Les Louves de Machecoul – Tome I

XXV – Où l’amour prête des opinionspolitiques à ceux qui n’en ont pas

Nous avons laissé le jeune baron Michel sur lepoint de prendre un grand parti.

Seulement, au moment de prendre ce parti, ilavait entendu des pas dans le corridor.

Il s’était alors jeté sur son lit, les yeuxfermés, mais l’oreille ouverte.

Ces pas avaient passé et, un instant après,repassé devant sa porte sans s’arrêter.

Ce n’étaient point les pas de sa mère, cen’était point à lui que l’on en voulait.

Le jeune baron rouvrit les yeux, et, reprenantune position semi-verticale, se mit à réfléchir, assis sur sonlit.

Ses réflexions étaient graves.

Il fallait ou rompre avec sa mère, dont lesmoindres volontés étaient des lois pour lui, renoncer aux idéesambitieuses que celle-ci caressait pour son fils, et qui, parinstant, n’avaient point été sans séduire la vacillante imaginationdu jeune baron ; il fallait dire adieu aux honneurs dont laroyauté de juillet avait promis de ne point se montrer avare enversle jeune millionnaire, se lancer dans une équipée qui, à coup sûr,pouvait être sanglante, ramener à sa suite l’exil, la confiscation,la mort, mais que Michel, malgré sa jeunesse, jugeait, avecbeaucoup de bon sens, devoir demeurer impuissante ; il fallaittout cela, – ou bien se résigner et oublier Mary.

Disons-le, Michel réfléchit un instant, maisn’hésita point.

L’entêtement est la première conséquence de lafaiblesse, qui s’obstine parfois jusqu’à la férocité.

Trop de bonnes raisons aiguillonnaient,d’ailleurs, le désir du jeune baron pour qu’il y résistât.

L’honneur lui faisait un devoir de prévenir lecomte de Bonneville des dangers qui pouvaient le menacer, lui et lapersonne qu’il accompagnait.

Et, sur ce point, s’il se reprochait unechose, c’était d’avoir trop tardé.

Aussi, après quelques secondes de réflexion,prit-il son parti.

Malgré les précautions de sa mère, Michelavait lu assez de romans pour savoir comment, au besoin, une simplepaire de draps peut devenir une échelle fort satisfaisante etc’était ce à quoi, tout naturellement, il avait songé d’abord.Malheureusement, les fenêtres de sa chambre étaient juste au-dessusde celles de l’office, d’où l’on devait immanquablement le voirflotter entre ciel et terre lorsqu’il entreprendrait sa descente,quoique, comme nous l’avons dit, la nuit commençât à tomber ;en outre, il y avait si loin de sa chambre au sol, que, malgré sarésolution de conquérir au prix de mille dangers le cœur de cellequ’il aimait, notre jeune homme sentait une sueur froide passer surtout son corps, à l’idée de se trouver suspendu au-dessus d’unpareil abîme par un si fragile lien.

Il y avait, en face de ses fenêtres, un énormepeuplier du Canada dont les branches s’avançaient à quatre ou cinqpieds du balcon.

Descendre le long de ce peuplier, siinexpérimenté que fût Michel dans les exercices du corps, cela luisemblait facile ; mais il fallait atteindre les branches, etle jeune homme ne comptait point assez sur l’élasticité de sesjarrets pour l’essayer.

La nécessité le rendit ingénieux.

Il avait trouvé, en furetant dans la chambre,tout un attirail de pêche qui jadis lui avait servi à s’escrimercontre les carpes et les gardons du lac de Grand-Lieu, plaisirinnocent que la sollicitude maternelle, si exagérée qu’elle fût,avait cru pouvoir autoriser.

Il prit une de ses cannes de pêche, qu’ilmunit d’un hameçon.

Il déposa la canne dressée près de lafenêtre.

Il alla à son lit et prit un drap.

À l’extrémité du drap, il noua un chandelier,– il lui fallait un objet d’un certain poids : un chandeliertomba sous sa main, il prit un chandelier.

Il lança son chandelier de manière à le faireretomber de l’autre côté d’une des plus grandes branches dupeuplier.

Puis, avec le bout de sa ligne armée d’unhameçon, il saisit le bout flottant et le ramena à lui.

Après quoi, il lia les deux boutsénergiquement au balcon de sa fenêtre ; une espèce de pontsuspendu, d’une solidité à toute épreuve, se trouva ainsi établientre la fenêtre et le peuplier.

Le jeune homme se mit à califourchon sur cepont comme un matelot sur sa vergue, et, en avançant doucement, ileut bientôt atteint la branche, puis enfin la terre.

Alors, et sans se soucier si on le verrait ounon, il traversa la pelouse en courant et se dirigea vers Souday,dont, à présent, il savait le chemin mieux que personne.

Lorsqu’il fut à la hauteur de laRoche-Servière, il entendit une fusillade qui lui parut éclaterentre Montaigu et le lac de Grand-Lieu.

Son émotion fut vive et profonde.

Chacune des détonations qui lui arrivaientavec la brise produisait une commotion douloureuse qui serépercutait dans son cœur ; ce bruit, en effet, semblaitindiquer le danger, peut-être même l’agonie de ceux qu’il aimait,et cette pensée le glaçait d’épouvante ; puis, lorsqu’ilsongeait que Mary pouvait l’accuser, rejeter sur lui les malheursqu’il n’avait pas su écarter de sa tête et de celles de son père,de sa sœur et de leurs amis, ses yeux se remplissaient delarmes.

Aussi, loin de ralentir sa marche au bruit decette fusillade, ne pensa-t-il qu’à redoubler de vitesse ; dupas accéléré, il passa au pas de course, et arriva bientôt auxpremiers arbres de la forêt de Machecoul.

Là, au lieu de suivre la route, qui eûtretardé son arrivée de quelques minutes, il se jeta dans un sentierqu’il avait pris plus d’une fois dans ce même but de raccourcir sonchemin.

Sous la voûte obscure des arbres, tombant detemps en temps dans un fossé, se heurtant à une pierre,s’accrochant à un buisson, tant l’obscurité était grande, tant lesentier était étroit, il arriva enfin à ce que l’on appelle le valdu Diable.

Il franchissait le ruisseau qui en suit lefond, lorsqu’un homme s’élançant brusquement d’une touffe degenêts, se précipita sur lui et le saisit si brusquement, qu’il lerenversa en arrière dans le lit fangeux du ruisseau ; et, luifaisant sentir contre la tempe le froid du canon d’unpistolet :

– Pas un cri ! pas un mot ! ou vousêtes mort ! lui dit-il.

Cette position affreuse pour le jeune homme seprolongea pendant une minute qui lui sembla un siècle.

L’homme lui avait mis un genou sur lapoitrine, le maintenait renversé, et restait lui-même immobilecomme s’il attendait quelqu’un.

Enfin, voyant que ce quelqu’un ne venait pas,il poussa un cri de chat-huant.

Un cri semblable, venu de l’intérieur du bois,lui répondit ; puis le pas rapide d’un homme se fit entendre,et un nouveau personnage arriva sur le lieu de la scène.

– Est-ce toi, Picaut ? dit l’homme quitenait sous son genou le jeune baron.

– Non, ce n’est pas Picaut, réponditl’homme ; c’est moi.

– Qui, toi ?

– Moi, Jean Oullier ! répondit le nouveauvenu.

– Jean Oullier, s’écria le premier avec tantde joie, qu’il se dressa à moitié et soulagea d’autant sonprisonnier. Vrai, c’est vous ? vrai, vous avez échappé auxculottes rouges ?

– Oui, grâce à vous autres, mes amis ;mais nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons éviter degrands malheurs.

– Que faut-il faire ? Maintenant que tevoilà libre et que tu es avec nous, tout ira bien.

– Combien as-tu d’hommes avec toi ?

– Nous étions huit en sortant deMontaigu ; les gars de Vieille-Vigne nous ont ralliés :nous devons bien être quinze ou dix-huit à cette heure.

– Et des fusils ?

– Tous en ont.

– Bien. Où les as-tu égaillés ?

– Sur la lisière de la forêt.

– Il faut rassembler tout ton monde.

– Oui.

– Tu connais le carrefour desRagots ?

– Comme ma poche.

– Vous y attendrez les soldats, non pas enembuscade, mais à découvert ; tu ordonneras le feu quand ilsseront à vingt pas de tes hommes. Tuez-en le plus que vouspourrez ; ce sera toujours autant de vermine de moins.

– Bien ; et après ?

– Aussitôt les fusils déchargés, vous vousséparerez en deux bandes : l’une fuira par le sentier de laCloutière, l’autre par le chemin de Bourgnieux. Vous fuirez entiraillant, bien entendu ; faut leur donner du goût à voussuivre.

– Pour les détourner de leur route,quoi !

– Justement, Guérin ! c’est cela.

– Oui, mais…, et vous ?

– Moi, je cours à Souday. Il faut que j’y soisdans dix minutes.

– Oh ! oh ! Jean Oullier, fit lepaysan d’un air de doute.

– Eh bien, après ? demanda Jean Oullier.Se défie-t-on de moi, par hasard ?

– On ne dit pas qu’on se défie de toi, on ditqu’on ne se fie à aucun autre.

– Il faut que je sois dans dix minutes àSouday, te dis-je ; et, quand Jean Oullier dit ilfaut, c’est qu’il faut ! Toi, tu occuperas les soldatspendant une demi-heure, c’est tout ce que je te demande.

– Jean Oullier ! Jean Oullier !

– Quoi ?

– Eh bien, si les gars allaient ne pas vouloirattendre les culottes rouges à découvert ?

– Tu le leur ordonnerais, au nom du bonDieu !

– Si c’était toi qui leur ordonnât, ilsobéiraient ; mais, moi… avec ça qu’il y a là Joseph Picaut, ettu sais bien que Joseph Picaut ne fait qu’à sa manière.

– Mais, si je ne vas pas à Souday, qui ira àma place ?

– Moi, si vous voulez bien, monsieur JeanOullier, dit une voix qui semblait sortir de terre.

– Qui est-ce qui parle ? demanda legarde.

– Un prisonnier que je viens de faire,répondit le chouan.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Oh ! je ne lui ai pas demandé sonnom.

– Votre nom ? demanda durement JeanOullier.

– Je suis le baron de la Logerie, répliqua lejeune homme en parvenant à s’asseoir.

Car la main de fer du Vendéen s’étaitdesserrée, lui avait rendu la liberté de ses mouvements, et il enprofitait pour respirer.

– Ah ! le fils Michel… Encore vous parici ? murmura Jean Oullier à demi-voix et d’un tonfarouche.

– Oui ; lorsque M. Guérin m’a arrêté,j’allais justement à Souday prévenir mon ami Bonneville etPetit-Pierre que leur retraite était connue.

– Et comment saviez-vous cela ?

– Je l’ai appris hier au soir, en écoutant uneconversation de ma mère avec Courtin.

– Comment alors, ayant de si bellesintentions, avez-vous tant tardé à avertir votre ami ?repartit Jean Oullier avec un accent tout à la fois de doute etd’ironie.

– Parce que la baronne m’avait enfermé dans machambre, que cette chambre est située au second étage, que je n’aipu sortir que cette nuit, par la fenêtre, et au risque de metuer.

Jean Oullier réfléchît pendant quelquessecondes : ses préventions contre tout ce qui venait de laLogerie étaient si fortes, sa haine contre tout ce qui portait lenom de Michel était si profonde, qu’il lui répugna d’accepter lemoindre service du jeune homme ; car, malgré son accent denaïve franchise, le méfiant Vendéen se demandait encore si sa bonnevolonté ne cachait pas quelque trahison.

Cependant, il comprenait que Guérin avaitraison, que, seul, dans une circonstance suprême, il saurait donneraux chouans assez de confiance en eux-mêmes pour se laisser aborderpar leurs ennemis ; que, seul, il pourrait prendre les mesuresnécessaires pour ralentir la marche de ceux-ci.

D’un autre côté, il se disait que Michel,mieux qu’aucun des paysans, saurait expliquer au comte deBonneville le danger qui le menaçait, et, tout en rechignantencore, il se résigna à avoir une obligation au jeune rejeton de lafamille Michel.

Mais ce ne fut point sans murmurer :

– Ah ! louveteau ! il faut bien queje ne puisse faire autrement, va !

Puis, tout haut :

– Eh bien, soit, dit-il enfin. Allez-ydonc ! Mais avez-vous des jambes, au moins ?

– D’acier !

– Hum ! fit Jean Oullier.

– Si mademoiselle Bertha était là, elle vousle certifierait.

– Mademoiselle Bertha ? dit Jean Oullier,dont les sourcils se froncèrent.

– Oui ; c’est moi qui ai été chercher lemédecin pour le père Tinguy, et je n’ai mis que cinquante minutes àfaire deux lieues et demie, aller et retour.

Jean Oullier secoua la tête en homme qui estloin d’être convaincu.

– Occupez-vous de vos ennemis, dit Michel, etcomptez sur moi. Il vous fallait dix minutes pour aller àSouday ; moi, j’y serai dans cinq, je vous en réponds.

Et, le jeune homme secoua la fange dont ilétait couvert et s’apprêta à partir.

– Connaissez-vous bien le chemin ? luidemanda Jean Oullier.

– Si je le connais ! Comme les sentiersdu parc de la Logerie.

Et s’élançant dans la direction du château deSouday :

– Bonne chance, monsieur Jean Oullier !cria-t-il au Vendéen.

Jean Oullier resta un instant rêveur : laconnaissance que le jeune baron déclarait avoir des environs duchâteau de son maître le contrariait singulièrement.

– Bon, bon, dit-il enfin en grommelant, nousmettrons ordre à tout cela quand nous en aurons le temps.

Puis, à Guérin :

– Voyons, toi, dit-il, appelle les gars.

Le chouan déchaussa un de ses sabots, et,l’approchant de sa bouche, il souffla dedans de façon à imiter lehurlement du loup.

– Crois-tu qu’ils t’entendront ? demandaJean Oullier.

– À coup sûr ! J’ai pris le dessus duvent, pour les rallier au besoin.

– Alors, inutile de les attendre ici. Gagnonsle carrefour des Ragots ; tu les hauleras tout en marchant, etce sera autant de temps de gagné.

– Combien, à peu près, avez-vous d’avance surles soldats ? demanda Guérin en se jetant dans le fourré à lasuite de Jean Oullier.

– Une grande demi-heure ; ils se sontarrêtés à la ferme de la Pichardière.

– De la Pichardière ? fit Guérin devenurêveur.

– Sans doute ; le Pascal Picaut, qu’ilsauront réveillé, leur aura servi de guide. N’est-il pas homme àcela ?

– Le Pascal Picaut ne servira plus de guide àpersonne : le Pascal Picaut ne se réveillera plus ! ditGuérin d’une voix sombre.

– Ah ! ah ! dit Jean Oullier,tantôt… c’était donc lui ?

– Oui, c’était lui.

– Et vous l’avez tué ?

– Il se débattait, il appelait à l’aide ;les soldats étaient à demi-portée de fusil de nous. Il a bienfallu !

– Pauvre Pascal ! fit Jean Oullier.

– Oui, reprit Guérin, quoique pataud, c’étaitun brave homme.

– Et son frère ? demanda JeanOullier.

– Son frère ?…

– Oui, Joseph.

– Il regardait, dit Guérin.

Jean Oullier se secoua, comme un loup quireçoit dans le flanc une charge de chevrotines. Cette vigoureusenature avait accepté toutes les conséquences d’une lutte terrible,comme le sont d’ordinaire les luttes des guerres civiles ;mais il n’avait pas prévu celle-là, et elle le faisait frissonnerd’horreur.

Pour dérober son émotion à Guérin, il se mit àhâter le pas et, malgré les ténèbres, à franchir les cépées avec larapidité qu’il y mettait quand il appuyait ses chiens.

Guérin, qui, du reste, s’arrêtait de temps entemps pour souffler dans son sabot, avait peine à le suivre.

Tout à coup, il l’entendit qui sifflaitdoucement pour l’avertir de faire halte.

En ce moment, ils étaient arrivés à un endroitde la forêt que l’on appelle le saut de Baugé.

Ils n’étaient qu’à peu de distance ducarrefour des Ragots.

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