VIII – Lions de l’Atlas,dormez !
Lions de l’Atlas, dormez ! Dormeztranquilles au fond de vos retraites, dans les aloès et les cactussauvages… De quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vousmassacrera point. Pour le moment, tout son attirail de guerre, –caisse d’armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires, –repose paisiblement emballé, à l’hôtel d’Europe dans un coin de lachambre 36.
Dormez sans peur, grands lions roux ! LeTarasconnais cherche sa Mauresque. Depuis l’histoire de l’omnibus,le malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur sonvaste pied de trappeur, les frétillements de la petite sourisrouge ; et la brise de mer, en effleurant ses lèvres, separfume toujours – quoi qu’il fasse – d’une amoureuse odeur depâtisserie et d’anis.
Il lui faut sa Maugrabine !
Mais ce n’est pas une mince affaire !Retrouver dans une ville de cent mille âmes une personne dont on neconnaît que l’haleine, les pantoufles et la couleur des yeux ;il n’y a qu’un Tarasconnais, féru d’amour, capable de tenter unepareille aventure.
Le terrible c’est que, sous leurs grandsmasques blancs, toutes les Mauresques se ressemblent ; puisces dames ne sortent guère, et, quand on veut en voir, il fautmonter dans la ville haute, la ville arabe, la ville desTeurs.
Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. Depetites ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre deuxrangées de maisons mystérieuses dont les toitures se rejoignent etfont tunnel. Des portes basses, des fenêtres toutes petites,muettes, tristes, grillagées. Et puis, de droite et de gauche untas d’échoppes très sombres où les Teurs farouches à têtesde forbans – yeux blancs et dents brillantes – fument de longuespipes, et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvaiscoups.
Dire que notre Tartarin traversait sansémotion cette cité formidable, ce serait mentir. Il était aucontraire très ému, et dans ces ruelles obscures, dont son grosventre tenait toute la largeur, le brave homme n’avançait qu’avecla plus grande précaution, l’œil aux aguets, le doigt sur ladétente d’un revolver. Tout à fait comme à Tarascon, en allant aucercle. À chaque instant il s’attendait à recevoir sur le dos touteune dégringolade d’eunuques et de janissaires, mais le désir derevoir sa dame lui donnait une audace et une force de géant.
Huit jours durant, l’intrépide Tartarin nequitta pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied degrue devant les bains maures, attendant l’heure où ces damessortent par bandes, frissonnantes et sentant le bain ; tantôtil apparaissait accroupi à la porte des mosquées, suant etsoufflant pour quitter ses grosses bottes avant d’entrer dans lesanctuaire…
Parfois, à la tombée de la nuit, quand il s’enrevenait navré de n’avoir rien découvert, pas plus au bain qu’à lamosquée, le Tarasconnais, en passant devant les maisons mauresques,entendait des chants monotones, des sons étouffés de guitare, desroulements de tambours de basque, et des petits rires de femme quilui faisaient battre le cœur.
« Elle est peut-être là ! » sedisait-il.
Alors, si la rue était déserte, ils’approchait d’une de ces maisons, levait le lourd marteau de lapoterne basse, et frappait timidement… Aussitôt les chants, lesrires cessaient. On n’entendait plus derrière la muraille que depetits chuchotements vagues, comme dans une volière endormie.
« Tenons-nous bien ! » pensaitle héros. « Il va m’arriver quelquechose ! »
Ce qui lui arrivait le plus souvent, c’étaitune grande potée d’eau froide sur la tête, ou bien des peauxd’oranges et de figues de Barbarie… Jamais rien de plus grave…
Lions de l’Atlas, dormez !
