Les Louves de Machecoul – Tome I

XXI – Les ressources de Jean Oullier

Il n’y a encore aujourd’hui, dans toute laVendée, que fort peu de grandes et belles routes, et le peu qu’il yen a ont été faites depuis 1832, c’est-à-dire depuis l’époque où sesont passés les événements que nous avons entrepris deraconter.

C’est principalement l’absence des grandesvoies de communication qui avait fait la force des insurgés de lagrande guerre.

Disons un mot de celles qui existaient alors,en nous occupant seulement de celles de la rive gauche de laLoire.

Elles sont au nombre de deux.

La première va de Nantes à La Rochelle parMontaigu ; la seconde, de Nantes à Paimbœuf par le Pèlerin, encôtoyant presque toujours les bords du fleuve.

Il existe, outre ces routes de premier ordre,quelques mauvaises routes secondaires ou transversales ; ellesse dirigent de Nantes sur Beaupréau par Vallet, de Nantes surMortagne, Cholet et Bressuire par Clisson, de Nantes sur lesSables-d’Olonne par Légé, de Nantes sur Challans par Machecoul.

Pour arriver de Montaigu à Machecoul ensuivant ces routes, il était absolument nécessaire de faire undétour considérable ; en effet, il fallait aller jusqu’à Légé,déboucher, de là, sur la route de Nantes aux Sables-d’Olonne, lasuivre jusqu’au point où elle coupe celle de Challans et remonterensuite jusqu’à Machecoul.

Le général comprenait trop bien que tout lesuccès de son expédition dépendait de la rapidité avec laquelleelle serait conduite, pour se résigner à une marche si longue.

D’ailleurs, ces routes n’étaient pas plusfavorables aux opérations militaires que les chemins detraverse.

Bordées de fossés larges et profonds, debuissons et d’arbres, encaissées la plupart du temps, enfoncéesentre deux talus couronnés de haies, elles sont, dans presque touteleur longueur, très favorables aux embuscades.

Le peu d’avantages qu’elles offraient necompensaient aucunement leurs inconvénients ; le général sedécida donc à suivre le chemin de traverse qui conduisait àMachecoul par Vieille-Vigne et qui raccourcissait le chemin de prèsd’une lieue et demie.

Le système de cantonnements adopté par legénéral avait eu pour conséquence de familiariser les soldats avecle pays et de leur donner une connaissance exacte des mauvaissentiers.

Jusqu’à la rivière de la Boulogne, lecapitaine qui commandait le détachement d’infanterie connaissait laroute pour l’avoir explorée de jour ; lorsqu’on serait arrivélà, comme il était évident que Jean Oullier se refuserait à montrerla route, on trouverait un guide envoyé par Courtin, lequel n’avaitpoint osé prêter ostensiblement son concours à l’expédition.

Tout en se résignant à suivre le chemin detraverse, le général avait pris ses précautions pour n’être passurpris.

Deux chasseurs, le pistolet au poing,marchaient en avant et éclairaient la colonne, qu’une douzained’hommes flanquaient des deux côtés de la route, de manière àfouiller les buissons et les genêts qui l’entouraient toujours etla dominaient quelquefois.

Le général marchait en tête de sa petitetroupe, au milieu de laquelle il avait placé Jean Oullier.

Le vieux Vendéen, les poignets attachés, avaitété mis en croupe d’un chasseur ; une sangle qui le serraitpar le milieu du corps avait été, pour plus de sûreté, bouclée surla poitrine du cavalier, de façon à ce que Jean Oullier, quand bienmême il fût parvenu à se débarrasser des entraves qui lui liaientles mains, ne pût échapper au soldat.

Deux autres chasseurs marchaient à droite et àgauche du premier et avaient été spécialement chargés de veillersur le prisonnier.

Il était un peu plus de six heures du soirlorsque l’on sortit de Montaigu ; on avait cinq lieues àfaire, et, en supposant que ces cinq lieues prissent cinq heures,on devait se trouver vers onze heures au château de Souday.

Cette heure semblait très favorable au généralpour exécuter son coup de main.

Si le rapport de Courtin était exact, si sesprésomptions ne l’avaient pas trompé, les chefs du mouvementvendéen devaient être réunis à Souday pour conférer avec laprincesse, et il était possible qu’ils ne se fussent pas encoreretirés lorsque l’on arriverait devant le château. Si cela étaitainsi, rien n’empêchait qu’on ne les prît tous du même coup defilet.

Après une demi-heure de marche, c’est-à-dire àune demi-lieue de Montaigu, et comme la petite colonne traversaitle carrefour de Saint-Corentin, une vieille femme en haillonspriait, agenouillée devant un calvaire.

Au bruit que faisait la troupe, elle détournala tête, et, comme entraînée par la curiosité, elle se leva et seplaça sur le bord de la route pour la voir défiler ; puis,comme si la vue de l’habit brodé du général lui en eût donnél’idée, elle marmotta une de ces prières à l’aide desquelles lesmendiants demandent l’aumône.

Officiers et soldats, absorbés dans d’autrespréoccupations et s’assombrissant au fur et à mesure que le jours’assombrissait lui-même, passèrent sans prendre garde à la vieillefemme.

– Votre général n’a donc pas vu cettechercheuse de pain ? demanda Jean Oullier au chasseur quiétait à sa droite.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Parce qu’il ne lui a pas ouvert sa bourse.Qu’il y prenne garde ! qui repousse la main ouverte, doitcraindre la main fermée. Il nous arrivera malheur.

– Si tu veux prendre la prédiction pour toi,mon bonhomme, je crois que tu peux dire cela sans crainte de tetromper, attendu que, de nous tous, il me semble que c’est toi quicours le plus gros risque.

– Oui ; aussi voudrais-je leconjurer.

– Comment cela ?

– Fouillez dans ma poche et prenez-y une piècede monnaie.

– Pourquoi faire ?

– Pour la donner à cette femme ; et ellepartagera ses prières entre moi qui lui aurai fait l’aumône et vousqui m’aurez aidé à la lui faire.

Le chasseur haussa les épaules ; mais lasuperstition est singulièrement contagieuse, et celle qui serattache aux idées de charité l’est plus encore que les autres.

Le soldat, tout en se prétendant au-dessus depareilles puérilités, ne crut donc pas devoir refuser à JeanOullier le service que réclamait celui-ci et qui devait attirer sureux deux la bénédiction du ciel.

La troupe faisait en ce moment un à-droitepour s’engager dans le chemin creux qui conduisait àVieille-Vigne ; le général avait arrêté son cheval etregardait défiler ses soldats pour s’assurer de ses yeux que toutesles dispositions qu’il avait ordonnées étaient bien suivies ;il s’aperçut que Jean Oullier causait avec son voisin et il vit legeste du soldat.

– Pourquoi laisses-tu communiquer leprisonnier avec les passants ? demanda-t-il au chasseur.

Le chasseur raconta au général ce dont ils’agissait.

– Halte ! cria le général ; arrêtezcette femme et fouillez-la.

On lui obéit à l’instant même, et l’on netrouva sur la mendiante que quelques pièces de monnaie que legénéral examina cependant avec le plus grand soin.

Mais il eut beau les tourner et les retourner,il n’y put rien découvrir de suspect.

Il n’en mit pas moins la monnaie dans sa pocheen donnant, en échange, à la vieille une pièce de cinq francs.

Jean Oullier regardait faire le général avecun sourire narquois.

– Eh bien, vous le voyez, dit-il à demi-voix,et cependant de façon à ce que la mendiante ne perdît pas une deses paroles, la pauvre aumône du prisonnier (il appuya surle mot) vous aura porté bonheur, la mère ; et c’est une raisonde plus pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos prières. Unedouzaine d’Ave Maria qui intercèdent pour luipeuvent singulièrement faciliter le salut d’un pauvre diable.

Jean Oullier avait élevé la voix en prononçantcette dernière phrase.

– Mon bonhomme, dit le général s’adressant àJean Oullier lorsque la colonne eut repris sa marche, désormaisc’est à moi qu’il faudra vous adresser lorsque vous aurez quelquecharité à faire ; c’est moi qui vous recommanderai aux prièresde ceux que vous voudrez bien secourir ; mon intermédiaire nesaurait vous faire de tort là-haut, et il peut vous épargner unefoule de désagréments ici-bas. – Et vous autres, continua d’unevoix rude le général s’adressant aux cavaliers, n’oubliez plus mesordres à l’avenir ; car c’est à vous, je vous le dis, qu’ilarriverait malheur.

À Vieille-Vigne, on fit halte pour donner unquart d’heure de repos aux fantassins.

On plaça le Vendéen au milieu du carré, demanière à l’isoler de la population qui était accourue et qui sepressait, curieuse, autour des soldats.

Le cheval qui portait Jean Oullier étaitdéferré, et fatiguait beaucoup sous son double poids ; legénéral désigna, pour le remplacer, celui de l’escorte qui semblaitle plus vigoureux.

Ce cheval appartenait à un des cavaliers del’avant-garde qui, malgré les dangers qu’il courait en espèce desentinelle perdue, ne sembla prendre le poste de son camaradequ’avec beaucoup de mauvaise grâce.

Ce cavalier était un homme petit, trapu,vigoureux, à la figure douce et intelligente, et qui n’avait pasdans la tournure l’air de crânerie qui distinguait sescompagnons.

Pendant les préparatifs de cette substitution,à la lueur de la lanterne que l’on avait approchée – la nuit étaittout à fait venue – que l’on avait approchée, disons-nous, pourexaminer si les sangles et les liens étaient en bon état, JeanOullier put apercevoir les traits de l’homme avec lequel il allaitfaire la route ; ses yeux rencontrèrent les yeux du soldat, etil remarqua que celui-ci avait rougi en le regardant.

On se remit en marche en redoublant deprécautions ; car plus on avançait, plus le pays devenaitcouvert et, par conséquent, favorable à une attaque.

La perspective du danger qu’ils pouvaientcourir, la fatigue qu’ils avaient à supporter dans des chemins quine sont, pour la plupart du temps, que des ravins jonchés depierres énormes, n’altéraient en rien la gaieté des soldats, quicommençaient à se faire un amusement du danger, et qui, après avoirgardé un instant le silence à la tombée de la nuit, s’étaient, lanuit venue, remis à causer entre eux avec cette insouciance qui,chez les Français, peut disparaître un instant, mais qui revienttoujours.

Seul, le chasseur dont Jean Oullier partageaitla monture restait singulièrement morne et soucieux.

– Sacredié ! Thomas, dit le cavalier dedroite en s’adressant à celui-ci, tu n’es jamais bien gaid’habitude ; mais, aujourd’hui, parole d’honneur, tu as l’airde porter le diable en terre.

– Dame, dit le chasseur de gauche, s’il neporte pas le diable en terre, il m’a bien l’air de le porter encroupe.

– Mais figure-toi, Thomas, que c’est une payseque tu as en croupe, au lieu d’un pays, et pince-lui lesmollets.

– Le gaillard doit savoir comment cela sepratique : c’est la mode de son pays, d’aller à cheval avecune fille qui vous embrasse par-derrière.

– C’est vrai, dit le premier, sais-tu que tues à moitié chouan, Thomas ?

– Dis donc qu’il est chouan tout à fait !Ne va-t-il pas à la messe tous les dimanches ?

Le chasseur auquel s’adressaient ces brocardsn’eut pas le temps de répondre ; la voix du général ordonnaitde rompre les rangs et de marcher par file, le sentier étant devenusi étroit, les talus si rapprochés les uns des autres, qu’il étaitimpossible à deux cavaliers d’y cheminer de front.

Pendant le moment de confusion que nécessitecette manœuvre, Jean Oullier se mit à siffler tout bas l’air bretondont les paroles commencent ainsi :

Les chouans sont des hommes debien…

À la première note de l’air, le cavalier neput s’empêcher de tressaillir.

Alors, comme, des deux chasseurs, l’un étaitdevant, l’autre derrière, Jean Oullier, débarrassé de leursurveillance, approcha sa lèvre de l’oreille du cavaliersilencieux.

– Ah ! tu as beau te taire, dit-il ;je t’ai reconnu du premier coup, Thomas Tinguy, comme, du premiercoup, tu m’as reconnu toi-même.

Le soldat poussa un soupir et fit un mouvementd’épaules qui semblait dire qu’il agissait contre son gré.

Mais il ne répondit pas encore.

– Thomas Tinguy, continua Jean Oullier,sais-tu où tu vas ? sais-tu où tu conduis le vieil ami de tonpère ? Au pillage et à la désolation du château de Souday,dont les maîtres ont été de tout temps les bienfaiteurs de tafamille !

Thomas Tinguy poussa un nouveau soupir.

– Ton père est mort ! reprit JeanOullier.

Thomas ne répondit pas, mais frissonna sur saselle ; seulement, ce monosyllabe sortit de sa bouche, entendude Jean Oullier seul :

– Mort ?…

– Oui, mort ! murmura le garde-chasse. Etqui veillait à son chevet, avec ta sœur Rosine, quand le vieux arendu le dernier soupir ? Les deux jeunes demoiselles deSouday, que tu connais bien, mademoiselle Bertha et mademoiselleMary ; et cela, au risque de leur vie, puisque ton père estmort d’une fièvre pernicieuse. Ne pouvant prolonger son existence,comme deux anges qu’elles sont, elles ont adouci son agonie. Où estmaintenant ta sœur, qui n’avait plus d’asile ? Au château deSouday. Ah ! Thomas Tinguy, j’aime mieux être le pauvre JeanOullier que l’on va fusiller dans un coin, peut-être, que celui quile mène garrotté au supplice !

– Tais-toi, Jean ! tais-toi ! ditThomas Tinguy, avec une voix sanglotante ; nous ne sommes pasencore arrivés… On verra.

Pendant que cela se passait entre Jean Oullieret le fils de Tinguy, le ravin dans lequel cheminait la petitetroupe avait pris une pente rapide.

On descendait vers un des gués de laBoulogne.

La nuit était venue, nuit sombre, obscure,sans une étoile au ciel ; et cette nuit qui, d’un côté,pouvait favoriser le dénoûment de l’expédition, pouvait aussi, del’autre, devenir pour sa marche, dans ce pays sauvage et inconnu,une source de graves inconvénients.

En arrivant au bord de la rivière, on y trouvales deux chasseurs d’avant-garde qui attendaient, le pistolet aupoing.

Ils étaient arrêtés et inquiets.

En effet, au lieu d’une eau claire et limpide,bondissant sur des cailloux, comme on la voit ordinairement auxendroits guéables, ils avaient trouvé devant eux une onde noire etstagnante qui battait mollement les bords des rochers dans lesquelsla Boulogne est encaissée.

On avait beau regarder de tous côtés, on nevoyait pas le guide que Courtin avait promis d’envoyer.

Le général jeta un cri d’appel.

– Qui vive ? répondit-on de l’autre côtéde la rivière.

– Souday ! dit le général.

– Alors, c’est à vous que j’ai affaire, criala voix.

– Sommes-nous au gué de la Boulogne ?demanda le général.

– Oui.

– Pourquoi les eaux sont-elles sihautes ?

– Il y a une grande crue à cause des dernièrespluies.

– Malgré cette crue, le passage est-ilpossible ?

– Dame, jamais je n’ai vu la rivière à cettehauteur-là ; je crois donc qu’il serait plus prudent…

La voix du guide s’arrêta tout à coup et parutse perdre dans un sourd gémissement.

Puis on entendit le bruit d’une lutte commeserait celle de plusieurs hommes qui font rouler des cailloux sousleurs pieds.

– Mille tonnerres ! cria le général, onassassine notre guide !

Un cri d’angoisse et d’agonie répondit à cetteexclamation du général et la confirma.

– Un grenadier à cheval derrière chaquecavalier libre ! cria le général ; le capitaine derrièremoi ! les deux lieutenants ici, avec le reste de la troupe, leprisonnier et les trois chasseurs de garde ! Allons etvivement !

En un instant chacun des dix-sept chasseurseut un grenadier derrière lui.

Quatre-vingts grenadiers et les deuxlieutenants, le prisonnier et les trois chasseurs, y comprisTinguy, restaient sur la rive droite de la Boulogne.

L’ordre s’exécuta avec la rapidité de lapensée, et le général, suivi de ces dix-sept chasseurs, ainsidoublés d’autant de grenadiers, entra dans le lit de larivière.

À vingt pas du bord, les chevaux perdirentpied ; mais ils se mirent à nager pendant quelques instants etatteignirent sans accident le bord opposé.

À peine sur la rive, les fantassins mirentpied à terre.

– Ne voyez-vous rien ? dit le généralessayant de sonder l’obscurité qui entourait la petite troupe.

– Non, mon général, répondirent les soldatstout d’une voix.

– Cependant, c’est bien d’ici, répliqua legénéral comme se parlant à lui-même, que le brave homme nous arépondu. Fouillez les buissons, mais sans vous écarter les uns desautres ; peut-être trouverez-vous son cadavre.

Les soldats obéirent, cherchant dans un rayonde cinquante mètres environ autour de leur chef ; mais ilsrevinrent au bout d’un quart d’heure sans avoir rien découvert etassez décontenancés de cette subite disparition de leur guide.

– Vous n’avez rien trouvé ? demanda legénéral.

Un seul grenadier s’avança, tenant à la mainun bonnet de coton.

– J’ai trouvé ce bonnet de coton, dit-il.

– Où cela ?

– Accroché aux épines d’un buisson.

– C’est le bonnet de coton de notre guide, ditle général.

– Comment cela ? demanda lecapitaine.

– Parce que, répondit sans hésitation legénéral, les hommes qui l’ont attaqué devaient porter deschapeaux.

Le capitaine se tut, n’osant pas interrogerdavantage ; mais il était évident que l’explication du généralne lui avait rien expliqué.

Dermoncourt comprit son silence.

– C’est bien simple, dit-il : les hommesqui viennent d’assassiner notre guide nous suivaient évidemmentdepuis que nous avons quitté Montaigu, et cela, dans l’intention denous enlever notre prisonnier. – Il paraît que la prise est plusimportante que je ne l’avais pensé d’abord ! – Ces hommes quinous suivaient étaient à la foire et devaient être, comme ils lesont quand ils vont à la ville, coiffés de chapeaux, tandis qu’aucontraire, le guide, pris dans son lit à l’improviste, réveillé parl’homme qui devait nous l’envoyer, a dû mettre la première coiffurequi lui sera tombée sous la main, ou bien plutôt encore gardercelle qu’il avait sur la tête ; de là le bonnet de coton.

– Et vous pensez, général, dit le capitaine,que les chouans ont osé s’aventurer si près de notrecolonne ?

– Ils marchent de conserve avec nous depuisMontaigu, et ne nous ont pas quittés de vue un seul instant.Mordieu ! on se plaint toujours de l’inhumanité qui dirigecette guerre, et, en toute occasion, on s’aperçoit, à ses dépens,qu’on n’est jamais assez inhumain… Niais que je suis !

– Je comprends de moins en moins, général, ditle capitaine en riant.

– Vous rappelez-vous cette mendiante qui nousa accostés en sortant de Montaigu ?

– Oui, général.

– Eh bien, c’est cette drôlesse qui nous a miscette bande sur les bras. Je voulais la faire reconduire à laville ; j’ai eu tort de ne pas suivre mon inspiration :j’aurais sauvé la vie à ce pauvre diable. Ah ! j’y suismaintenant : les Ave Maria auxquels notre prisonnierrecommandait son salut avant d’être à Souday, nous venons d’enentendre le plain-chant.

– Croyez-vous donc qu’ils oseront nousattaquer ?

– S’ils étaient en force, ce serait déjàfait ; mais ils sont cinq ou six hommes, tout au plus.

– Voulez-vous que je fasse passer les hommesrestés sur l’autre rive, général ?

– Attendez ! Nos chevaux ont perdupied : nos fantassins se noieraient. Il doit y avoir un autregué plus praticable dans les environs.

– Vous le supposez, général ?

– Parbleu ! j’en suis sûr.

– Vous connaissez donc la rivière ?

– Pas le moins du monde.

– Eh bien, alors ?

– Ah ! capitaine, on voit bien que vousn’avez pas fait, comme moi, la grande guerre, cette guerre desauvages dans laquelle il fallait sans cesse procéder parinduction. Ces gens-là n’étaient point placés en embuscade surcette partie de la rive au moment où nous nous sommes présentés surl’autre, c’est clair.

– Pour vous, général.

– Eh ! mon Dieu, pour tout le monde.S’ils eussent été placés sur cette rive-ci, ils eussent entendumarcher le guide, qui marchait sans défiance, et n’eussent pointattendu notre arrivée pour s’emparer de sa personne ou letuer ; donc, cette bande marchait sur nos ailes, flanquait nosflanqueurs.

– Effectivement, général, c’est probable.

– Ils ont dû arriver sur les bords de laBoulogne un instant avant nous. Or, l’intervalle qui a séparél’instant où nous sommes arrivés et où nous avons fait halte, decelui où notre homme a été assailli, a été trop court pour qu’ilsaient fait un long détour, afin de chercher un passage.

– Pourquoi n’auraient-ils point passé au mêmeendroit que nous ?

– Parce que la plupart des paysans, surtoutdans l’intérieur des terres, ne savent pas nager. C’est donc toutprès d’ici que doit exister ce passage. Que quatre hommes remontentla rivière, et que quatre hommes la descendent pendant cinq centspas. Allons, et lestement ! Il s’agit de ne pas mourir ici…Avec cela que nous sommes mouillés !

Au bout de dix minutes, l’officier était deretour.

– Vous aviez parfaitement raison, général,dit-il : à trois cents pas d’ici, il y a un îlot au milieu dela rivière ; un arbre relie cet îlot à la rive gauche, et unautre arbre va de l’îlot au bord opposé.

– Bravo ! dit le général ; le restede notre troupe pourra passer sans mouiller une cartouche.

Puis, s’adressant au petit corps resté surl’autre rive :

– Ohé ! lieutenant, cria-t-il, remontezla Boulogne jusqu’à ce que vous trouviez un arbre jeté en traversde la rivière, et veillez sur le prisonnier.

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