Les Louves de Machecoul – Tome I

XXIV – Comment Marianne Picaut pleura sonmari

La présence de son beau-frère, que MariannePicaut attendait si peu en ce moment, un vague pressentiment demalheur qui vint la saisir à sa vue, produisirent sur la pauvreMarianne une si vive impression, qu’elle retomba sur sa chaise àdemi morte de terreur.

Cependant, Joseph s’avançait lentement, etsans proférer une parole, vers la femme de son frère, qui leregardait du même œil qu’elle eût regardé une apparition.

Arrivé près de la cheminée, Joseph, toujoursmuet, prit une chaise, s’assit et se mit à remuer les cendres dufoyer avec le bâton qu’il tenait à la main.

Comme il était entré dans le cercle de lumièreque renvoyait le foyer, Marianne put voir que son beau-frère, luiaussi, était fort pâle.

– Au nom du bon Dieu, Joseph, luidemanda-t-elle, qu’avez-vous ?

– Quels sont donc les patauds qui sont venuschez vous, ce soir, Marianne ? demanda le chouan répondant àune question par une autre question.

– Personne n’est venu, dit Marianne ensecouant la tête pour donner plus de force à sa dénégation.

Puis, à son tour :

– Joseph, dit-elle, vous n’avez pas rencontrévotre frère ?

– Qui donc l’avait emmené hors de chezlui ? demanda le chouan, qui semblait avoir pris le partid’interroger sans jamais vouloir répondre.

– Encore une fois, personne, je vousdis ; seulement, vers les quatre heures de l’après-midi, il aquitté la maison pour aller payer au maire de la Logerie lesarrasin que, la semaine dernière, il lui avait acheté pourvous.

– Le maire de la Logerie ? répliquaJoseph Picaut en fronçant le sourcil. Ah ! oui, maîtreCourtin… Encore un fier brigand, celui-là ! Il y a cependantlongtemps que je dis à Pascal, – et ce matin encore, je le lui airépété : « Ne tente pas le Dieu que tu renies, ou ilt’arrivera malheur ! »

– Joseph ! Joseph ! s’écriaMarianne, osez-vous bien mêler le nom de Dieu à ces paroles dehaine contre votre frère, qui vous chérit si bien, vous et lesvôtres, qu’il s’ôterait le pain de la bouche pour le donner à vosenfants ! Si le malheur veut qu’il y ait des discordes civilesdans notre pauvre pays, est-ce une raison pour que vous lesintroduisiez jusque dans notre chaumière ? Gardez votreopinion, mon Dieu, et laissez-lui la sienne ; la sienne estinoffensive, et la vôtre ne l’est pas. Son fusil reste accroché àla cheminée, ne se mêle à aucune intrigue et ne menace aucunparti ; tandis que, depuis six mois, il n’est pas de jour oùvous ne soyez sorti armé jusqu’aux dents ! tandis que, depuissix mois, il n’est point de menaces que vous n’ayez proféréescontre les gens des villes où j’ai mes parents, et même contrenous !

– Il vaut mieux sortir le fusil au poing, ilvaut mieux affronter les patauds, comme je le fais, que de trahirlâchement ceux au milieu desquels on vit, que d’amener chez nousles nouveaux bleus, que de leur servir de guide quand ils serépandent dans nos campagnes pour aller piller les châteaux de ceuxqui ont gardé la foi.

– Qui a servi de guide aux soldats ?

– Pascal.

– Quand cela ? où cela ?

– Ce soir, au gué de Pont-Farcy.

– Grand Dieu ! c’est du côté du gué quevenaient les coups de fusil ! s’écria Marianne.

Tout à coup, les yeux de la pauvre femmedevinrent fixes et hagards.

Ils venaient de s’arrêter sur les mains deJoseph.

– Vous avez du sang aux mains !s’écria-t-elle. À qui ce sang, Joseph ? dites-le-moi ! àqui ce sang ?

Le premier mouvement du chouan avait été decacher ses mains, mais il paya d’audace.

– Ce sang, répondit Joseph, dont le visage, depâle qu’il était, devint pourpre ; ce sang, c’est celui d’untraître à son Dieu, à son pays et à son roi ; c’est le sangd’un homme qui a oublié que les bleus avaient envoyé son père àl’échafaud et son frère au bagne, et qui n’a pas craint de servirles bleus !

– Vous avez tué mon mari ! vous avezassassiné votre frère ! s’écria Marianne en se dressant enface de Joseph avec une violence sauvage.

– Non, pas moi, dit Joseph.

– Tu mens !

– Je vous jure que ce n’est pas moi.

– Alors, si tu jures que ce n’est pas toi,jure aussi que tu m’aideras à le venger.

– Vous aider à le venger ! moi, JosephPicaut ? Non, non, répondit le chouan d’une voix sombre ;car, quoique je n’aie point porté la main sur lui, j’approuve ceuxqui l’ont frappé ; et, si j’avais été à leur place, quoiqu’ilfût mon frère, je jure Notre Seigneur que je l’aurais frappé commeeux !

– Répète ce que tu viens de dire, s’écriaMarianne ; car j’espère avoir mal entendu.

Le chouan répéta mot pour mot les mêmesparoles.

– Sois donc maudit alors, comme je lesmaudis ! s’écria Marianne en levant la main avec un gesteterrible au-dessus de la tête de son beau-frère ; et cettevengeance que tu répudies, et dans laquelle je t’enveloppe,fratricide d’intention, sinon de fait, nous resterons deux pourl’accomplir : Dieu et moi ! et, si Dieu me manque, ehbien, seule, j’y suffirai !

Puis, avec une énergie qui domina complètementle chouan :

– Et maintenant, où est-il ? repritMarianne ; qu’ont-ils fait de son corps ? Parle !mais parle donc ! Tu me rendras bien son cadavre, n’est-cepas ?

– Quand je suis arrivé au bruit des coups defusil, dit Joseph, il respirait encore. Je l’ai pris dans mes braspour l’apporter ici ; mais il est mort en chemin.

– Et, alors, tu l’as jeté dans un fossé commeun chien, n’est-ce pas, Caïn ? Oh ! moi qui ne voulaispas y croire, quand je lisais cela dans la Bible !

– Non, dit Joseph, je l’ai déposé dans leverger.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria lapauvre femme, dont tout le corps fut agité d’un tremblementconvulsif. Mon Dieu, peut-être t’es-tu trompé, Joseph… peut-êtrerespire-t-il encore ; peut-être, avec des soins, des secours,est-il possible de le sauver ! Viens avec moi, Joseph,viens ! et, si nous le retrouvons vivant, eh bien, je tepardonnerai d’être l’ami des meurtriers de ton frère…

Elle décrocha la lampe et s’élança vers laporte.

Mais, au lieu de la suivre, Joseph Picaut,qui, depuis quelques instants, prêtait l’oreille aux bruits dudehors, entendant ces bruits – qui étaient évidemment d’une troupeen marche – se rapprocher de la chaumière, attendit que le refletde la lampe que portait sa belle-sœur n’éclairât plus la porte dela maison, sortit par cette porte, contourna les bâtiments, et,franchissant la haie qui les séparait des champs, s’élança dans ladirection de la forêt de Machecoul, dont les masses noires sedessinaient à cinq cents pas de là.

La pauvre Marianne, de son côté, courait çà etlà dans le verger.

Éperdue, à moitié folle, elle promenait salampe autour d’elle, oubliant de concentrer ses regards sur lecercle de lumière que celle-ci projetait sur le gazon, il luisemblait que, pour retrouver le cadavre de son mari, ses yeuxperceraient les ténèbres.

Tout à coup, en passant à un endroit où deuxou trois fois déjà elle avait passé, elle trébucha, faillit tomber,et, dans ce mouvement, ses mains, en se portant vers la terre,rencontrèrent un corps humain adossé contre l’échalier.

Elle poussa un cri terrible, se précipita surle cadavre, l’embrassa étroitement ; puis, l’enlevant entreses bras comme, en d’autres circonstances, elle eût fait d’unenfant, elle le porta dans l’intérieur de la chaumière et le déposasur le lit.

Quelle que fût la mésintelligence qui régnaitentre les deux frères, la femme de Joseph se leva et accourut chezPascal.

En apercevant le cadavre de son beau-frère,elle tomba à genoux près du lit en sanglotant.

Marianne prit la lumière que sa belle-sœuravait apportée, – car, pour elle, elle avait laissé la sienne àl’endroit où elle avait retrouvé Pascal, – Marianne, disons-nous,prit la lumière et la promena sur le visage de son mari.

Pascal Picaut avait la bouche et les yeuxouverts comme s’il vivait encore.

Marianne mit vivement la main sur la poitrinedu cadavre : le cœur ne battait plus.

Alors, se tournant vers sa belle-sœur, quipleurait et priait toujours, la veuve de Pascal Picaut, dont lesyeux étaient devenus rouges et flamboyants comme les tisons del’âtre, s’écria :

– Voilà ce que les chouans ont fait de monmari ! voilà ce que Joseph a fait de son frère ! eh bien,sur ce cadavre, je jure de ne me donner ni paix ni trêve, jusqu’àce que les assassins aient payé le prix du sang !

– Et vous n’attendrez pas longtemps, pauvrefemme ! ou j’y perdrai mon nom, dit une voix d’homme derrièreles deux femmes.

Toutes deux se retournèrent et aperçurent unofficier enveloppé d’un manteau.

Cet officier était entré sans qu’ellesl’entendissent.

À la porte, on voyait dans l’ombre étincelerles baïonnettes.

On entendait hennir les chevaux, quirespiraient dans la brise l’odeur du sang.

– Qui êtes-vous ? demanda Marianne.

– Un vieux soldat comme votre mari, un hommequi a vu assez de champs de bataille pour qu’il ait le droit devous dire qu’il ne faut pas gémir sur le sort de ceux qui, commelui, tombent pour la patrie, mais qu’il faut les venger.

– Je ne gémis pas, monsieur, répondit la veuveen redressant la tête et en secouant ses cheveux épars. Que vousamène dans notre chaumière en même temps que le mort ?

– Votre mari devait nous servir de guide dansune expédition importante pour le salut de votre malheureuxpays : cette expédition peut empêcher que des flots de sang necoulent pour une cause perdue ; ne pourriez-vous me donnerquelqu’un pour le remplacer ?

– Rencontrerez-vous des chouans dans votreexpédition ? demanda Marianne.

– C’est probable, répondit l’officier.

– Eh bien, alors, c’est moi qui serai votreguide ! s’écria la veuve en décrochant le fusil de son mari,suspendu au manteau de la cheminée. Où voulez-vous aller ? Jevous conduis ; vous me payerez avec des cartouches.

– Nous voulons aller au château de Souday.

– Bien ; je vous y conduirai, je sais leschemins.

Et, jetant un dernier regard sur le cadavre deson mari, la veuve de Pascal Picaut sortit la première de samaison, suivie par le général.

La femme de Joseph resta à prier près du corpsde son beau-frère.

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