Chapitre 16
J’étais à peine assis depuis un quart d’heureà la petite fenêtre du pignon qui donne sur la grande rue, et jerêvais aux misères de ce monde, quand Georges arriva tout au loin,avec son chapeau de paille à larges bords, sa blouse et son bâton àpointe de fer. Il paraissait pensif ; les gens en train detirer le fumier des étables, de donner de l’air au bétail, ou delâcher les poules dans les haies, s’arrêtaient tous à leregarder ; lui ne faisait attention à rien. Ma femme, quipréparait notre café au lait dans la cuisine, entra bien vite endisant :
« Florence, voici Georges qui vient cheznous. Il vient savoir ce qui se passe ; mais garde-toi bien delui dire ce que tu m’as raconté hier… M. Jean l’apprendrait,et…
– Écoute, Marie-Anne, lui dis-je en meretournant, mêle-toi de tes affaires. Après avoir été roué decoups, j’ai un peu le droit de me plaindre ! »
L’indignation me possédait. Juliette, quibalayait la chambre, ferma les fenêtres et sortit avec sa mère, etdans le même instant Georges montait l’escalier ; il entra enme disant :
« Bonjour, monsieur Florence ; jevais aux scieries et j’ai voulu vous voir en passant.
– Assieds-toi, Georges, prends unechaise, moi je ne peux pas bouger.
– Oui, fit-il, l’oncle Jean vous amaltraité, je sais ça ! C’est un grand lâche ; ce n’estpas à moi qu’il serait venu s’attaquer ; c’est à un bravehomme sans force et sans fiel qu’il s’en prend ; c’est sapauvre fille qu’il assomme, lui ! Il n’y a pas de danger àcourir au moins. Ah ! vieux gueux, il faut espérer que tontour viendra, et que tu ne seras pas toujours le plusfort. »
Et comme je l’écoutais, pensant qu’il avaitbien raison :
« Savez-vous ce qui se passe maintenant,monsieur Florence ? s’écria-t-il. Tout à l’heure, au moment oùje sortais de chez nous, toute la maison en face était enl’air : l’oncle Jean lui-même courait à l’écurie seller uncheval et criait à son vieux Dominique : « Vite unmédecin… En route… en route chez M. Bourgard, àSarrebourg ! » et l’autre aussitôt est parti ventre àterre, sans même prendre le temps de mettre sa blouse… Vouscomprenez, Louise est au lit, bien malade ; il l’a laisséehier sur place… elle peut en mourir !… »
En parlant, il me regardait, la figurebouleversée de colère et de douleur ; et moi je ne savais quoidire, les cheveux m’en dressaient sur la tête. À la fin jem’écriai :
« Écoute, Georges, tu peux te vanter davoir pour oncle un fameux barbare !
– Ne me parlez pas de lui, dit-il enserrant les dents, je serais capable de retourner là-bas tout desuite et de l’assommer !… C’est pour ça que je pars ; jene me tenais plus ; j’ai mieux aimé courir que de risquer unmauvais coup.
– Et tu as bien fait, lui dis-je, c’estsa fille !… Personne n’a le droit d’entrer dans leur maison,excepté ton père, comme maire de la commune, accompagné d’ungendarme, ou de quelque autre fonctionnaire. Nous autres, nousdevons rester tranquilles ; mais c’est terrible tout demême.
– Oui, c’est terrible ! fit-il en seremettant à marcher lentement tout pensif. Quel malheur que jen’aie pas été là hier, quel malheur !… »
Et me représentant la satisfaction quej’aurais eue de le voir entrer la veille, et prendre son oncle aucollet, je trouvais aussi que c’était bien malheureux.
Nous rêvions à cela, lorsque tout à coups’arrêtant il dit :
« Oui, c’est un fameux bandit !…Mais une chose que je voudrais bien savoir, une chose que je necomprends pas, ce sont les raisons qu’il avait de battre sa fillejusqu’à la tuer ; vous comprenez, monsieur Florence, il devaity avoir des raisons graves !
– Ah ! lui dis-je, c’est qu’ellevoulait se faire religieuse…
– Religieuse ! s’écria-t-ilstupéfait ; Louise… religieuse !…
– Oui, elle voulait retourner au couventde Molsheim, elle voulait renoncer au monde ; elle se trouvaittrop malheureuse, et c’est moi qu’elle avait chargé de le dire àson père ; comme son ancien instituteur, tu comprends,Georges, c’est moi qu’elle avait choisi… »
Il me regardait jusqu’au fond de l’âme.
« Et c’est pour cela qu’il l’abattue ? dit-il au bout d’un instant.
– Ce n’est pas justement à cause decela, » lui répondis-je tout troublé.
Ma femme, qui nous entendait de la cuisine,venait d’accourir, en me faisant des signes selon sonhabitude ; mais alors au lieu de l’écouter, la colèrem’emporta, car on n’aime pas être conduit par sa femme comme unenfant, et je dis :
« Tu veux savoir le fin mot del’histoire… Eh bien, c’est parce qu’elle t’aime !… Le vieux adit qu’elle t’aime !… Il a poussé la fenêtre en criant :« Ton bon Dieu, tiens, le voilà !… le voilà !… c’estle fils du gueux en face ! »
– Il a dit ça… Vous l’avez entendu,monsieur Florence ? fit-il tout pâle.
– Si je l’ai entendu ? Il criaitassez haut !…
– Et elle… qu’est-ce qu’ellerépondait ?…
– Rien ! – Il la secouait encriant : « Réponds-moi donc… Mens… mens… si tul’oses ! »
– Et elle ne répondait pas ?…
– Non, Georges, elle ne voulait pasmentir… C’était la vérité ! »
Je regardais ma femme pour lui dire :« Ça t’apprendras à venir toujours m’ennuyer ; maintenantfais-moi des signes tant que tu voudras ! » C’est aussitrop fort d’être pris par les gens pour un innocent, qui ne saitpas ce qu’il dit ni ce qu’il fait.
Georges était devenu tout rouge ; il nousregardait l’un après l’autre et puis tout à coup ils’écria :
« Eh bien oui, nous nous aimons !…Oui, je l’aime !… Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui, nid’hier… Non !… toujours je l’ai aimée ! Même lorsque jecroyais la haïr, parce qu’on m’avait élevé dans cette idée, jel’aimais déjà… Je criais contre elle, et j’en voulais à ceux qui medonnaient raison. Mais je me défendais… je cachais tout là !…dit-il en posant un doigt sur son cœur. Seulement, depuis lavoiture de regain, vous vous rappelez, monsieur Florence, depuis cejour-là, c’est fini, je ne pense plus qu’à elle !… »
Il avait des larmes dans les yeux ; il metenait la main, et je voyais qu’il avait envie de m’embrasser.
« Ah ! dit-il, que j’étaismalheureux !… que je m’en voulais d’aimer la fille de l’oncleJean ; comme je me maudissais moi-même ; comme je metraitais de lâche ; comme je courais à droite et à gauche dansles bois, en me répétant : « Le vieux a volé tonpère !… Le vieux ne pense qu’à ta ruine !… » Et jedevenais méchant !… – Que voulez-vous, ça me suivaitpartout ; ça m’entrait tout doucement comme une vrille dans lecœur… Je n’en pouvais plus !… Je la voyais toujours : aubois, au village, derrière la haie de leur jardin, dans les blés, àsa fenêtre… À la fin j’ai vu qu’elle était comme moi, monsieurFlorence ; sans nous chercher, sans nous dire un mot, sansnous regarder, sans avoir l’air de nous connaître, nous étionspartout ensemble. – Oui, oui, nous nous aimons ! cria-t-ild’une voix terrible, en frappant le plancher de son bâton ;Louise m’aime !… Elle m’aime… et je l’aurai ! »
Il était devenu comme fou ; on aurait ditun de ces éperviers qui secouent leurs plumes le matin, en poussantleur cri de guerre. J’en étais épouvanté.
« Mais Georges, au nom du ciel, luidis-je, ne crie pas si haut, tout le village va t’entendre !…Et puis tu dis : – Je l’aurai !… je l’aurai ! – maisle garde général ?
– Le garde général, s’écria-t-il enlevant les mains d’un air de pitié ; le garde général… pauvrediable… qu’il vienne !… qu’il vienne !… Ah !ah ! ah !
– Et l’oncle Jean ?
– L’oncle Jean a battu sa fille… Il veutla sacrifier à sa haine… Elle m’aime plus que lui… C’est moiqu’elle aime… Vous le savez bien… Vous l’avez dit…
– Sans doute !… Mais ton père,malheureux ? Tout est contre toi, tout !…
– Écoutez, monsieur Florence, dit-ilbrusquement, vous êtes un honnête homme, vous !… Parce que cesdeux vieux se haïssent depuis trente ans, à propos d’une vieillebaraque ; parce qu’ils se souhaitent la ruine ; parcequ’ils ne peuvent se voir sans frémir, nous devrions faire commeeux ; nous devrions continuer de père en fils à nous ruiner, ànous décrier, à nous mettre des bâtons dans les roues, à nousaigrir le sang, à nous détruire les uns les autres !… Vouscroyez ça, vous, monsieur Florence ?… Vous trouvez çajuste ?…
– Non, Georges, non, je ne dis pas ça,bien au contraire ; mais…
– Il n’y a pas d’autre raison que le bonsens, dit-il ; Louise m’aime… je l’aime !… Eh bien, nousnous marierons ensemble, et nous serons heureux… C’est clairça !… Que les autres fassent ce qu’ils voudront ; c’estleur affaire. »
En même temps il sortit. Je lerappelai :
« Georges ! »
Il remonta deux marches.
« Où vas-tu ?… Qu’est-ce que tu vasfaire ?…
– Je vais déclarer la chose à mon pèretout de suite.
– Mais tu ne parleras pas de moi…
– Non… non… soyez tranquille, dit-il endescendant ; ça me regarde seul ! »
Et il partit.
Malgré mon mal de reins, je ne pus m’empêcherd’aller regarder à la fenêtre. Il remontait lentement la rue, songros bâton à la main et la tête penchée, puis il rentra hardimentchez eux.
Alors je vins me rasseoir tout inquiet ;et pendant le déjeuner, jusqu’au moment de l’école, je ne fis queme représenter ce qui se passait là-bas : le terrible oragequi dans ce moment même éclatait entre le père et le fils, aussihardis, aussi durs, aussi tenaces dans leurs idées l’un quel’autre. Tantôt je me disais que le père, affaibli par l’âge et lesfatigues, céderait ; tantôt qu’il ne lâcherait pas etjetterait son fils à la porte.
Ces deux idées allaient et venaient dans matête. Enfin vers sept heures, regardant encore une fois à lafenêtre et voyant la rue tranquille, je descendis faire ma classedu matin.
Pendant l’école je restai tout le temps dansma chaire, et je vis avec plaisir que pas un de mes élèves neparaissait content de ce qui m’était arrivé : leurs parentsavaient tous donné tort à M. Jean ! et puis tous cesenfants m’aimaient, ils prenaient parti pour moi ; de temps entemps ils m’observaient pardessus leurs livres, mais aussitôt queje les regardais, ils baissaient les yeux, dans la crainte sansdoute de m’humilier.
D’autres instituteurs les auraient peut-êtrevus rire, car les enfants sont remplis de malice à l’égard de ceuxqu’ils ne reconnaissent pas tout à fait justes, mais moi j’eus lagrande satisfaction de les trouver de mon parti, contre celui quim’avait maltraité.
Tout se passa donc dans l’ordreordinaire ; et mon école finie, je n’eus qu’à jeter un coupd’œil dehors, pour me convaincre qu’une grande agitation régnait auvillage. Depuis le matin, différentes nouvelles s’étaientrépandues ; les voisins et les voisines parlaient sur leursportes ; les femmes en bas criaient, les filles en hautécoutaient à leurs fenêtres. On commentait la maladie de Louise, ledépart du vieux Dominique pour chercher un médecin ; on savaitque Louise voulait retourner au couvent de Molsheim, pour ne pasépouser M. Lebel et que son père l’avait battue ; onsavait tout et l’agitation augmentait.
J’entendais la grand-mère Bouveret, notrevoisine, crier dans la rue :
« La pauvre enfant aime mieux s’enterrervivante dans un couvent que d’épouser le rougeaud… et son père l’abattue !… Ah ! mauvais calotin, tu serais depuislongtemps au bout d’une corde s’il y avait encore une justice dansce monde ; mais les hommes n’ont plus de cœur, pourvu qu’ilsgagnent de l’argent, tout le reste leur est égal !… Et cegarde général Lebel, en voilà un beau merle pourMlle Louise… Oui… oui… c’est du propre !…Attends,… on l’a faite pour toi, mauvais muscadin !… Depuisl’arrivée de cet aristocrate au pays, on ne parle plus que deprocès-verbaux ; c’est lui qu’on devrait assommer et jeter àla porte, et non pas ce pauvre M. Florence, cet homme du bonDieu, qui n’a jamais seulement osé claquer unepuce ! »
Elle avait une voix criarde qui s’entendaitd’un bout de la rue à l’autre, et levait son poing maigre en l’air,comme pour menacer la maison de M. Jean.
Son fils, Nicolas Bouveret, le menuisier,cherchait à l’apaiser, en lui disant :
« Taisez-vous, grand-mère,taisez-vous ; ne dites pas de ces choses-là ; nosmessieurs l’apprendraient, et ça pourrait mal tourner pournous !
– Je me moque bien d’eux !criait-elle encore plus haut. Ce n’est pas eux qui m’empêcheront derouir mon chanvre, de le filer et de conduire mes chèvres à lapâture… Qu’est-ce qu’ils peuvent me faire ? Est-ce qu’ils medonnent de l’ouvrage ? Est-ce que je leur dois de l’argent,moi ? Qu’on aille tout leur apporter, tant mieux ! Je disque c’est une honte de forcer une jeune fille d’épouser un hommequ’elle n’aime pas. Je le dirais à Jean Rantzau lui-même ; iln’a qu’à venir, ce n’est pas Nanette Bouveret qui se gênera devantlui. ».
Elle continuait ainsi sans se lasser ;plus loin, d’autres, encouragées par cette vieille, criaientaussi ; le village était en révolution à cause deLouise ; et je vis alors pour la première fois que toutes lesfemmes se soutiennent contre les hommes !
Marie-Anne avait aussi repris courage, voyantbien que tout le pays était avec nous ; ses craintestournaient en colère.
« C’est maintenant, Florence,disait-elle, qu’on reconnaît le doigt de Dieu. Ce vieil avare sidur, à force de mauvaises actions, s’est attiré tout le monde surle dos. Qu’il vienne nous attaquer avec son M. Lebel ;qu’il vienne nous ôter notre place, la montagne descendra pour noussoutenir. »
L’exaltation la gagnait à force d’avoir eupeur, et j’étais forcé de la calmer, en lui disant que ma place àla mairie dépendait de M. Jacques seul ; que tous lesmaires choisissent ceux qui leur conviennent pour ce poste, sansavoir à donner aucune explication, et que je n’avais donc rien àcraindre de M. Jean.
« Tant mieux, Florence, disait-elle, tantmieux !… Mais il t’a battu et je voudrais le voir sur lacharrette ! »
Les femmes n’ont pas de modération ; lemieux est de ne pas leur répondre, car elles trouvent toujours desraisons pires les unes que les autres, et cela n’en finiraitjamais. Je pris donc mon mal en patience, l’écoutant pendant toutle dîner s’emporter contre M. Jean et lui prédire sa perteprochaine, ce qui du reste ne pouvait lui faire aucun mal.
Les choses continuèrent de la sorte, enaugmentant partout jusqu’au soir, et ma classe de l’après-midi futinterrompue bien des fois, par les propos violents des femmes quipassaient devant mes fenêtres, allant jusqu’à dire qu’il fallaitenfoncer la porte du vieux Rantzau et délivrer sa fille.M. Jean le savait sans doute, car plus d’un des siens luirapportait les paroles de ses ennemis ; mais cet hommeorgueilleux n’était pas de ceux qui se laissent intimider par desmenaces, ou qui renoncent facilement à ce qu’ils veulent : ille montra bien en ce jour.
À cinq heures, au moment de fermer mon école,la servante de M. Jacques vint me prévenir que M. lemaire avait à me parler. Je partis tout de suite ; quelquesvoisins voulaient m’aider à marcher, mais je m’y rendis seul, enles remerciant.
La maison de Jean Rantzau était silencieuse,celle de M. Jacques aussi. J’entrai dans la salle à droite, oùM. le maire me faisait quelquefois rédiger ses actes. Il étaitlà seul, assis devant son grand bureau noir, une jambe à cheval surl’autre, les joues longues et l’air défait ; on aurait ditqu’il avait vieilli de dix ans.
« Ah ! c’est vous Florence, dit-il.Tenez, regardez-moi ça ! »
Il me tendit un papier de son frère Jean, unpapier timbré, invitant M. le maire à faire afficher lejour même l’annonce du mariage de M. Paul-LucienLebel, garde général des Eaux et forêts au village des Chaumes,avec Mlle Louise-Amélie Rantzau, fille unique deJean Rantzau, propriétaire au même endroit.
J’étais devenu tout tremblant ; cela meparaissait impossible, abominable. M. Jacques me regardaitavec ses grands yeux gris-jaune ; et comme je restais là,confondu, il me dit :
« Que pensez-vous de ça ?
– C’est terrible, lui dis-je.
– Oui, vous avez raison, fit-il ;mon frère, pour me ruiner, vend sa fille au garde général ; ilsacrifie Louise à sa vengeance ! L’autre accepte tout, promettout, il fera les procès-verbaux qu’on voudra ; il faut êtreun fameux misérable pour conclure des marchés de ce genre ; ilfaut avoir bien envie de s’enrichir… C’est triste… bientriste ! »
Je ne répondais rien.
« Vous pouvez écrire, monsieur Florence,dit-il, l’affiche sera posée ce soir même, tout le monde laverra. »
Je m’assis donc, et, les yeux troubles,j’écrivis l’affiche de ma plus grosse écriture, avec la date et lereste. M. le maire rêvait ; il avait sa tabatière et sonmouchoir sur le bureau, sous la main, et regardait vers la fenêtred’un œil vague. Quand j’eus fini, il jeta lui-même quelques grainsde tabac sur l’écriture et se mit à relire l’acte, puis il medit :
« C’est bien ça ! Posez le cachet dela mairie. »
C’est ce que je fis. Il signa ; et merendant le papier :
« Oui, Florence, dit-il, c’est fortd’assister soi-même à des marchés honteux, passés en vued’atteindre votre propre ruine, c’est fort, n’est-ce pas ? Ehbien, mon ami, ce n’est encore rien auprès de ce qui me reste àvous dire, non, ce n’est rien ! Mon Dieu, ce coup du frèreJean m’aurait forcé de renoncer à mon commerce de bois, voilàtout ! J’en ai bien assez !… J’aurais loué mes scierieset fait autre chose. Mais, s’écria-t-il, ce que vous ne croiriezjamais, Florence, ce que je n’ose dire qu’à vous, un véritablehonnête homme, c’est que mon fils… Georges… aime la fille d’unbrigand pareil !… »
Sa voix montait ; il avait une voixtonnante dans cette grande salle vide ; et moi je disais,ayant l’air de m’étonner.
« Comment, monsieur le maire… est-cepossible ?…
– Oui, s’écria-t-il, c’est possible,c’est vrai !… Lui-même, entendez-vous, lui-même ce matin estvenu me faire cette déclaration. »
Et comme je baissais les yeux, n’osant leregarder, car ses joues se plissaient, ses mâchoires se serraient,et son grand nez touchait presque son menton à force d’indignation,il dit :
« Voilà ce qui m’attendait à lafin ! Mon fils veut épouser la fille de ce cafard, de cet êtreplat, qui m’a volé la maison de mon père, devenu vieux, sourd etcoureur d’eau bénite ; la fille de cet abominable hypocrite,qui n’avait jamais à la maison qu’un mot à la bouche :« Oui papa !… Vous avez raison, papa !… C’est juste,papa !… » et qui flattait le pauvre homme dans ses idéesdévotieuses, en disant toujours : « Amen, papa,amen !… » Ah ! le gueux, il savait bien ce que toutcela devait lui rapporter ! Tandis que moi, mille tonnerres,je ne pouvais pourtant pas faire ça ! cria-t-il en donnant uncoup de poing furieux sur ça la table ; je ne pouvais pas diredu matin au soir : Oui papa !… Amen !… Dieu vousbénisse !… » Ça m’aurait retourné le cœur ; je nepouvais pas !… Il a tout attrapé par ce moyen, et moi j’ai euric-à-rac ce qu’on ne pouvait pas m’ôter, ce que la loi forçait deme donner ; sans ça le cafard, qui parlait toujours de sondroit d’aînesse, m’aurait dépouillé jusqu’à la chemise. »
Sa figure en disant cela étaitépouvantable ; et malgré tout, oui, je comprenais alors mieuxsa haine, sa colère ; je sentais qu’il n’avait pas tout à faittort.
« À vous, Florence, cria-t-il, je peuxdire ça ! Je n’en ai jamais parlé qu’à mon fils ; maisvous êtes un ami, plus qu’un ami ! Voilà comment il m’avolé… »
Je ne disais rien, restant les yeux baissés ettroublé jusqu’au fond de l’âme.
Après ce grand éclat il se calma un peu et diten prenant une prise avec une sorte de rage :
« Oui !… Et maintenant mon fils aimela fille de ce bandit… Avez-vous jamais entendu parler d’un malheurpareil ?… Il l’aime !… Oh ! depuis longtemps,Florence, je m’en méfiais, je voulais le faire partir… Ill’aime !… Il veut l’épouser ! »
Sa colère recommençait, et je ne pusm’empêcher de dire, tout désolé :
« Mais, monsieur le maire, malgré tout,c’est pourtant une bonne fille, une excellente enfant…
– Hé ! s’écria-t-il en s’empoignantles cheveux avec désespoir, qui est-ce qui vous dit lecontraire ? mais c’est la fille de Jean !… »
Alors, je ne dis plus rien, sa désolation metouchait ; et qu’est-ce que j’aurais pu dire ? desmots ! À quoi cela aurait-il servi ?
Il se tut longtemps ; et recommençantd’une voix étouffée :
« Oui, Georges m’a dit ça, fit-il ;et je lui ai donné jusqu’au soir pour changer d’idée, ou pour s’enaller d’ici… Douze heures !… Il renoncera, ou je n’aurai plusde fils !… Je serai seul, toujours seul !… »
La manière dont il disait ça m’arrachaitpresque des larmes, j’avais envie de sangloter.
« Il faudra qu’il m’arrive comme augrand-père qui est mort sans enfants, après en avoir eudouze ; moi je n’en ai qu’un, et je les perds tous à lafois ; je voudrais bien savoir où je l’ai mérité. »
Dans ce moment Georges passait devant lesfenêtres, et M. Jacques, sans se détourner, dit :
« Le voilà ! »
La porte de l’allée s’ouvrit, puis celle de lachambre. C’était lui !… Il s’avança jusque près du bureau, etson père, d’une voix enrouée, lui demanda :
« Eh bien ?
– Eh bien, dit-il, j’ai réfléchi :c’est décidé… ça reste décidé… Je ne peux pas changer.
– Alors tu pars ?
– Non !…
– Tu veux rester dans ma maison, malgrémoi ! dit le père, en le regardant avec de mauvais yeux.
– Je n’ai pas dit cela, répondit Georgesd’un ton ferme. Vous êtes le maître chez vous, mon père ; sivous m’ordonnez de sortir, je sortirai ; mais je ne quitteraipas le village, j’irai m’établir à l’auberge et ça fera duscandale. »
Le vieux frémit !
Georges était rouge, sous sa petite barbecrépue, jusque derrière les oreilles ; il avait les yeux et lecou pleins de sang, mais il restait maître de lui ; son père,assis dans son fauteuil la tête penchée, réfléchissait ; etmoi, car dans le fond j’aimais cet homme, ma poitrine, en voyantson chagrin épouvantable, ma poitrine éclatait ; j’avaismal !
« Ah ! dit-il lentement, quelmalheur !… Parlez-lui donc, Florence ; dites-lui qu’il nepeut pas épouser cette fille… Que je ne peux pas aller la demanderpour lui… Que c’est impossible !
– Je ne vous demande pas ça non plus, monpère, répondit Georges. Je vous ai dit : « J’aimeLouise ; Louise m’aime !… Nous nous sommes défenduslongtemps tous les deux ; mais c’est fini, nous nousaimons !… Vous ferez ce que vous voudrez… et l’oncle Jeanaussi fera ce qu’il voudra ; mais si l’on force Louise d’enépouser un autre, foi de Rantzau, il arrivera de grandsmalheurs ! » Voilà ce que je vous ai dit, mon père, et cesera ! Maintenant, voulez-vous que je quitte votremaison ?…
– Non ! dit le vieux sans bouger, çaferait plaisir à l’autre ; reste !… Mais nous vivronsensemble comme deux étrangers.
– C’est bien, mon père, » fitGeorges.
Il allait sortir, lorsque la mère, la pauvrefemme qui depuis tant d’années ne sortait jamais de sa cuisine, etqui même les grands jours de fête se tenait debout derrière lachaise de son mari, pour le servir, la pauvre mère entra comme uneperdue, le tablier sur les yeux, poussant un cridéchirant :
« Rantzau ! »
Elle ne put en dire davantage : le vieux,sans tourner la tête ni la regarder, lui montra la porte ;elle rentra dans la cuisine en silence ; Georges la suivitlentement et la porte se referma. Le père, lui, restait là dans sonfauteuil, penché, les yeux à terre.
Je compris alors les grandes douleurshumaines.
Au bout de quelques minutes, comme nous étionsdans le silence, il se leva, alla vers l’armoire, et tira d’unecorbeille la petite clef des affiches, en me disant :
« Venez, Florence ! »
Nous sortîmes ensemble jusqu’à lamairie ; il mit lui-même l’affiche dans le cadre et referma lagrille. Ensuite, me souhaitant le bonsoir, il retourna chez lui, etj’allai chez nous.
