Les Louves de Machecoul – Tome I

XXIII – À qui appartenait lachaumière

La chaumière dont le général avait vuétinceler la vitre dans l’obscurité et qu’il avait signalée aucapitaine était habitée par deux ménages.

Ces deux ménages avaient pour chefs les deuxfrères.

Ces deux frères se nommaient, l’aîné Joseph,le cadet Pascal Picaut.

Le père des deux Picaut avait fait, dès 1792,partie des premiers rassemblements du pays de Retz ; ils’était attaché au sanguinaire Souchu, comme le pilote s’attache aurequin, comme le chacal s’attache au lion, et il avait pris sa partdes affreux massacres qui signalèrent les débuts de l’insurrectionsur la rive gauche de la Loire.

Lorsque Charette fit justice de ce Carrier àcocarde blanche, Picaut, dont les appétits sanguinaires s’étaientdéveloppés, bouda le nouveau chef, qui, à ses yeux, avait le tortgrave de ne vouloir de sang que sur le champ de bataille, quitta ladivision et passa dans celle que commandait le terrible Jolly, levieux chirurgien de Machecoul : celui-là, du moins, était à lahauteur de l’exaltation de Picaut.

Mais, Jolly, reconnaissant le besoin d’unité,pressentant le génie militaire du chef de la basse Vendée, serangea sous les drapeaux de Charette, et Picaut, qui n’avait pointété consulté, se dispensa de consulter lui-même son commandant pourabandonner de nouveau ses camarades.

Fatigué, au reste, de ces mutationsperpétuelles, profondément convaincu que le temps ne pourrait riencontre la rancune qu’il conservait aux meurtriers de Souchu, ilchercha un général que les exploits de Charette ne pussent séduireet ne trouva rien de mieux que Stofflet, dont l’antagonisme contrele héros du pays de Retz s’était déjà révélé en maintecirconstance.

Le 25 février 1796, Stofflet fut faitprisonnier à la ferme de la Poitevinière, avec deux aides de campet deux chasseurs qui l’accompagnaient.

On fusilla le chef vendéen et les deuxofficiers ; on renvoya les deux paysans à leurschaumières.

Il y avait deux ans que Picaut, qui était undes deux chasseurs de Stofflet, n’avait revu sa maison.

En y arrivant, il aperçut sur le seuil deuxgrands jeunes gens vigoureux et bien bâtis, qui se jetèrent à soncou et l’embrassèrent.

C’étaient ses fils.

L’aîné avait dix-sept ans, l’autre seize.

Picaut se prêta de bonne grâce à leurscaresses ; puis, lorsqu’ils eurent fini, il se mit àcontempler leur structure, leur carrure d’athlète, à tâter leursmembres musculeux avec une satisfaction évidente.

Picaut avait laissé chez lui deux enfants, ilretrouvait deux soldats.

Seulement, comme lui, ces soldats étaientabsolument désarmés.

La République, en effet, avait pris à Picautla carabine et le sabre qu’il tenait de la munificenceanglaise.

Or, Picaut comptait bien que la République leslui rendrait et qu’elle serait même assez généreuse pour armer sesdeux fils, afin de le dédommager du tort qu’elle lui avaitfait.

Il est vrai qu’il ne comptait pas la consulterpour cela.

En conséquence, dès le lendemain, il ordonnaitaux deux jeunes gens de prendre leurs bâtons de pommier sauvage, etil se mettait en route avec eux dans la direction de Torfou.

Il y avait à Torfou une demi-brigaded’infanterie.

Lorsque Picaut, qui marchait de nuit et qui,dédaignant les sentiers frayés, cheminait à travers champs,aperçut, à une demi-lieue de lui, une agglomération de lumières quilui signalait la ville et lui indiquait qu’il touchait au but deson voyage, il commanda à ses deux fils de continuer à le suivre,mais d’imiter tous ses mouvements, et de rester immobiles à laplace où ils se trouveraient du moment qu’ils entendraient legazouillement du merle réveillé en sursaut.

Il n’y a point de chasseur qui ne sache que lemerle, réveillé en sursaut, s’échappe en jetant trois ou quatrecris rapides et répétés qui n’appartiennent qu’à lui.

Alors, au lieu de marcher droit comme il avaitfait jusque-là, Picaut se mit à ramper, suivant toujours l’ombredes haies, tournant autour de la ville et écoutant, de vingt pas envingt pas, avec la plus grande attention.

Enfin, le bruit d’une marche lente, mesurée,monotone, arriva jusqu’à lui.

Cette marche était celle d’un homme seul.

Picaut se mit à plat ventre et continuad’avancer dans la direction du bruit et se soulevant sur les coudeset sur les genoux.

Ses enfants l’imitèrent.

Au bout du champ qu’il suivait, Picautentrouvrit la haie, regarda au travers, et, satisfait de soninspection, se fit une trouée, y passa la tête, et, sans trops’embarrasser des épines que son corps rencontrait, se glissa commeune couleuvre à travers les branches.

Arrivé de l’autre côté, il imita le sifflementdu merle effarouché.

C’était, nous l’avons dit, le signal convenuavec ses deux fils.

Ils s’arrêtèrent suivant la consignereçue ; seulement, se dressant pour regarder au-dessus de lahaie, ils suivirent des yeux la manœuvre de leur père.

La pièce qui s’étendait de l’autre côté de lahaie, et dans laquelle Picaut avait passé, était un pré dontl’herbe haute et épaisse ondoyait au gré du vent.

À l’extrémité du pré, c’est-à-dire à cinquantepas à peu près, on apercevait la route.

Sur cette route se promenait une sentinelleplacée à cent pas d’une maison qui servait de grand’garde, et à laporte de laquelle était une seconde sentinelle.

Les deux jeunes gens embrassèrent d’un regardtout cet ensemble, puis ramenèrent leurs yeux sur leur père, quicontinuait de ramper dans l’herbe et se dirigeait du côté de lasentinelle.

Lorsque Picaut ne fut plus qu’à deux pas de laroute, il s’arrêta derrière un buisson.

Le soldat se promenait de long en large, et,chaque fois que, dans sa promenade, il tournait le dos à la ville,ses vêtements ou ses armes effleuraient les branches dubuisson.

À chaque fois les deux jeunes gensfrissonnaient pour leur père.

Tout à coup, et au moment où le vent s’élevaitavec une certaine force, la brise qui venait dans leur directionleur apporta un cri étouffé ; puis, avec cette acuité deregard des hommes habitués à y voir la nuit, ils aperçurent, sur laligne blanche du chemin, comme une masse noirâtre qui sedébattait.

Cette masse se composait de Picaut et de lasentinelle.

Picaut, après avoir frappé la sentinelle d’uncoup de couteau, l’achevait en l’étranglant.

Un instant plus tard, le Vendéen revenait versses deux fils, et, comme après le carnage, la louve partage lebutin à ses petits, Picaut partageait aux siens le fusil, le sabreet la giberne du soldat.

Avec ce fusil, ce sabre et cette gibernegarnie de cartouches, le second équipement fut plus facile à seprocurer que le premier, le troisième que le second.

Mais ce n’était point assez, pour Picaut, qued’avoir des armes : il lui fallait encore trouver l’occasionde s’en servir ; il regarda autour de lui, et, dans MM.Autichamp, de Scepeaux, de Puisaye et de Bourmont, qui tenaientencore la campagne, il ne trouva que des royalistes à l’eau de rosequi ne faisaient point la guerre à son gré et dont aucun neressemblait même de loin à Souchu, qui était resté le type quePicaut cherchait dans un chef.

Il en résulta que, plutôt que d’être malcommandé, Picaut se décida à se faire chef et à commander auxautres.

Il recruta quelques mécontents comme lui, etdevint chef d’une bande qui, quoique peu nombreuse, ne laissa pasque de témoigner de ses sentiments de haine pour la République.

La tactique de Picaut était des plussimples.

Il habitait d’ordinaire les forêts.

Pendant le jour, il laissait reposer seshommes.

La nuit venue, il sortait du bois qui luiservait d’asile, embusquait sa petite troupe le long deshaies ; puis, si un convoi ou une diligence venait à passer,il l’attaquait et l’enlevait ; quand les convois étaient raresou les diligences trop bien escortées, Picaut se dédommageait surles avant-postes, qu’il fusillait, et sur les fermes des patriotes,qu’il incendiait.

Après une ou deux expéditions, ses compagnonslui avaient donné le surnom de Sans-Quartier, et Picaut,qui tenait à mériter consciencieusement ce titre, ne manqua jamais,depuis, de faire pendre, fusiller ou éventrer tous lesrépublicains, mâles ou femelles, bourgeois ou militaires,vieillards ou enfants, qui tombaient entre ses mains.

Il continua ses opérations jusqu’en1800 ; mais, à cette époque, l’Europe laissant quelque répitau premier consul – ou le premier consul laissant quelque répit àl’Europe – Bonaparte, qui avait sans doute entendu vanter lesexploits de Picaut Sans-Quartier, résolut de lui consacrer sesloisirs et dépêcha contre lui, non pas un corps d’armée, mais deuxchouans recrutés rue de Jérusalem et deux brigades degendarmerie.

Picaut, sans défiance, reçut les deux fauxfrères dans sa bande.

Quelques jours après, il tombait dans unesouricière.

On le prit, lui et la meilleure partie de sabande.

Picaut paya de sa tête la sanglante renomméequ’il s’était acquise : comme c’était encore plus un coureurde grandes routes et un arrêteur de diligences qu’un soldat, il futcondamné, non pas à la fusillade, mais à la guillotine.

Il monta, au reste, bravement à l’échafaud, nedemandant pas plus de quartier aux autres qu’il n’en avait accordélui-même.

Joseph, son fils aîné, fut envoyé au bagneavec les autres prisonniers. Quant à Pascal, qui avait échappé àl’embuscade et regagné ses forêts, il continua à chouanner avec desrestes de bande.

Mais cette vie de sauvage ne tarda point à luidevenir odieuse ; il se rapprocha des villes, et, un beaujour, il entra dans Beaupréau, remit au premier soldat qu’ilrencontra son sabre et son fusil, et se fit conduire chez lecommandant de la ville, auquel il raconta son histoire.

Ce commandant, qui était chef d’une brigade dedragons, s’intéressa au pauvre diable, et, en considération de sajeunesse et de la singulière confiance avec laquelle il avait agi àson endroit, il lui offrit d’entrer dans son régiment.

En cas de refus, il était forcé de le livrer àl’autorité judiciaire.

Devant une semblable alternative, PascalPicaut, qui, du reste, ayant appris le sort de son père et de sonfrère, ne tenait plus à retourner au pays, Pascal Picaut,disons-nous, ne pouvait hésiter et n’hésita point.

Il endossa l’uniforme.

Quatorze ans après, les deux fils deSans-Quartier se retrouvaient en venant prendre possession du petithéritage que leur avait laissé leur père.

La rentrée des Bourbons avait ouvert à Josephles portes du bagne, et licencié Pascal, qui, de brigand de laVendée, était devenu brigand de la Loire.

Joseph, sortant du bagne, rentrait dans sachaumière plus exalté que ne l’avait jamais été son père, brûlant àla fois de venger, dans le sang des patriotes et la mort de sonpère et les tortures que lui-même avait subies.

Pascal, au contraire, revenait avec despensées toutes différentes de ses idées primitives, changées par lemonde nouveau qu’il avait vu, et surtout par son contact avec deshommes pour lesquels la haine des Bourbons était un devoir, lachute de Napoléon une douleur, l’entrée des alliés une honte ;sentiment qu’entretenait dans son cœur la vue de la croix qu’ilportait sur sa poitrine.

Cependant, et malgré une dissidence d’opinionqui amenait des discussions fréquentes, malgré la mésintelligencehabituelle qui régnait entre eux, les deux frères ne s’étaientpoint séparés et avaient continué d’habiter en commun la maison queleur père leur avait laissée, et de cultiver la moitié des champsqui l’entouraient.

Tous deux s’étaient mariés : Joseph avecla fille d’un pauvre paysan ; Pascal, auquel sa croix et sapetite pension donnaient une certaine considération dans le pays,avait épousé la fille d’un bourgeois de Saint-Philbert, patriotecomme il l’était lui-même.

La présence des deux femmes dans la maisoncommune, femmes qui toutes deux, l’une par envie, l’autre parrancune, exagérèrent les sentiments de leurs maris, augmenta cesdispositions à la discorde ; cependant, jusqu’en 1830, lesdeux frères continuèrent de vivre ensemble.

La révolution de juillet, à laquelle Pascalavait applaudi, réveilla toute l’exaltation fanatique deJoseph ; d’un autre côté, le beau-père de Pascal devint mairede Saint-Philbert, et le chouan et sa femme vomirent tant d’injurescontre ces patauds, que madame Pascal déclara à son mariqu’elle ne voulait plus vivre avec de pareils forcenés, au milieudesquels elle ne se croyait plus en sûreté.

Le vieux soldat n’avait pas d’enfants ;il s’était singulièrement attaché à ceux de son frère. Il y avaitsurtout un petit garçon aux cheveux cendrés, aux joues rebondies etrouges comme des pommes de pigeonnet, dont il ne savait pas sepasser : sa plus grande, sa seule distraction était de fairesauter le petit bonhomme sur ses genoux pendant des heuresentières. Pascal sentit son cœur se serrer à l’idée de s’éloignerde son fils adoptif ; malgré les torts de son aîné, il n’avaitpas cessé d’aimer son frère ; il voyait celui-ci appauvri parles frais qu’avait nécessités l’entretien de sa nombreusefamille ; il craignait que son départ ne le laissât dans lamisère : en conséquence, il refusa ce que lui demandait safemme.

Seulement, on cessa de manger en commun, et,comme la maison se composait de trois pièces, Pascal en laissa deuxà son frère, et se retira dans la troisième, après avoir fait murerla porte de communication.

Le soir du jour où Jean Oullier avait été faitprisonnier, la femme de Pascal Picaut était fort inquiète.

Son mari avait quitté le logis vers quatreheures, c’est-à-dire au moment même où la colonne du généralDermoncourt sortait de Montaigu. Pascal devait aller, disait-il,régler un compte avec Courtin, de la Logerie, et, quoiqu’il fûtprès de huit heures, il n’était pas encore rentré.

Mais l’inquiétude de la pauvre femme étaitdevenue de l’angoisse quand elle avait à trois cents pas de samaison, entendu retentir les différents coups de feu tirés sur lesbords de la Boulogne.

Marianne Picaut attendait donc son mari avecla plus vive anxiété, et, de temps en temps, elle quittait sonrouet, installé au coin de la cheminée, pour aller écouter à laporte.

Les détonations éteintes, elle n’entendit plusrien, que le bruit du vent qui agitait la cime des arbres, ou lecri d’un chien qui, dans le lointain, poussait un hurlementplaintif.

Le petit Louis – l’enfant que Pascal aimaittant – vint à son tour, au bruit de ces coups de feu, s’informer sison oncle était rentré ; mais à peine avait-il montré sa joliepetite tête blonde et rose à la porte, que la voix de sa mère, quile rappelait durement, le fit disparaître.

Depuis quelques jours, Joseph était devenuplus hautain, plus menaçant, et, le matin même, avant de partirpour la foire de Montaigu, à laquelle il devait se rendre, il avaiteu avec son frère une scène qui, sans la patience du vieux soldat,fût certainement devenue une rixe.

La femme de Pascal n’osa donc pas allercommuniquer ses inquiétudes à sa belle-sœur.

Tout à coup, elle entendit un bruit de voixchuchotant avec mystère dans le verger qui précédait la chaumière.Elle se leva si précipitamment, qu’elle renversa son rouet.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et JosephPicaut parut sur le seuil.

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