Les Louves de Machecoul – Tome I

XLIV – Les lapins de maître Jacques

Au sud de Machecoul, formant triangle autourdu bourg de Légé, s’étendent trois forêts.

On les nomme les forêts de Touvois, desGrandes-Landes et de la Roche-Servière.

L’importance territoriale de ces forêts estmédiocre, en les prenant chacune séparément ; mais, placées àtrois kilomètres à peine les unes des autres, elles se reliententre elles par les haies, par les champs de genêts et d’ajoncs,plus nombreux de ce côté qu’en aucune autre partie de la Vendée, etforment ainsi une agglomération forestière très-considérable.

Il en résulte que, par suite de cesdispositions topographiques, elles sont devenues de véritablesfoyers de révolte, où, dans les temps de guerre civile,l’insurrection se concentre, avant de s’élancer dans les payscirconvoisins.

Le bourg de Légé, outre qu’il était la patriedu fameux médecin Jolly, demeura presque constamment le quartiergénéral de Charette, pendant la grande guerre ; c’est là, aumilieu de la ceinture de bois qui entoure cette bourgade, qu’ilvenait se réfugier après une défaite, reformer ses bandes déciméeset se préparer à de nouveaux combats.

En 1832, et bien que la route de Nantes auxSables-d’olonne, qui traverse Légé, en eût modifié la situationstratégique, ses environs accidentés et boisés n’en étaient pasmoins restés un des centres les plus ardents du mouvement quis’organisait.

Les trois forêts des environs cachaient, dansles impénétrables taillis de houx entrelacés de fougère quipoussent à l’ombre de leurs futaies, des bandes de réfractairesdont les rangs se grossissaient tous les jours et qui devaientservir de noyau aux divisions insurrectionnelles du pays de Retz etde la plaine.

Les fouilles que l’autorité avait fait faire,les battues qu’elle avait fait pratiquer dans ces bois n’avaientamené aucun résultat. La rumeur publique prétendait que lesinsoumis avaient su s’y pratiquer des demeures souterraines dans legenre de celles que les premiers chouans s’étaient creusées dansles forêts de Gralla et du fond desquelles ils avaient si souventbravé toutes les recherches dirigées contre eux.

Cette fois, la rumeur publique ne se trompaitpas.

Vers la fin de la journée où nous avons laisséMichel, sortant du château de Souday, s’élancer sur le cheval dumarquis vers la maison de Picaut, celui qui se fût trouvé cachéderrière un des hêtres centenaires qui entourent la clairière deFolleron, dans la forêt de Touvois, eût assisté à un curieuxspectacle.

À l’heure où le soleil, en s’abaissant àl’horizon, fait place à une espèce de crépuscule, à l’heure où letaillis est déjà dans l’ombre qui semble monter de la terre, et oùun dernier rayon éteint de ses jeux mourants le cintre des grandsarbres, il eût vu venir de loin un personnage qu’avec un peu debonne volonté il eût pu prendre pour un être fantastique, et qui,tout en venant à petits pas, regardait avec précaution autour delui ; – chose, qui au premier abord, semblait lui êtred’autant plus facile, qu’il paraissait avoir deux têtes pourveiller doublement à sa sûreté.

Ce personnage vêtu de haillons sordides, d’uneveste et de semblants de culotte dont le drap primitif avaitcomplètement disparu sous les mille pièces de toutes couleurs parlesquelles on avait cherché à remédier à sa vétusté, paraissait,comme nous l’avons dit, appartenir à un de ces monstres bicéphalesqui occupent une place distinguée dans les rares exceptions que lanature se plaît à créer dans ses heures de folle fantaisie.

Ces deux têtes étaient fort distinctes l’unede l’autre, et, quoique en apparence soudées au même tronc, étaientloin d’avoir un air de famille.

À côté d’une large face d’un rouge de brique,couturée par la petite vérole, presque entièrement couverte par unebarbe inculte, apparaissait une seconde figure moins repoussante,pleine d’astuce et de malice dans sa laideur, tandis que lapremière n’exprimait que l’idiotisme pouvant monter parfois jusqu’àla férocité.

Au reste, ces deux physionomies si distinctesappartenaient à deux de nos anciennes connaissances que nous avonsentrevues à la foire de Montaigu et que nous retrouvons ici :à Aubin Courte-Joie, le cabaretier de Montaigu, et – qu’on nouspardonne le nom peut-être un peu trop expressif, mais que nous nenous croyons pas le droit de changer – à Trigaud laVermine, le mendiant à la force herculéenne qui, on se lerappelle sans doute, a joué son rôle dans l’émeute de Montaigu ensoulevant de terre le cheval du général, et en jetant celui-ci horsdes étriers.

Par un calcul assez sage et dont nous avonsdéjà dit un mot, Aubin Courte-Joie avait recomplété son individu àl’aide de cette espèce de bête de somme, qu’il avait, par bonheur,rencontrée sur son chemin ; en échange des deux jambes qu’ilavait laissées sur la route d’Ancenis, le cul-de-jatte avaitretrouvé des membres d’acier qui ne reculaient devant aucunefatigue, qui ne s’épouvantaient devant aucune tâche, qui leservaient comme jamais ses membres personnels ne l’avaient servi,qui exécutaient, enfin, ses volontés avec une obéissance passive,et qui en étaient arrivés, après quelque temps de cetteassociation, à deviner la pensée même d’Aubin Courte-Joie, pour peuqu’elle se traduisît par un simple mot, un simple signe et même unesimple pression de la main sur l’épaule ou du genou sur lesflancs.

Ce qui était surtout le plus étrange, c’estque le moins satisfait de la communauté, ce n’était pas Trigaud laVermine ; tout au contraire : son épaisse intelligencecomprenait qu’Aubin Courte-Joie dirigeait ses forces dans le sensqui avait toutes ses sympathies ; quelques mots deblancs et de bleus qui tombaient dans ses largesoreilles, toujours dressées, toujours ouvertes, lui prouvaientqu’il soutenait, en servant de locomotive à l’hôtelier, une causedont le culte était le seul objet qui eût survécu à l’affaissementde son cerveau. Il en était glorieux ; sa confiance dans AubinCourte-Joie était sans bornes ; il était fier d’être lié corpset âme à un esprit dont il reconnaissait la supériorité, et s’étaitattaché à celui que l’on pouvait appeler son maître avecl’abnégation qui caractérise tous les attachements où l’instinctdomine.

Trigaud portait Aubin tantôt sur son dos,tantôt sur ses épaules, aussi affectueusement qu’une mère eût portéson enfant ; il lui prodiguait des soins, il avait pour luides attentions qui semblaient démentir l’état d’idiotisme danslequel était le pauvre diable, qui jamais ne regardait à sespropres pieds s’il n’allait pas les meurtrir à quelque cailloutranchant, mais qui, en marchant, écartait avec sollicitude lesbranches qui eussent pu froisser le corps ou fouetter le visage deson guide.

Lorsqu’ils furent arrivés au tiers à peu prèsde la clairière, Aubin Courte-Joie toucha du doigt l’épaule deTrigaud, et le géant s’arrêta court.

Alors, sans avoir besoin de parler,l’aubergiste indiqua du doigt une grosse pierre placée au pied d’unénorme hêtre, à l’angle de droite de la clairière.

Le géant se dirigea vers le hêtre, ramassa lapierre et attendit le commandement.

– Maintenant, dit Aubin Courte-Joie, frappetrois coups.

Trigaud fit ce qu’on lui disait de faire, enespaçant les coups de façon à ce que le premier et le second sesuivissent rapidement et que le troisième ne retentît qu’après uncertain intervalle.

À ce signal, qui avait résonné sourdement surle tronc de l’arbre, une petite plaque de gazon et de mousse sesouleva et une tête sortit de dessous terre.

– Ah ! c’est vous, maître Jacques, quifaites aujourd’hui le guet à la gueule du terrier ? demandaAubin visiblement satisfait de trouver là une connaissance tout àfait intime.

– Dame ! mon gars Courte-Joie, c’est quec’est l’heure de l’affût, vois-tu, et je veux toujours m’êtreassuré par moi-même si les environs sont nets de chasseurs avant delaisser sortir mes lapins.

– Et vous faites bien, maître Jacques, vousfaites bien, répliqua Courte-Joie, aujourd’hui surtout ; caril n’y a pas mal de fusils dans la plaine.

– Ah bien, conte-moi donc cela !

– Volontiers.

– Entres-tu ?

– Oh ! nenni, Jacques ! nous avonsdéjà bien assez chaud comme cela, mon garçon – pas vrai,Trigaud ?

Le géant poussa un grognement qui, avecbeaucoup de bonne volonté, pouvait se traduire par uneaffirmation.

– Tiens, il parle donc maintenant ? ditmaître Jacques. Autrefois, on disait qu’il était muet. Sais-tu quetu es fièrement chanceux, gars Trigaud, que notre Aubin t’ait priscomme cela en amitié ? À présent, te voilà presque un homme,sans compter que tu as la pâtée assurée ; ce que tous leschiens ne peuvent pas dire, même ceux du château de Souday.

Le mendiant ouvrit sa large bouche et commençaun ricanement qu’il n’acheva pas, un geste d’Aubin ayant refoulédans les cavités du larynx cet élan d’hilarité que les largespoumons du géant rendaient dangereux.

– Plus bas donc ! plus bas,Trigaud ! dit-il rudement.

Puis, à maître Jacques :

– Il se croit toujours sur la grand-place deMontaigu, le pauvre innocent.

– Eh bien, voyons alors, puisque vous nevoulez pas entrer, je vais faire sortir les gars. Vous avez raison,au reste, mon Courte-Joie, il fait rudement chaud là-dedans !il y en a plusieurs qui disent qu’ils sont cuits ; mais, voussavez, ces gaillards-là, ça se plaint toujours.

– Ce n’est pas comme Trigaud, répliqua Aubinen assenant par manière de caresse un grand coup de poing sur latête de l’éléphant qui lui servait de monture ; il ne seplaint jamais, lui.

Trigaud fit avec son gros rire un signe de latête plein de reconnaissance pour les signes d’amitié dontl’honorait Courte-Joie.

Maître Jacques, que nous venons de présenter ànos lecteurs, mais avec lequel il nous reste à leur faire faireconnaissance, était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, quiavait tous les dehors d’un honnête métayer du pays de Retz.

Si ses cheveux étaient longs et flottants surses épaules, sa barbe, en revanche, était faite de près et raséeavec le plus grand soin, il portait une veste de drap fort propre,d’une forme presque moderne si on la comparait à celles qui sontencore de mise en Vendée ; un gilet également de drap, àlarges raies alternativement blanches et chamois ; une culottede toile bise et des guêtres de cotonnade bleue, étaient la seulepartie de son costume qui se rapprochât de celui de sescompatriotes.

Une paire de pistolets dont les crossesreluisantes soulevaient cette veste étaient le seul ornementmilitaire qu’il portât en ce moment.

Avec sa physionomie placide et bonasse, maîtreJacques était tout simplement le chef d’une des bandes les plusaudacieuses du pays et le chouan le plus déterminé qu’il y eût àdix lieues à la ronde, où il jouissait d’une formidableréputation.

Maître Jacques n’avait jamais sérieusementposé les armes pendant les quinze années qu’avait, en réalité, duréle règne de Napoléon. Avec deux ou trois hommes, plus souventencore seul et isolé, il avait tenu tête à des brigades entièresdétachées à sa poursuite ; son courage et son bonheur avaientquelque chose de surnaturel qui avait fait naître, parmi lapopulation superstitieuse du Bocage, cette idée qu’il étaitinvulnérable et que les balles des bleus ne pouvaient rien contrelui. Aussi, après la révolution de juillet, dès les premiers joursd’août 1830, lorsque maître Jacques annonça qu’il allait se mettreen campagne, tous les réfractaires des environs étaient-ils venusse grouper autour de lui et n’avaient-ils point tardé à lui formerune troupe respectable, avec laquelle il avait déjà commencé laseconde série de ses exploits de partisan.

Après avoir demandé quelques instants à AubinCourte-Joie, maître Jacques, qui, pour converser avec le nouveauvenu, avait sorti la tête d’abord, puis le buste au-dessus de latrappe, se pencha vers l’ouverture et fit entendre un petitsifflement bizarrement modulé.

À ce signal, on entendit sortir des entraillesde la terre un bourdonnement qui ressemblait assez à celui qui sortd’une ruche d’abeilles ; puis, à quelques pas de là, entredeux buissons, une large claire-voie recouverte, comme la petitetrappe, de gazon, de mousse, de feuilles mortes dont l’aspect étaitparfaitement semblable à celui du terrain environnant, se levaverticalement, soutenue qu’elle était par quatre pieux à ses quatreangles.

En se levant, elle découvrit l’orifice d’uneespèce de silo très large et très profond, et, de ce silo, unevingtaine d’hommes sortirent successivement.

Les costumes de ces hommes n’avaient rien del’élégance pittoresque qui caractérise les brigands qu’on voitsortir des cavernes en carton de l’Opéra-Comique : il s’enfallait de beaucoup. Quelques-uns d’entre eux avaient des uniformesqui ressemblaient à s’y méprendre à celui de Trigaud laVermine ; d’autres, et c’étaient les plus élégants, portaientdes vestes de drap ; mais la plupart étaient vêtus detoile.

La même variété, au reste, se faisaitremarquer dans l’armement. Trois ou quatre fusils de munition, unedemi-douzaine de fusils de chasse, autant de pistolets formaient lasérie des armes à feu ; mais celle de l’arme blanche étaitbien loin d’être aussi respectable ; car elle ne consistaitguère que dans le sabre qui appartenait à maître Jacques, dans deuxpiques datant de la première guerre, et dans huit ou dix fourchessoigneusement aiguisées par leurs propriétaires.

Lorsque tous ces braves eurent émergé dans laclairière, maître Jacques se dirigea vers le tronc d’un arbreabattu sur lequel il s’assit, et Trigaud déposa Aubin Courte-Joie àcôté de lui, puis s’éloigna à quelques pas, de façon à restercependant à portée du geste de son associé.

– Oui, mon Courte-Joie, dit maître Jacques,les loups sont en chasse ; mais ça me fait plaisir tout demême de voir que tu t’es dérangé pour m’avertir.

Puis, tout à coup :

– Ah çà ! mais, au fait, demanda-t-il,comment es-tu là ? Tu as été pincé en même temps que JeanOullier. Jean Oullier s’est sauvé en passant le gué dePont-Farcy ; qu’il se soit sauvé, lui, il n’y a rien là quim’étonne ; mais toi, mon pauvre sans pattes, comment t’y es-tudonc pris ?

– Et les pattes de Trigaud, répondit en riantAubin Courte-Joie, pour quoi les comptez-vous ? J’ai un peupiqué le gendarme qui me tenait ; il paraît que ça lui a faitmal, puisqu’il m’a lâché, et la poigne de mon compère Trigaud afait le reste. Mais qui vous a donc raconté cela, maîtreJacques ?

Maître Jacques haussa les épaules d’un airinsouciant.

Puis, sans répondre à la question, qui luiparaissait sans doute oiseuse :

– Ah çà ! dit-il, est-ce que tu viendraism’avertir, par hasard, que le jour est changé ?

– Non, cela tient toujours pour le 24.

– Tant mieux ! répliqua maîtreJacques ; car, en vérité, ils me font perdre patience avecleurs remises et leurs lésineries. Est-ce qu’il faut tant defaçons, bon Jésus ! pour prendre son fusil, dire au revoir àsa femme et sortir de chez soi ?

– Patience ! vous n’avez plus longtemps àattendre, maître Jacques.

– Quatre, jours ! fit celui-ci avecimpatience.

– Eh bien ?

– Eh bien, je trouve que c’est trop de trois.Je n’ai pas, moi, la chance de Jean Oullier, qui, la nuit dernière,a pu les abîmer un peu, au saut de Baugé.

– Oui, le gars me l’a dit.

– Malheureusement, répliqua maître Jacques,ils ont cruellement pris leur revanche.

– Comment cela ?

– Tu ne sais donc pas ?

– Non ; je viens de Montaigu en droiteligne.

– En effet, tu ne peux rien savoir.

– Eh bien, qu’est-il arrivé ?

– Qu’ils ont tué, dans la maison de PascalPicaut, un brave jeune homme que j’estimais, moi qui n’estime guèreses pareils.

– Lequel ?

– Le comte de Bonneville.

– Bon ! et quand cela ?

– Dame, aujourd’hui même, vers les deux heuresde l’après-midi.

– Comment diable, de votre terrier, avez-vouspu savoir cela, mon Jacques ?

– Est-ce que je ne sais pas tout ce qui peutm’être utile, moi ?

– Alors, je ne sais pas si c’est la peine devous dire ce qui m’amène.

– Pourquoi donc ?

– Parce que vous le savez probablementdéjà.

– Ça se pourrait bien.

– Je voudrais en être sûr.

– Bon !

– Par ma foi, oui, cela m’épargnerait unecommission désagréable, et dont je ne me suis chargé qu’enrechignant.

– Ah ! tu viens de la part de cesmessieurs, alors.

Et maître Jacques prononça les deux mots quenous avons soulignés d’un ton qui flottait entre le mépris et lamenace.

– Oui, d’abord, répondit AubinCourte-Joie ; et puis, ensuite, Jean Oullier, que j’airencontré, m’a donné aussi un message pour vous.

– Jean Oullier ? Ah ! venant de lapart de celui-là, tu es le bienvenu ! C’est un gars quej’aime, Jean Oullier ; il a fait dans sa vie une chose qui luia donné en moi un ami.

– Laquelle ?

– C’est son secret, ça n’est pas le mien. Maisvoyons d’abord ce que me veulent les gens des grandes maisons.

– C’est ton chef de division qui m’envoie àtoi.

– Le marquis de Souday ?

– Justement.

– Eh bien, que me veut-il ?

– Il se plaint que tu attires, par tes sortiestrop fréquentes, l’attention des soldats du gouvernement ;que, par tes exactions, tu irrites les populations des villes, etque tu paralyses ainsi d’avance le mouvement commun, en le rendantplus difficile.

– Bon ! pourquoi ne l’ont-ils pas faitplus tôt, leur mouvement ? Il y a, Dieu merci, assez de tempsque nous l’attendons ; moi, pour mon compte, je l’attendsdepuis le 30 juillet.

– Et puis…

– Comment ! ce n’est pas tout ?

– Non, il t’ordonne…

– Il m’ordonne ?

– Attends donc ! tu obéiras ou tun’obéiras pas ; mais il t’ordonne…

– Écoute bien ceci, Courte-Joie, quelque chosequ’il m’ordonne, je fais d’avance un serment.

– Lequel ?

– C’est de lui désobéir. Maintenant,parle ; je t’écoute !

– Eh bien, il t’ordonne de te tenir tranquilledans ton cantonnement jusqu’au 24, et surtout de n’arrêter nidiligence, ni voyageur, sur la route, comme tu l’as fait ces jourspassés.

– Eh bien, je jure, moi, répondit maîtreJacques, que le premier qui, ce soir, ira de Légé à Saint-Étienneou de Saint-Étienne à Légé me passera par les mains ! Quant àtoi, tu resteras ici, gars Courte-Joie, et, pour réponse, tu iraslui raconter demain ce que tu auras vu.

– Ah ! fit Aubin, non.

– Quoi, non ?

– Vous ne ferez pas cela, maître Jacques.

– Si pardieu ! je le ferai.

– Jacques ! Jacques ! insista lecabaretier, tu comprendras que c’est compromettre gravement notrecause.

– C’est possible ; mais je lui prouverai,à ce vieux reître que je n’ai pas nommé, que j’entends que moi etmes hommes restions parfaitement en dehors de sa division, et quejamais ici ses ordres ne seront exécutés. Et, maintenant que tu enas fini avec les ordres du marquis de Souday, passe à lacommission de Jean Oullier.

– Soit ! Comme j’arrivais à la hauteur dupont Servières, je l’ai rencontré ; il m’a demandé oùj’allais, et, quand il a su que c’était ici :« Parbleu ! a-t-il dit, cela ferait joliment notreaffaire ! Demande donc au maître Jacques s’il voudraitdéménager pour quelques jours et laisser son terrier à ladisposition de quelqu’un. »

– Ah ! ah ! Et te l’a-t-il nommé, cequelqu’un, mon Courte-Joie ?

– Non.

– N’importe ! quel qu’il soit, s’il vientau nom de Jean Oullier, il sera le bienvenu ; car je suis sûrque Jean ne me dérangerait pas si cela n’en valait pas la peine. Cen’est pas comme ce tas de fainéants de messieurs qui font le bruitet qui nous laissent faire la besogne.

– Il y en a des bons, il y en a des mauvais,dit philosophiquement Aubin.

– Et quand viendra celui qu’il veutcacher ? demanda maître Jacques.

– Cette nuit.

– À quoi le reconnaîtrai-je ?

– Jean Oullier l’amènera lui-même.

– Bon ! Et c’est tout ce qu’ildemande ?

– Non pas ; il désire, en outre, que vouséloigniez soigneusement, cette nuit, de la forêt, toute personnesuspecte, et que vous fassiez visiter tous les environs, etprincipalement le sentier de Grand-Lieu.

– Tu vois ! le divisionnairem’ordonne de n’arrêter personne, et Jean Oullier medemande que le chemin soit libre de culottes rouges et depatauds ; voilà une raison de plus pour que je tienne laparole que je te donnais tout à l’heure. Et comment Jean Oulliersaura-t-il que je l’attends ?

– S’il peut venir, s’il n’y a pas de troupesen Touvois, je dois l’en avertir.

– Comment ?

– Par une branche de houx chargée de quinzefeuilles qui se trouvera à moitié chemin de Machecoul, au carrefourde la Benaste, la pointe tournée du côté de Touvois, sur le milieude la route.

– T’a-t-on donné un mot dereconnaissance ? Jean Oullier ne doit certainement pas avoiroublié cela.

– Oui ; on dira : Vaincre, et onrépondra : Vendée.

– Bien ! dit maître Jacques en se levantet en se dirigeant vers le centre de la clairière.

Arrivé là, il appela quatre de ses hommes,leur dit quelques mots tout bas, et les quatre hommes, sansrépondre, s’éloignèrent dans quatre directions différentes.

Au bout de quelques instants, pendant lesquelsmaître Jacques avait fait monter une cruche qui paraissait contenirde l’eau-de-vie, et en avait offert à son compagnon, on vitreparaître quatre individus des quatre côtés par où les premierss’étaient éloignés.

C’étaient les sentinelles qui venaient d’êtrerelevées par leurs camarades.

– Y a-t-il du nouveau ? leur demandamaître Jacques.

– Non, répondirent trois de ces hommes.

– Bien ! Et toi, tu ne dis rien ?demanda-t-il au quatrième.

C’est pourtant toi qui avais le bon poste.

– La diligence de Nantes était escortée dequatre gendarmes.

– Ah ! ah ! tu as le flair bon,toi ! tu sens les espèces… Et quand on pense qu’il y a desgens qui voudraient nous brouiller avec elles ! Mais soyeztranquilles, les amis, on est là !…

– Eh bien ? demanda Courte-Joie.

– Eh bien, pas une culotte rouge dans lesenvirons. Dis à Jean Oullier qu’il peut amener son monde.

– Bon ! fit Courte-Joie, qui, pendantl’interrogatoire des vedettes, avait préparé une branche de houxdans la forme convenue avec Jean Oullier ; bon, je vaisenvoyer Trigaud.

Puis, se retournant du côté dugéant :

– Arrive ici, la Vermine ! dit-il.

Maître Jacques l’arrêta.

– Ah çà ! mais es-tu fou de te séparer detes jambes ? lui dit-il. Et si tu allais avoir besoin delui ! Allons donc ! est-ce que nous n’avons pas ici unequarantaine d’hommes qui ne demandent qu’à se détirer ?Attends, et tu vas voir ! – Hé ! Joseph Picaut !cria maître Jacques.

À cet appel, notre vieille connaissance, quidormait sur l’herbe d’un sommeil dont il semblait avoir grandbesoin, se dressa sur son séant.

– Joseph Picaut ! répéta maître Jacquesavec impatience.

Celui-ci se décida, se leva en grommelant, etarriva devant maître Jacques.

– Voilà une branche de houx, dit le chef deslapins ; tu n’en détacheras pas une feuille, et tu iras toutde suite la porter sur le chemin de Machecoul, au carrefour de laBenaste, en face du calvaire, la pointe tournée du côté deTouvois.

Et maître Jacques se signa en prononçant lemot calvaire.

– Mais…, fit Picaut en rechignant.

– Comment ! mais ?

– C’est que quatre heures d’une course commeje viens d’en faire une ont brisé mes jambes.

– Joseph Picaut, répliqua maître Jacques, dontla voix devint stridente et cuivrée comme le son d’une trompette,tu as quitté ta paroisse pour t’enrôler dans ma bande ; tu esvenu, je ne t’ai point cherché. Maintenant, rappelle-toi bien unechose : c’est qu’à la première observation, je frappe, etqu’au premier murmure, je tue.

En disant ces mots, maître Jacques avait prissous sa veste un de ses pistolets, l’avait empoigné par le canon etavait assené un vigoureux coup de pommeau sur la tête dupaysan.

La commotion fut si violente, que JosephPicaut, tout étourdi, tomba sur un genou. Selon toute probabilité,sans son chapeau, dont le feutre était fort épais, il eût eu lecrâne fendu.

– Et maintenant, va ! dit maître Jacquesen regardant avec le plus grand calme si la secousse n’avait pasfait tomber la poudre du bassinet.

Joseph Picaut, sans répondre une parole,s’était relevé, avait secoué la tête et s’était éloigné.

Courte-Joie le suivit des yeux jusqu’à cequ’il eût disparu.

– Vous avez donc ça dans votre bande !demanda-t-il à maître Jacques.

– Oui ; ne m’en parle pas.

– Depuis longtemps ?

– Depuis quelques heures.

– Mauvaise acquisition que vous avez faitelà.

– Je ne dis pas cela tout à fait ; legars est brave comme était feu son père, que j’ai connu ;simplement, il a besoin de prendre un peu les allures de mes lapinset de se faire au terrier. Ça viendra ! ça viendra !

– Oh ! je n’en doute pas. Vous avez unfier talent pour les éduquer.

– Dame, ce n’est pas d’hier que je m’en mêle.Mais, continua maître Jacques, c’est l’heure de ma ronde, il fautque je te quitte, mon pauvre Courte-Joie. Ainsi donc, c’est bienconvenu, les amis de Jean Oullier sont chez eux ici ; quant audivisionnaire, il aura ma réponse ce soir. C’est bien tout ce quele gars Oullier t’a dit ?

– Oui.

– Fouille dans ta mémoire.

– C’est tout.

– N’en parlons plus, alors. Si le terrier luiconvient, on le lui cédera, à lui et à ses gens. Je ne suis pasembarrassé de mes gars : ces lapins-là, c’est comme lessouris, ça a plus d’un trou. À tout à l’heure donc, gars Aubin, et,en m’attendant, mange la soupe. Tiens, je les vois là-bas quis’apprêtent à fricoter.

Maître Jacques descendit dans ce qu’ilappelait son terrier ; puis il en remonta l’instant d’après,armé d’une carabine dont il visita l’amorce avec le plus grandsoin.

Puis il disparut entre les arbres.

Cependant la clairière s’était animée etprésentait en ce moment un coup d’œil des plus pittoresques.

Un grand feu avait été allumé dans le silo, etsa réverbération, passant à travers la trappe, éclairait lesbuissons des lueurs les plus fantasques et les plus bizarres.

À ce feu cuisait le souper des réfractairesdisséminés dans la clairière : les uns agenouillés disant leurchapelet ; les autres assis et chantant à demi-voix ceschansons nationales dont les mélodies plaintives et traînantesallaient parfaitement au caractère du paysage. Deux Bretons couchéssur le ventre à côté même de l’orifice du silo, et éclairés par saréverbération, se disputaient, au moyen de deux osselets doncchaque face était teinte d’une couleur différente, la possession dequelques pièces de monnaie, tandis qu’un gars, qu’à son teint pâleet jauni par la fièvre on reconnaissait pour un habitant du marais,s’évertuait, sans un grand succès, à enlever l’épais enduit derouille qui couvrait le canon et la batterie d’une vieillecarabine.

Aubin, habitué à ces sortes de scènes, n’yprenait point garde. Trigaud lui avait fabriqué une espèce de litavec des feuilles ; Aubin s’était assis sur ce matelasimprovisé, et il y fumait sa pipe aussi tranquillement que s’il eûtété dans son cabaret de Montaigu.

Tout à coup, il lui sembla entendre dansl’éloignement un cri d’alarme, le cri du chat-huant, mais moduléd’une façon sinistre et prolongée qui indiquait un danger.

Courte-Joie siffla doucement pour avertir lesréfractaires de faire silence ; puis, presque au même instant,un coup de feu retentit à un millier de pas environ.

En un clin d’œil, les seaux d’eau, tenus toutexprès en réserve pour cet usage, avaient été jetés sur lefeu ; la claie avait été abaissée, la trappe s’était refermée,et les lapins de maître Jacques, y compris Aubin Courte-Joie, queson compère avait repris sur ses épaules, s’étaient éparpillés danstoutes les directions, attendant pour agir le signal de leurchef.

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