Chapitre 9LA DERNIÈRE BATAILLE
Lorsque M. Lepique eut brisé le clichésur lequel il venait de distinguer au microscope la silhouette duJules-Verne, il fut accablé d’un concert de malédictions.Les reproches, pour être formulés en termes mesurés, n’en allaientpas moins au cœur de l’infortuné naturaliste.
– Quel malheur ! s’écria UrsenStroëm.
– Mon pauvre Lepique, tu es d’unemaladresse, grommela Goël.
– Vraiment, monsieur, dit Mlle Séguy avecsévérité, l’on ne devrait rien vous confier… Vous êtes pire qu’unenfant !
M. Lepique avait les larmes aux yeux. Ils’excusait, en phrases entrecoupées et bafouillantes, tel unécolier pris en faute :
– Vraiment, je ne savais pas… Commentai-je pu faire… Je vous fais toutes mes excuses… Je nerecommencerai plus…
– Allons, c’est bon, dit Mlle Séguy, qui,d’impatience, leva les épaules, en voyant la mine consternée dunaturaliste… Au moins, écartez-vous un peu, monsieur Lepique, etn’achevez pas de réduire en miettes ce malheureux cliché enpiétinant dessus…
La jeune fille s’était baissée. Avec milleprécautions, elle ramassait, un à un, les fragments de verre et lesjuxtaposait les uns à côté des autres, sur une feuille de papierblanc.
– Eh bien ! s’écria-t-ellejoyeusement, le mal est presque réparé ! … Toute la partiesupérieure du cliché est reconstituée. Le sous-marin doit êtrevisible sur l’un des fragments.
Gaël porta avec précaution les morceaux deverre, l’un après l’autre, sous le microscope. Les témoins de cettescène attendaient avec anxiété le résultat de ces recherches. Cinqminutes s’écoulèrent, pleines d’angoisse. Enfin, Goël se releva, lamine radieuse.
– Le sous-marin est parfaitement visible,dit-il ; et ce qui me surprend le plus, c’est qu’il paraîtéchoué sur un bas-fond. S’il en est ainsi, toutes les chances sonten notre faveur… Nous n’aurons pas de peine à le rejoindre.
– Il a dû éprouver quelque avarie,remarqua Ursen Stroëm.
– Probablement.
– Que décidons-nous ? demandaM. Lepique, en se rapprochant avec timidité.
– Mon vieux Lepique, dit Goël, en donnantà son ami une vigoureuse poignée de main, n’aie pas l’air de tecacher ainsi. Tu es tout pardonné. Ce n’est pas de ta faute, aprèstout, si tu es si maladroit… C’est une mauvaise fée qui t’agratifié de ce défaut à ta naissance.
– Ce que nous allons faire, mon chermonsieur Lepique, interrompit Ursen Stroëm, rien n’est plus simple.Nous allons relever exactement, à l’aide du compas, la direction àsuivre, et nous allons nous mettre en route immédiatement pourrejoindre le pirate… Nous voyagerons toute la nuit à une vitessemodérée… J’espère que, demain, nous serons à une très faibledistance du Jules-Verne.
La délicate opération de la détermination dela route à suivre fut menée à bien, grâce aux excellentes cartes dubord, grâce aussi aux profondes connaissances mathématiques dujeune ingénieur.
Le Jules-Verne II marcha toute lanuit ; Goël et Ursen Stroëm se relayèrent pour tenir la barre,de façon à ce qu’aucune erreur de direction ne fût commise.
Dès qu’il fit jour, on prit de nouvelles vuesphotographiques… Cette fois, le sous-marin apparut trèsvisiblement, et Goël constata, avec une joie inexprimable, qu’iln’avait pas bougé depuis la veille, qu’il paraissait véritablementéchoué.
Les photographies, prises de demi-heure endemi-heure, dans la matinée, étaient de plus en plus précises. Goëlput affirmer, sans crainte d’erreur, que l’on aurait rejoint TonyFowler avant le coucher du soleil. C’était ce même soir que leYankee avait fixé pour l’exécution de Coquardot, si Edda Stroëm neconsentait pas à lui céder.
Pendant tout l’après-midi, le Jules-VerneII dissimula sa marche, louvoyant dans les grandesprofondeurs, se faufilant à l’abri des massifs de fucus, afind’arriver en vue de l’ennemi sans avoir été aperçu. C’est alorsqu’il fallut discuter sérieusement sur les meilleurs moyens àemployer pour surprendre le pirate.
M. de Noirtier, le capitaine del’Étoile-Polaire, avait reçu l’ordre de se transporter surle lieu du combat, sitôt que la nuit serait venue, afin de couperla retraite au pirate s’il essayait de remonter à la surface. Car,d’un accord unanime, il avait été résolu de ne tenter la délivranced’Edda qu’à la faveur des ténèbres.
Une question terrible se posait. Commentattaquer, comment vaincre Tony Fowler, sans mettre en péril Edda etCoquardot ?… Vingt projets furent débattus et rejetés. Onconvint enfin que le meilleur parti à prendre était de cerner leJules-Verne ; puis, en éclairant brusquement lethéâtre du combat, de l’attaquer par surprise et de forcerl’équipage à se rendre.
– Je n’ai rien de mieux à vous proposer,conclut Goël.
Ursen Stroëm demeurait silencieux, en proie àune indicible angoisse. Il tremblait que, se voyant pris, TonyFowler et son équipage n’exerçassent à l’instant même quelquesterribles représailles.
– Ne craignez-vous pas, demanda-t-il, queTony Fowler et les coquins qui sont à sa solde ne se livrent àquelque violence ?. Qu’ils ne fassent, par exemple, sauter lesous-marin ?…
– Non, répliqua Goël avec fermeté, j’aienvisagé comme vous cette horrible éventualité, mais je suis sûrque Tony Fowler n’aura pas le temps de mettre ce projet àexécution… D’ailleurs, il a fait un tel gaspillage de torpilles audétroit de Gibraltar, qu’il ne doit plus lui rester beaucoupd’explosifs. Enfin, – ici la voix de Goël trembla, – mon chermonsieur Stroëm, nous n’avons pas le choix des moyens !…
– Je serais courageux. Goël… Faites commevous l’entendrez. Je m’en rapporte entièrement à vous.
La nuit vint. Le Jules-Verne II serapprocha insensiblement et échangea des signaux avecl’Étoile-Polaire.
Goël et Ursen Stroëm revêtirent eux-mêmes leurscaphandre et distribuèrent à chacun de leurs hommes les postes decombat, en prenant soin toutefois de placer l’imprudentM. Lepique, tout réjoui de la carapace de cuivre dont il sevoyait revêtu, sous la surveillance directe du sage et méticuleuxPierre Auger.
C’est ainsi qu’après deux heures de manœuvreslongues et délicates, Tony Fowler se trouva entièrement cerné.
Lorsque Coquardot eut achevé de garrotter sonennemi, il eut un moment d’hésitation. Edda et lui se regardèrent…Comment allaient-ils faire pour s’échapper du sous-marin et pourrejoindre leurs amis malgré l’équipage qui, sous le coup de lasurprise et de la crainte, était capable de se livrer aux piresviolences ? Coquardot réfléchit un instant.
– Mais j’y pense, s’écria-t-il, leshommes ne savent pas encore que le Jules-Verne est cerné…Nous avons la partie belle… Mademoiselle Edda, voulez-vous melaisser faire ?
– Faites comme vous l’entendrez, mon ami…Je suis tellement brisée par les émotions de cette terriblejournée, que je suis incapable de vous donner un conseil… je feraiaveuglément ce que vous me direz de faire.
– Bien, Mademoiselle. Je vous remercie dela confiance que vous me témoignez.
Coquardot se précipita dans le couloir et,s’approchant du tube acoustique qui communiquait avec le poste del’équipage, il commanda, en imitant de son mieux la voix etl’accent de Tony Fowler :
– Qu’on se réunisse dans le grand salon,et quand tout le monde sera au complet, qu’on ouvre le panneaumobile !… J’ai à vous faire à tous une communicationimportante.
Les hommes de l’équipage s’empressèrentd’obéir. Coquardot, aux aguets dans le couloir central, les vitentrer en tumulte. Quand le dernier d’entre eux eut refermé laporte, il s’élança et poussa le verrou extérieur…
L’équipage du sous-marin était prisonnier. Unconcert de cris, de blasphèmes et d’exclamations apprirent bientôtau subtil Marseillais que les bandits venaient de s’apercevoir dupéril qu’ils couraient. Il eut un franc éclat de rire.
– Y Té ! dit-il, ils crient comme sion les écorchait ! … C’est une bonne blague, pourtant !Qu’est ce qu’il faut donc pour les amuser ! …
Cependant, il n’y avait pas de temps à perdre.Coquardot se précipita vers la cabine d’Edda et l’entraîna vers lachambre des scaphandres. Il aida la jeune fille à entrer dans lalourde carapace de métal, vissa solidement le masque de cuivre aumasque de cristal, puis il se revêtit du même costume.
Prenant la main d’Edda et l’entraînant à sasuite, il poussa une lourde porte de métal, puis une seconde… Tousdeux se trouvaient dans l’obscurité la plus profonde. Coquardotappuya sur un bouton. Un sifflement sourd annonça que l’eaupénétrait dans la chambre de plonge.
Cinq minutes après, il poussait un dernierpanneau étanche, et les deux prisonniers, foulant le gravier dufond de la mer, s’avançaient délibérément, dans une nappeéblouissante de lumière, vers les scaphandriers du Jules-VerneII, dont le cercle se faisait de plus en plus étroit et quin’étaient plus guère, maintenant, qu’à une dizaine de mètres dusous-marin.
Immédiatement, Edda Stroëm et Coquardot furententourés. On les prenait pour des ennemis, on voulait les faireprisonniers.
M. Lepique, qui brandissait férocementson sabre-coutelas, s’était avancé en tête des assaillants, demeuralittéralement estomaqué en reconnaissant, à travers le masque decristal, la barbe noire et les moustaches frisées de son amiCoquardot, dit Cantaloup. M. Lepique ne fut pas maître dupremier mouvement de sympathie qui le porta à serrer Coquardot dansses bras. Pierre Auger arriva juste à temps pour s’opposer à cetteembrassade périlleuse, qui eût pu amener la rupture des casques decristal et avoir les plus graves conséquences.
Edda et Coquardot, entraînés par Goël et UrsenStroëm, furent emmenés jusqu’à la chambre de plonge duJules-Verne II. Quelques instants après, ils étaient tousdans les bras l’un de l’autre.
Ursen Stroëm et Goël pleuraient en voyant lapâleur et la tristesse d’Edda, que Mlle Séguy embrassaittendrement.
Mais cette scène de famille, qui n’avait duréque quelques minutes, fut brusquement interrompue par le timbred’une sonnerie électrique.
– Nous sommes attaqués ! Arrivezvite… téléphonait Pierre Auger.
Ursen Stroëm, Goël, Coquardot etM. Lepique ne prirent que le temps de revisser les casques deleurs scaphandres et se précipitèrent vers la chambre deplonge.
Quand ils purent fouler le gravier du fondsous-marin, ils furent épouvantés. L’eau était teintée d’un, rosesanglant. Des cadavres, vêtus de scaphandres, gisaient sur le sol,ou, soulevés par la vague, flottaient entre deux eaux…
Voici ce qui s’était passé :
Après le départ d’Edda Stroëm et de Coquardot,les hommes de l’équipage du Jules-Verne, affolés, hors d’eux-mêmes,avaient réussi à forcer la serrure et à briser les verrous de laporte du grand salon, Une fois dans le couloir, cette même idéeleur était venue à tous :
« Tentons une sortie en revêtant lesscaphandres… La côte est proche. Nous avons encore des chances d’yarriver en faisant une trouée. »
Chacun d’eux avait revêtu, en toute hâte, soncostume de plongeur, et, s’armant de masses, de marteaux, de picset de limes, ils s’étaient rués au-dehors et ils s’étaientprécipités comme des furieux sur les scaphandriers d’UrsenStroëm.
Ils ne pouvaient plus mal s’adresser… Ç’avaitété un véritable massacre. La plupart des bandits étaient tombéssous les balles-fléchettes empoisonnées des fusils à cartouchesd’eau. D’autres avaient vu les masques de cristal de leurs casquesbrisés à coups de marteau. Ils étaient morts, noyés, asphyxiés dansleur carapace de cuivre, d’où continuaient à s’échapper, avec unglouglou sinistre, des chapelets de bulles d’air provenant desappareils de respiration à air liquide.
Ursen Stroëm et Goël intervenaient pourarrêter le massacre, lorsque M. Lepique, tirant Goël par lamanche de son scaphandre, étendit la main avec épouvante dans unedirection opposée à celle des sous-marins.
Goël regarda et sentit un frisson luitraverser les moelles : une bande de requins, de féroces peauxbleues, attirés par la lumière, alléchés par l’odeur des cadavres,qu’ils avaient sentis à des kilomètres de distance, rôdaient endehors du cercle lumineux des fanaux électriques.
Le geste de M. Lepique avait été vu… Lesscaphandriers le répétèrent de proche en proche… Il y eut une fuitegénérale vers la chambre de plonge du Jules-Verne II.
Ce fut, d’ailleurs, cela seulement qui lessauva. Au moment où les derniers fuyards atteignaient lesous-marin, une formidable détonation ébranla les eaux, réduisanten miettes le Jules-Verne de Tory Fowler, éteignant lesfanaux, pulvérisant les fulgures, lançant dans toutes lesdirections une pluie de débris de barres et de plaques de métaltordues et brisées.
Un tourbillon se creusa, et les panneaux decristal du Jules-Verne II, quoique recouverts de leursplaques protectrices, furent pourtant brisés.
Et telle était la cause de cette terriblecatastrophe.
Lorsque l’équipage du Jules-Verne eutabandonné le sous-marin, il n’y demeura plus que Tony Fowler,garrotté, et le malchanceux ivrogne Robert Knipp, qui n’était pasencore sorti de l’état comateux où la morphine l’avait plongé.
On l’avait enfermé dans sa cabine, et on l’yavait oublié. Il commençait à revenir à lui, et réunissait avecpeine ses idées, lorsque ses camarades s’étaient enfuis. Il sortità demi hébété, de sa cabine, et s’avança dans le couloir entrébuchant. Dans le poste de l’équipage, qu’il trouva vide à songrand étonnement, il eut l’idée de se plonger la tête dans un grandbassin d’eau fraîche qui servait aux besoins journaliers.
Cette aspersion glaciale eut le pouvoir de luirendre toute sa présence d’esprit. Il parcourut tout le bâtiment,assista en témoin épouvanté à la bataille sous-marine, qu’ilcontempla de la vitre du grand salon ; et enfin, ne sachantque devenir, il finit par trouver Tony Fowler, garrotté, dans lacabine d’Edda.,. Il coupa ses liens, lui enleva son bâillon et lemit au courant de ce qui se passait.
Robert Knipp, en proie à une terreur panique,se jeta aux genoux de Tony Fowler.
– Maître, suppliait-il, que faut-il fairepour me sauver ?
– Va au diable ! lui répondit TonyFowler avec colère… Ta vie ou ta mort ne m’intéressent guère.
Puis, brusquement, comme pris d’un remords, ilajouta :
– Rends-toi à la cabine des scaphandres,revêts-en un, et tâche de te sauver en te dissimulant sous lesvarechs… La côte n’est pas éloignée. Tu peux encore l’atteindre…C’est ta dernière chance de salut… Dépêche-toi. Je te donne cinqminutes pour quitter le bord.
– Mais vous ?
– Ce que je ferai ne te regarde pas…Hâte-toi, ajouta Tony Fowler en tirant son chronomètre, tu n’asplus maintenant que quatre minutes et demie.
Robert Knipp se précipita et disparut.
Quand l’aiguille du chronomètre eut atteint lapremière seconde de la sixième minute, Tony Fowler se dirigeafroidement, le revolver à la main, vers la soute aux explosifs.
– Ils ne m’auront pas vivant !murmura-t-il… Et si je meurs, ils vont tous mourir avec moi…
Et il déchargea son arme à l’orifice d’unebonbonne remplie de picrate de potasse.
L’explosion fut terrible. Le Jules-VerneII et son équipage ne durent qu’au plus heureux des hasards den’avoir pas été broyés par les débris du sous-marin et tués par laterrible commotion.
Une demi-heure après, les matelots del’équipage de l’Étoile-Polaire, qui exploraient la surfacede la mer pour essayer de sauver la vie à quelque blessé,recueillirent un homme atrocement mutilé, mais respirant encore…C’était Tony Fowler.
Un de ses bras et une de ses jambes avaientété emportés par l’explosion. L’autre bras et l’autre jambe étaientlittéralement réduits en charpie le visage n’était qu’uneplaie ; les dents avaient sauté, les lèvres avaient disparu. Àla place des yeux et du nez, il ne restait plus que des troussanguinolents ; la langue même avait été emportée.
Cependant, il vivait, car aucun organeessentiel n’avait été atteint en lui. Le chirurgien du bord lepansa, lui amputa le bras et la jambe restants, et déclara qu’onpouvait espérer le sauver encore.
Tout le reste de l’équipage duJules-Verne avait péri. Quant à Robert Knipp, on ne sutpas comment il était parvenu à échapper aux effets del’explosion ; mais on apprit plus tard qu’après être demeurélongtemps caché dans les rochers des îles Bermudes, il s’étaitprésenté aux habitants comme le survivant unique d’un naufrageimaginaire, et qu’il s’était fait rapatrier en Amérique.
