Les Louves de Machecoul – Tome I

XL – L’égalité devant les morts

Le même jour, vers deux heures del’après-midi, maître Courtin avait quitté la Logerie et s’était misen route sous prétexte de se rendre à Machecoul, pour acheter unbœuf de labour, mais en réalité pour avoir des nouvelles desévénements de la nuit, événements auxquels le digne fonctionnaires’intéressait d’une façon toute spéciale, les lecteurs lecomprendront facilement.

Arrivé au gué de Pont-Farcy, il trouva lesgarçons meuniers qui relevaient le corps du fils de Tinguy, etautour d’eux quelques femmes et quelques enfants qui considéraientle cadavre avec la curiosité naturelle à leur sexe et à leurâge.

Lorsque le maire de la Logerie, stimulant sonbidet d’un coup de bâton à tige de cuir qu’il tenait à la main,l’eût fait entrer dans la rivière, tous les yeux se tournèrent deson côté, et la conversation cessa comme par enchantement, bienque, jusque-là, elle eût été des plus vives et des plusanimées.

– Eh bien, qu’y a-t-il donc, gars ?demanda Courtin en faisant fendre diagonalement l’eau à son cheval,de façon à prendre terre précisément en face du groupe.

– Un mort, répondit un des meuniers avec lelaconisme du paysan vendéen.

Courtin arrêta son regard sur le cadavre, etvit qu’il était revêtu d’un uniforme.

– Heureusement encore, dit-il, que ce n’estpas un du pays.

Malgré ses opinions philippistes, le maire dela Logerie ne croyait pas prudent de témoigner de la sympathie à unsoldat de Louis-Philippe.

– C’est ce qui vous trompe, monsieur Courtin,répondit d’une voix sombre un homme à veste brune.

Le titre de monsieur qui lui étaitdonné, et même avec une certaine affectation, ne flatta aucunementle métayer de la Logerie ; dans les circonstances où l’on setrouvait, dans la phase où le pays venait d’entrer, il savait quece titre de monsieur, dans la bouche d’un paysan,lorsqu’il n’était pas un témoignage de respect, équivalait à uneinjure ou à une menace, ce qui inquiétait bien autrementCourtin.

En effet, le maire de la Logerie se rendait lajustice de ne pas prendre le titre qu’on venait de lui donner commeune marque de considération ; aussi résolut-il d’être de plusen plus circonspect.

– Il me semble cependant, continua-t-il d’unton doucereux, que l’uniforme qu’il porte est celui deschasseurs.

– Bah ! l’uniforme ! répliqua lemême paysan ; comme si vous ne saviez pas que la chasseaux hommes – c’est ainsi que les Vendéens nomment laconscription – ne respecte pas plus nos fils et nos frères que lesautres ; il me semble, pourtant, que vous devriez le savoir,vous qui êtes maire.

Il se fit un nouveau silence ; ce silenceparut si lourd à porter à Courtin, qu’il l’interrompit.

– Et sait-on le nom du pauvre gars qui a périsi malheureusement ? demanda Courtin, qui faisait des effortsinouïs mais infructueux pour amener une larme dans son œil.

Personne ne répondit.

Le silence devenait de plus en plussignificatif.

– Et connaît-on d’autres victimes ? Parexemple, parmi les nôtres, parmi les gars du pays, y en a-t-il eude tués ? J’ai entendu dire que bon nombre de coups de fusilavaient été tirés.

– En fait d’autres victimes, répondit le mêmepaysan, je ne connais encore que celle-là, quoique ce soit presqueun péché d’en parler auprès du cadavre d’un chrétien.

En disant ces mots, le paysan s’étaitdétourné, et, tout en fixant les yeux sur Courtin, il lui indiquaitdu doigt le corps du chien de Jean Oullier, resté sur la rive etcaressé par le courant, dans lequel il baignait à moitié.

Maître Courtin devint fort pâle ; iltoussa comme si une main invisible lui serrait la gorge.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il. Unchien ! Ah ! si nous n’avions à pleurer que des victimesde cette espèce, nous garderions nos larmes pour une autreoccasion.

– Eh ! eh ! fit l’homme à la vestebrune, le sang d’un chien, ça se paye comme autre chose, monsieurCourtin ; et je suis sûr que le maître du pauvre Pataud n’entiendra pas quitte pour peu celui qui a tiré sur son chien à lasortie de Montaigu, avec du plomb à loup, dont trois grains luisont entrés dans le corps.

En achevant ces mots, l’homme, comme si, ayantéchangé, à son avis, assez de paroles avec Courtin, trouvaitinutile d’attendre sa réponse, tourna les talons, passa un échalieret disparut derrière une haie.

Quant aux meuniers, ils reprirent leur marcheavec le cadavre.

Les femmes et les enfants suivirent le funèbrecortège en priant tumultueusement et à voix haute.

Courtin resta seul.

– Bon ! pour que je paye ce que le garsOullier aura établi à mon compte, dit le maire de la Logerie enéperonnant de son unique éperon son bidet, qui avait pris goût à lahalte, il faut qu’il se tire d’abord des griffes qui le serrentgrâce à moi ; ce qui n’est pas commode, quoique, à la rigueur,ce soit possible.

Maître Courtin continua sa route ; mais,la curiosité l’aiguillonnant de plus en plus, il trouva que c’étaitbien longtemps souffrir que d’attendre, pour la satisfaire, quel’amble modeste de son cheval l’eût conduit jusqu’à Machecoul.

Or, en ce moment, il passait justement devantla croix de la Bertaudière, où aboutissait le chemin qui menait àla maison des Picaut.

Il pensa à Pascal, qui pouvait mieux quepersonne lui donner des nouvelles, puisque, la veille, il avait dûservir de guide aux soldats.

– Mais que je suis donc bonasse !s’écria-t-il, se parlant à lui-même ; sans me rallonger deplus d’une petite demi-heure, je puis savoir tout ce qui s’estpassé, et cela, d’une bouche qui ne me cachera rien. Allons doncchez Pascal : il me dira, lui, ce que le coup a produit.

Maître Courtin tourna donc à droite, et cinqminutes après, il débouchait du petit verger et faisait son entréesur le fumier de la cour de la demeure de Picaut.

Joseph, assis sur le collier d’un cheval,fumait sa pipe devant la porte de la partie de la maison qu’ilhabitait.

En voyant le maire de la Logerie, il ne jugeapoint qu’il fût utile qu’il se dérangeât.

Maître Courtin, qui avait une admirableperspicacité pour tout voir sans avoir l’air de rien remarquer,attacha son bidet à un des anneaux de fer scellés dans le mur.

Puis, se tournant vers Joseph :

– Votre frère est-il chez lui ?demanda-t-il.

– Oui, il y est encore, répondit Picaut enappuyant sur le mot encore, d’un air qui sembla singulierau maire de la Logerie. Vous le faut-il aujourd’hui pour conduireles culottes rouges au château de Souday ?

Courtin se mordit les lèvres, mais ne réponditrien à Joseph.

Seulement, à lui-même :

– Comment cet imbécile de Pascal a-t-il étéconfier à son gredin de frère que c’était moi qui lui avais donnécette commission, se dit-il en heurtant à la porte du second desPicaut. On ne peut, sur ma foi, rien faire depuis vingt-quatreheures sans que tout le monde en jase.

Le monologue de Courtin l’empêcha de remarquerque l’on tardait beaucoup à lui ouvrir, et que, contre l’habitudepleine de confiance des gens de la campagne, la porte avait étéverrouillée en dedans.

Enfin, la porte s’ouvrit.

Lorsque, par cette ouverture, les yeux deCourtin purent plonger dans l’intérieur de la chambre, le spectaclequ’il aperçut et auquel il s’attendait si peu le fit reculer sur leseuil.

– Qui donc est mort ici ?demanda-t-il.

– Regardez, répondit la veuve sans quitter saplace du coin de la cheminée, qu’elle était allée reprendre aprèslui avoir ouvert la porte.

Courtin reporta les yeux sur le lit, et,quoiqu’il ne vît, à travers le drap, que la forme du cadavre, ildevina tout.

– Pascal ! s’écria-t-il,Pascal !

– Je croyais que vous le saviez, dit laveuve.

– Moi ?

– Oui, vous… vous qui êtes la première causede sa mort.

– Moi ? moi ? répliqua Courtin, quipensa à l’instant même à ce que venait de lui dire le frère de lavictime et qui sentait combien il était important pour sa sécuritéde se disculper ; moi ? Je vous jure, foi d’homme, qu’ily a plus de huit jours que je n’ai vu seulement votre défuntmari.

– Ne jurez pas, répondit la veuve. Pascal nejurait jamais, lui ; car, lui, jamais il ne mentait.

– Mais, enfin, qui vous a donc dit que jel’avais vu ? demanda Courtin. Voilà qui est fort, parexemple !

– Ne mentez pas en face d’un mort, monsieurCourtin, dit Marianne ; cela vous porterait malheur.

– Je ne mens pas, balbutia le métayer.

– Il est parti d’ici pour aller chezvous ; c’est vous qui l’avez engagé à servir de guide auxsoldats.

Courtin fit un nouveau mouvement dedénégation.

– Oh ! ce n’est pas que je vous en blâme,continua la veuve en regardant fixement une petite paysanne devingt-cinq à trente ans, qui filait sa quenouille dans l’autreangle de la cheminée ; c’était son devoir de prêter assistanceà ceux qui veulent empêcher que le pays ne soit, une fois de plus,ravagé par la guerre civile.

– C’était aussi mon but, à moi, mon uniquebut, répondit Courtin, mais en baissant si fort la voix, quec’était à peine si la jeune paysanne pouvait l’entendre. Jevoudrais que le gouvernement nous débarrassât, une bonne fois, detous ces fauteurs de troubles, de tous ces nobles qui nous écrasentde leurs richesses pendant la paix, et qui nous font massacrerquand vient la guerre ; j’y travaille, maîtresse Picaut ;mais il ne faut pas s’en vanter, voyez-vous : on ne sait quetrop ce dont ces gens-là sont capables.

– De quoi vous plaindrez-vous s’ils vousfrappent par-derrière, vous qui vous cachez pour lesattaquer ? dit Marianne avec l’expression d’un profondmépris.

– Dame, on ose ce que l’on peut oser,maîtresse Picaut, répondit Courtin avec embarras ; il n’estpas donné à tout le monde d’être brave et hardi comme l’était votrepauvre défunt. Mais nous le vengerons, le pauvre Pascal ! nousle vengerons, je vous le jure !

– Merci ! je n’ai pas besoin de vous pourcela, monsieur Courtin, dit la veuve d’un ton presque menaçant,tant il était dur. Vous ne vous êtes déjà que trop mêlé desaffaires de cette pauvre maison ; gardez donc désormais pourd’autres votre bonne volonté.

– Comme il vous plaira, la maîtresse Picaut.Hélas ! j’aimais tant votre pauvre cher homme, que je feraistout pour vous complaire…

Puis, tout à coup, se tournant du côté de lapetite paysanne, que déjà, depuis un instant, sans paraître lavoir, il regardait du coin de l’œil :

– Mais quelle est donc cette jeunesse ?demanda le métayer.

– Une cousine à moi, venue ce matin dePort-Saint-Père, pour m’aider à rendre les derniers devoirs à monpauvre Pascal et pour me tenir compagnie.

– De Port-Saint-Père, ce matin ?Ah ! ah ! maîtresse Picaut, c’est une bonne marcheuse, etelle a fait promptement la route.

La pauvre veuve, peu habituée au mensonge, etn’ayant jamais eu de motifs de mentir, mentait mal ; elle semordit les lèvres et lança à Courtin un coup d’œil de colère qui,par bonheur, ne rencontra point les yeux de celui-ci, occupé en cemoment à examiner un habillement complet de paysan qui séchaitdevant la cheminée.

Mais, dans tout le costume, ce qui semblait leplus particulièrement intriguer Courtin, c’était une paire desouliers et une chemise.

Il est vrai que la paire de souliers était,quoique ferrée, d’un cuir et d’une forme qui ne sont pastrès-communs dans les chaumières, et que, de son côté, la chemiseétait de la plus fine batiste qui se pût voir.

– Joli lin ! joli lin ! marmottaitle métayer froissant entre ses doigts le moelleux tissu ;m’est avis qu’il ne doit pas écorcher le cuir de celui qui leporte.

La jeune paysanne crut qu’il était temps devenir en aide à la veuve, qui semblait sur les épines et dont lefront se chargeait d’une manière visible de nuages de plus en plusmenaçants.

– Oui, dit-elle, ce sont des hardes quej’avais achetées à Nantes d’un fripier, pour tailler dedans undéshabillé au petit neveu de feu mon cousin Pascal.

– Et vous les avez lavées avant de les donnerà un couseur et vous avez, par ma foi, bien fait, la joliefille ! car, enfin, ajouta Courtin en regardant plus fixementencore la jeune paysanne, des défroques de friperie, on ne saitjamais qui les a portées : ça peut être un prince et ça peutêtre un galeux.

– Maître Courtin, interrompit Marianne, quecette conversation semblait impatienter de plus en plus, il mesemble que voilà votre bidet qui se tourmente à la porte.

Courtin parut écouter.

– Si je n’entendais pas, dit-il, votrebeau-frère, qui marche dans le grenier au-dessus de nos têtes, jedirais que c’est lui qui le tourmente, le mauvais gars.

À cette nouvelle preuve de l’espritessentiellement observateur du maire de la Logerie, ce fut au tourde la jeune paysanne de pâlir ; et cette pâleur augmentaencore lorsqu’elle entendit Courtin, qui s’était levé pour allerobserver son cheval à travers les carreaux, dire comme se parlant àlui-même :

– Mais non, il est bien là, legarnement ! C’est bien lui qui asticote ma bête avec la mèchede son fouet.

Puis, revenant à la veuve :

– Mais qui donc, alors, avez-vous dans votregrenier, la maîtresse ?

La fileuse allait répondre que Joseph avaitune femme et des enfants, et que le grenier était commun aux deuxfamilles ; mais la veuve ne lui donna pas même le temps decommencer sa phrase.

– Maître Courtin, dit-elle en se redressant,toutes vos questions ne vont-elles pas bientôt prendre fin ?Je hais les espions, moi, je vous en préviens, qu’ils soient rougesou blancs.

– Mais, depuis quand une simple causette entreamis est-elle de l’espionnage, la Picaut ? Ouais ! vousêtes devenue bien susceptible.

Les yeux de la jeune paysanne suppliaient laveuve d’être plus prudente ; mais son impétueuse hôtesse nesavait plus se contenir.

– Entre amis, entre amis ?… dit-elle.Oh ! cherchez vos amis parmi ceux qui vous ressemblent,c’est-à-dire les traîtres et les lâches, et sachez que la veuve dePascal Picaut ne sera jamais de ceux-là. Allez ! etlaissez-nous à notre douleur, que depuis trop longtemps voustroublez.

– Oui, oui, dit Courtin avec une bonhomieparfaitement jouée, ma présence vous est odieuse ; j’aurais dûle comprendre plus tôt, et je vous demande excuse de ne l’avoir pasfait. Vous vous obstinez à voir en moi la cause de la mort dupauvre défunt ; oh ! cela me fait vraiment deuil, granddeuil, la maîtresse ; car je l’aimais tout plein, et pourbeaucoup je ne lui eusse pas causé dommage. Mais, allons, puisquevous le voulez absolument, puisque vous me chassez, je m’en vais,je m’en vais ; ne vous chagrinez point comme cela.

En ce moment, la veuve, qui, depuis uninstant, paraissait de plus en plus préoccupée, indiqua d’un coupd’œil rapide à la jeune paysanne une huche à pain qui se trouvaitderrière la porte.

Sur cette huche, on avait oublié une écritoirequi était restée là tout ouverte ; – l’écritoire, sans doute,qui avait servi à donner à Jean Oullier l’ordre qu’il avait apportéle matin même au marquis de Souday.

Cette écritoire consistait en une poche demaroquin vert qui s’enroulait autour d’une espèce de tube encarton, lequel tube contenait tout ce qu’il fallait pourécrire.

En allant vers la porte, Courtin ne manqueraitpas de voir le portefeuille et les papiers épars qui lerecouvraient à moitié !

La jeune paysanne comprit le signe, vit ledanger, et, avant que le maire de la Logerie se fût retourné, lestecomme une biche, elle avait passé derrière lui, et s’était assisesur la huche, de façon à masquer complètement le malencontreuxportefeuille.

Courtin ne parut pas prêter la moindreattention à cette manœuvre.

– Allons, allons, adieu, la maîtressePicaut ! dit-il. J’ai perdu dans votre homme un camarade quej’aimais grandement ; vous en avez douté ; mais l’avenirvous l’apprendra. Si quelqu’un vous gêne ou vous moleste dans lepays, vous n’avez qu’à me venir trouver, entendez-vous ? on aune écharpe, et vous verrez.

La veuve ne répondit pas ; elle avait dità Courtin ce qu’elle avait à lui dire, et ne semblait plus prêterla moindre attention au métayer, qui s’acheminait vers laporte : immobile, les bras croisés, elle regardait le cadavre,dont la forme rigide se dessinait sous le drap qui lerecouvrait.

– Tiens, vous voilà revenue là, la belleenfant ? dit Courtin en passant devant la paysanne.

– Oui, j’avais trop chaud là-bas.

– Soignez bien votre cousine, ma fille,continua Courtin : cette mort-là a fait d’elle une bêteféroce ; la voilà aussi peu avenante que les louves deMachecoul ! Et puis filez, filez, ma fille ! mais vousavez beau tordre votre fuseau ou faire tourner votre bobine, vousaurez du mal à tirer de votre quenouille un fil aussi fin que celuiqui a servi à tisser la chemisette qui est là-bas !

Puis, se décidant enfin à sortir :

– Quel joli lin ! quel joli lin !dit Courtin en fermant la porte.

– Eh ! vite, vite, cachez tous cesustensiles ! dit la veuve : il ne sort que pourrentrer.

Prompte comme la pensée, la jeune paysanneavait poussé l’écritoire entre la muraille et la huche : mais,si rapide qu’eût été son mouvement, il était encore trop tard.

Le volet qui coupait en deux la porte de lachambre s’était ouvert brusquement, et la tête de Courtin avaitparu au-dessus de la partie inférieure.

– Je vous ai fait peur… Pardon, dit Courtin,mais c’était pour un bon motif. Dites-moi donc, à quand lesobsèques ?

– Demain, je crois, répondit la paysanne.

– T’en iras-tu, méchant gueux ? s’écriala veuve en s’élançant du côté de Courtin et en levant sur sa têtela pincette massive qui servait à saisir les tisons dans lagigantesque cheminée.

Courtin, épouvanté, se retira.

La maîtresse Picaut, comme l’appelait Courtin,ferma le volet avec violence.

Le maire de la Logerie détacha son bidet,ramassa une poignée de paille et bouchonna la selle, que Josephavait fait malicieusement, et en raison de la haine qu’ilinculquait à ses enfants pour les patauds, souiller par eux debouse de vache depuis le pommeau jusqu’au troussequin.

Puis, sans se plaindre, sans récriminer, commesi l’accident auquel il venait de porter remède était tout naturel,il enfourcha sa monture de l’air le plus indifférent dumonde ; il s’arrêta même assez longtemps dans le verger pourexaminer, avec la curiosité d’un amateur, si les pommes avaientconvenablement noué ; mais, aussitôt qu’il eut gagné la croixde la Bertaudière et mis son cheval dans le chemin de Machecoul,prenant son bâton par le gros bout, il se servit de la lanière decuir d’un côté, de son unique éperon de l’autre, avec tant depersistance et de furie, qu’il parvint à faire prendre à son bidetune allure dont, jusque-là, personne n’eût pu le croiresusceptible.

– Enfin, le voilà parti ! dit en leperdant de vue la jeune paysanne, qui, de derrière la fenêtre,avait suivi tous les mouvements du maire de la Logerie.

– Oui ; mais peut-être cela n’en vaut-ilpas mieux pour vous, madame.

– Comment cela ?

– Oh ! je m’entends.

– Croiriez-vous qu’il est allé nousdénoncer ?

– Il passe pour en être capable ; je n’ensais rien personnellement, car je ne me mêle guère auxpropos ; mais sa méchante mine m’a toujours fait penser qu’onne le calomniait pas même parmi les blancs.

– En effet, dit la jeune paysanne, quicommençait à s’inquiéter, sa physionomie ne me paraît point faitepour inspirer la confiance.

– Ah ! madame, pourquoi donc n’avez-vouspas gardé près de vous Jean Oullier ? dit la veuve. C’était unhonnête homme, celui-là, et un homme sûr.

– J’avais des ordres à donner au château deSouday ; puis il doit nous amener des chevaux ce soir, afinque nous puissions au plus tôt quitter votre maison, où je suistout à la fois un aliment à votre douleur et un embarras.

La veuve ne répondit rien.

Le visage caché entre ses deux mains, ellepleurait.

– Pauvre femme ! murmura la duchesse, voslarmes tombent goutte à goutte sur mon cœur et chacune d’elles ylaisse un douloureux sillon. Hélas ! c’est la conséquenceterrible, inévitable des révolutions : c’est sur la tête deceux qui les font que doivent retomber toutes ces larmes et tout cesang.

– Ne serait-ce pas plutôt, si Dieu étaitjuste, sur la tête de ceux qui les causent ? repartit la veuved’une voix sourde qui fit tressaillir son interlocutrice.

– Vous nous haïssez donc bien ? demandala jeune paysanne avec douleur.

– Oh ! oui, je vous hais ! réponditla veuve. Comment voulez-vous que je vous aime ?…

– Hélas ! je comprends, oui, la mort devotre mari…

– Non, vous ne comprenez pas, dit Marianne ensecouant la tête.

La jeune paysanne fit un geste quisignifiait : « Expliquez-vous, alors. »

– Non, dit la veuve, ce n’est pas parce quel’homme qui, depuis quinze ans, était toute ma vie, sera demaindans sa couche de terre ; ce n’est pas parce que, tout enfant,j’ai assisté aux massacres de Légé, qu’à l’ombre de votre drapeaublanc, j’y ai vu égorger mes proches, dont le sang a rejaillijusque sur mon visage ; ce n’est point parce que, pendant dixannées, ceux qui combattaient pour vos ancêtres ont persécuté lesmiens, brûlé leurs maisons, ravagé leurs champs ; non, je vousle répète, non, ce n’est pas pour cela que je vous hais.

– Pourquoi donc, alors ?

– C’est parce qu’il me semble impie qu’unefamille, une race se substitue à Dieu, notre seul maître ici-bas, àtous tant que nous sommes, grands et petits ; qu’elle prétendeque nous avons tous été faits pour elle ; qu’elle supposequ’un peuple que l’on torture n’a pas le droit de se retourner surle lit de douleur où il est étendu, si auparavant il n’en a pasobtenu d’elle la permission ! Or, vous êtes de cette familleégoïste, vous êtes de cette race absolue ; voilà pourquoi jevous hais !

– Et, cependant, vous m’avez donnéasile ; cependant, vous avez fait trêve à votre douleur pourprodiguer vos soins non-seulement à moi, mais encore à celui quim’accompagnait ; vous vous êtes dépouillée de vos vêtementspour m’en couvrir moi-même ; vous lui avez donné, à lui, ceuxde ce pauvre mort, pour lequel je prie ici-bas, et qui, je l’espèrebien, prie pour moi là-haut.

– Ce qui ne m’empêchera point, une fois quevous aurez quitté ma demeure, une fois que j’aurai rempli près devous les devoirs de l’hospitalité, ce qui ne m’empêchera point defaire des vœux pour que ceux qui vous poursuivent vousatteignent.

– Mais pourquoi donc ne me livrez-vous pas àeux, si tels sont vos sentiments ?

– Parce que ces sentiments sont moinspuissants que mon respect pour l’infortune, que ma religion pour leserment, que mon culte pour l’hospitalité ; parce que j’aijuré que vous seriez sauvée aujourd’hui ; puis aussi un peu,parce que j’espère que ce que vous avez vu ici ne sera pas uneleçon perdue, et vous dégoûtera de vos projets ; car vous êteshumaine, vous êtes bonne, je le sais.

– Qui pourrait donc m’y faire renoncer, à cesprojets que je nourris depuis dix-huit mois ?

– Ceci ! dit la veuve.

Et, d’un mouvement rapide et violent commetout ce qu’elle faisait, elle arracha le drap qui recouvrait lemort, dont on aperçut la face livide et les plaies qu’entourait unlarge cercle violacé.

La jeune paysanne se détourna ; malgré lafermeté dont elle avait déjà donné tant de preuves, elle ne pouvaitsupporter ce terrible spectacle.

– Songez, madame, reprit la veuve, songezqu’avant que ce que vous venez tenter soit accompli, bien despauvres gens dont le seul crime est de vous aimer, bien des pères,bien des fils, bien des frères, seront, comme celui-ci, couchés surleur lit funèbre ; que bien des mères, bien des veuves, biendes sœurs, bien des orphelins pleureront, comme je le fais, celuiqui était leur amour et leur appui !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit la jeunefemme en éclatant en sanglots, en tombant à genoux et en levant lesdeux bras vers le ciel, si nous nous trompions, s’il fallait vousrendre compte de tous les cœurs que nous allons briser !…

Et sa voix, trempée de larmes, se perdit dansun gémissement.

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