VI – Enfin !…
Le lendemain de cette aventureuse et tragiquesoirée, lorsqu’au petit jour notre héros se réveilla, et qu’il eutacquis la certitude que le prince et le magot étaient réellementpartis, partis sans retour ; lorsqu’il se vit seul dans cettepetite tombe blanche, trahi, volé, abandonné en pleine Algériesauvage avec un chameau à bosse simple et quelque monnaie de pochepour toute ressource, alors, pour la première fois, le Tarasconnaisdouta. Il douta du Monténégro, il douta de l’amitié, il douta de lagloire, il douta même des lions ; et, comme le Christ àGethsémani, le grand homme se prit à pleurer amèrement.
Or, tandis qu’il était là pensivement assissur la porte du marabout, sa tête dans ses deux mains, sa carabineentre ses jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquisd’en face s’écarte et Tartarin, stupéfait, voit paraître, à dix pasdevant lui, un lion gigantesque s’avançant la tête haute etpoussant des rugissements formidables qui font trembler les murs dumarabout tout chargés d’oripeaux et jusqu’aux pantoufles du saintdans leur niche.
Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.
« Enfin ! » cria-t-il enbondissant, la crosse à l’épaule… Pan !… pan !pfft ! pfft ! C’était fait… Le lion avait deux ballesexplosibles dans la tête… Pendant une minute, sur le fondembrasé du ciel africain, ce fut un feu d’artifice épouvantable decervelle en éclats, de sang fumant et de toison rousse éparpillée.Puis tout retomba et Tartarin aperçut… deux grands nègres quicouraient sur lui, la matraque en l’air. Les deux nègres deMilianah !
Ô misère ! c’était le lion apprivoisé, lepauvre aveugle du couvent de Mohammed que les balles tarasconnaisesvenaient d’abattre.
Cette fois, par Mahom ! Tartarinl’échappa belle. Ivres de fureur fanatique, les deux nègresquêteurs l’auraient sûrement mis en pièces, si le Dieu deschrétiens n’avait envoyé à son aide un ange libérateur, legarde-champêtre de la commune d’Orléansville arrivant son sabresous le bras, par un petit sentier.
La vue du képi municipal calma subitement lacolère des nègres. Paisible et majestueux, l’homme de la plaquedressa procès-verbal de l’affaire, fit charger sur le chameau cequi restait du lion, ordonna aux plaignants comme au délinquant dele suivre, et se dirigea sur Orléansville, où le tout fut déposé augreffe.
Ce fut une longue et terribleprocédure !
Après l’Algérie des tribus, qu’il venait deparcourir, Tartarin de Tarascon connut alors une autre Algérie nonmoins cocasse et formidable, l’Algérie des villes, processive etavocassière. Il connut la judiciaire louche qui se tripote au fonddes cafés, la bohème des gens de loi, les dossiers qui sententl’absinthe, les cravates blanches mouchetées dechamporeau ; il connut les huissiers, les agréés, lesagents d’affaires, toutes ces sauterelles du papier timbré,affamées et maigres, qui mangent le colon jusqu’aux tiges de sesbottes et le laissent déchiqueté feuille par feuille comme un plantde maïs…
Avant tout il s’agissait de savoir si le lionavait été tué sur le territoire civil ou le territoire militaire.Dans le premier cas l’affaire regardait le tribunal decommerce ; dans le second, Tartarin relevait du conseil deguerre, et, à ce mot de conseil de guerre, l’impressionnableTarasconnais se voyait déjà fusillé au pied des remparts, oucroupissant dans le fond d’un silo…
Le terrible, c’est que la délimitation desdeux territoires est très vague en Algérie… Enfin, après un mois decourses, d’intrigues, de stations au soleil dans les cours desbureaux arabes, il fut établi que si d’une part le lion avait ététué sur le territoire militaire, d’autre part, Tartarin, lorsqu’iltira, se trouvait sur le territoire civil. L’affaire se jugea doncau civil et notre héros en fut quitte pour deux mille cinqcents francs d’indemnité, sans les frais.
Comment faire pour payer tout cela ? Lesquelques piastres échappées à la razzia du prince s’en étaientallées depuis longtemps en papiers légaux et en absinthesjudiciaires.
Tartarin cependant voulait regagner Alger àtoute force. Il avait hâte de revoir le corselet bleu de Baïa, samaisonnette, ses fontaines, et de se reposer sur les trèfles blancsde son petit cloître, en attendant de l’argent de France. Aussinotre héros n’hésita pas : et navré, mais point abattu, ilentreprit de faire la route à pied, sans argent, par petitesjournées.
En cette occurrence, le chameau ne l’abandonnapas. Cet étrange animal s’était pris pour son maître d’unetendresse inexplicable, et, le voyant sortir d’Orléansville, se mità marcher religieusement derrière lui, réglant son pas sur le sienet ne le quittant pas d’une semelle.
Au premier moment, Tartarin trouva celatouchant ; cette fidélité, ce dévouement à toute épreuve luiallaient au cœur, d’autant que la bête était commode et senourrissait avec rien. Pourtant, au bout de quelques jours, leTarasconnais s’ennuya d’avoir perpétuellement sur les talons cecompagnon mélancolique, qui lui rappelait toutes sesmésaventures ; puis, l’aigreur s’en mêlant, il lui en voulutde son air triste, de sa bosse, de son allure d’oie bridée. Pourtout dire, il le prit en grippe et ne songea plus qu’à s’endébarrasser ; mais l’animal tenait bon… Tartarin essaya de leperdre, le chameau le retrouva ; il essaya de courir, lechameau courut plus vite… Il lui criait :« Va-t’en ! » en lui jetant des pierres. Le chameaus’arrêtait et le regardait d’un air triste, puis, au bout d’unmoment, il se remettait en route et finissait toujours par lerattraper. Tartarin dut se résigner.
Pourtant, lorsque, après huit grands jours demarche, le Tarasconnais poudreux, harassé, vit de loin étincelerdans la verdure les premières terrasses blanches d’Alger, lorsqu’ilse trouva aux portes de la ville, sur l’avenue bruyante deMustapha, au milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tousgrouillant autour de lui et le regardant défiler avec son chameau,pour le coup la patience lui échappa : « Non !non ! dit-il, ce n’est pas possible… je ne peux pas entrerdans Alger avec un animal pareil ! » et, profitant d’unencombrement de voitures, il fit un crochet dans les champs et sejeta dans un fossé !…
Au bout d’un moment, il vit au-dessus de satête, sur la chaussée de la route, le chameau qui filait à grandesenjambées, allongeant le cou d’un air anxieux.
Alors, soulagé d’un grand poids, le hérossortit de sa cachette et rentra dans la ville par un sentierdétourné qui longeait le mur de son petit clos.
