête,

Et jusqu’à ce qu’un père, un frère ou quelque époux,

– La chose arrivera, – nous ait vengés de vous,

Pâle, à tous vos banquets, je reviendrai vous dire :

– Vous avez mal agi, vous avez mal fait,sire ! –

Et vous m’écouterez, et votre front terni

Ne se relèvera que quand j’aurai fini.

Vous voudrez, pour forcer ma vengeance à se taire,

Me rendre au bourreau. Non. Vous ne l’oserez faire,

De peur que ce ne soit mon spectre qui demain

Montrant sa tête.

Revienne vous parlez, – cette tête à la main !

LE ROI, comme suffoqué de colère.

On s’oublie à ce point d’audace et de délire !… –

À monsieur de Pienne.

Duc ! arrêtez monsieur !

Monsieur de Pienne fait un signe, et deux hallebardiers se placent de chaque côté de monsieur de Saint-Villier.

TRIBOULET, riant.

Le bonhomme est fou, sire !

MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, levant le bras.

Soyez maudits tous deux ! –

Au roi.

Sire, ce n’est pas bien.

Sur le lion mourant vous lâchez votre chien !

À Triboulet.

Qui que tu sois, valet à langue de vipère,

Qui fais risée ainsi de la douleur d’un père,

Sois maudit ! –

Au roi

J’avais droit d’être par vous traité

Comme une Majesté par une Majesté.

Vous êtes roi, moi père, et l’âge vaut le trône.

Nous avons tous les deux au front une couronne

Où nul de doit lever de regards insolents,

Vous, de fleurs de lis d’or, et moi, de cheveux blancs.

Roi, quand un sacrilège ose insulter la vôtre,

C’est vous qui la vengez ; – c’est Dieu qui venge l’autre.

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