Les Louves de Machecoul – Tome I

XIX – La foire de Montaigu

L’état d’effervescence des esprits dansl’ouest de la France ne prenait pas le gouvernement audépourvu.

La foi politique était devenue trop tiède pourqu’une insurrection qui embrassait une si vaste étendue deterritoire, pour qu’un complot qui supposait tant de conjurésdemeurât longtemps secret.

Bien avant l’apparition de Madame sur lescôtes de Provence, on était renseigné à Paris sur le mouvement quise préparait ; des mesures de répression promptes etvigoureuses avaient été concertées ; du moment où il devintévident que la princesse s’était dirigée vers les provinces del’Ouest, il ne s’agissait plus que de les mettre à exécution, qued’en confier la direction à des hommes sûrs et habiles.

Les départements dont on craignait lesoulèvement avaient été divisés en autant d’arrondissementsmilitaires qu’ils comptaient de sous-préfectures.

Chacun de ces arrondissements, commandé par unchef de bataillon, était le centre de plusieurs cantonnementssecondaires, commandés par des capitaines autour desquels desdétachements plus faibles encore, commandés par des lieutenants oudes sous-lieutenants, servaient de grand’gardes et s’avançaientdans l’intérieur des terres aussi loin que la facilité descommunications pouvait le permettre.

Montaigu, placé dans l’arrondissement deClisson, avait sa garnison, qui consistait en une compagnie du 32erégiment de ligne.

Le jour où s’étaient passés les événements quenous venons de raconter, cette garnison avait été renforcée de deuxbrigades de gendarmerie, arrivées de Nantes le matin même, et d’unevingtaine de chasseurs à cheval.

Les chasseurs à cheval avaient servi d’escorteà un officier général de la garnison de Nantes qui était en tournéepour inspecter les détachements.

Cet officier général était le généralDermoncourt.

L’inspection de la garnison de Montaigu étantterminée, Dermoncourt, vieux soldat aussi intelligent qu’énergique,pensa qu’il ne serait pas hors de propos de passer l’inspection deceux qu’il appelait ses vieux amis les Vendéens, et qu’il avaitaperçus en rangs si pressés sur la place et dans les rues deMontaigu.

Il se dépouilla de son uniforme, revêtit deshabits bourgeois et descendit au milieu de la foule, accompagnéd’un membre de l’administration civile qui se trouvait à Montaiguen même temps que lui.

Quoique toujours sombre, l’attitude de lapopulation restait calme.

La foule s’ouvrait sur le passage des deuxmessieurs, et, bien que la tournure martiale du général, sonépaisse moustache, noire malgré ses soixante-cinq ans, sa figurebalafrée, et aussi l’air suffisant de son acolyte les désignassentà la curiosité pénétrante de la multitude, et rendissent leurdéguisement à peu près inutile, pas une manifestation hostile nesignala leur promenade.

– Allons, allons ! dit le général, mesvieux amis les Vendéens ne sont pas trop changés, et je lesretrouve aussi peu communicatifs que je les ai laissés, il y atantôt trente-huit ans.

– Ils me semblent, à moi, d’une indifférencede bon augure, repartit l’administrateur d’un ton important. Lesdeux mois que je viens de passer à Paris, et pendant lesquelschaque jour avait son émeute, m’ont donné quelque expérience ensemblable matière, et je crois pouvoir affirmer que ce ne sontpoint là les allures d’un peuple qui se prépare à l’insurrection.Voyez donc, mon cher général : peu ou point de groupes, pas unseul orateur en plein vent, nulle animation, nulle rumeur, un calmeparfait ! Allons donc ! ces gens-là songent à leur petitcommerce et pas à autre chose, c’est moi qui vous en réponds.

– Vous avez raison, mon cher monsieur, et jesuis parfaitement de votre avis : ces braves gens, comme vousles appelez, ne songent absolument qu’à leur petit commerce ;mais ce commerce, c’est la façon la plus avantageuse de détaillerles balles de plomb et les lames de sabre qui forment leur fond deboutique pour le quart d’heure et qu’ils comptent nous repasser leplus tôt possible.

– Croyez-vous ?

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr. Sil’élément religieux ne manquait pas, très-heureusement pour nous, àcette nouvelle levée de boucliers et ne me faisait penser qu’ellene peut pas être générale, je vous répondrais hardiment qu’il n’estpas un des gaillards que vous voyez là en veste de bure, en culottede toile et en sabots, qui n’ait son poste, son rang, son numérodans un des bataillons qu’enrégimentent MM. les nobles.

– Quoi ! les mendiants aussi ?

– Oui, les mendiants surtout. Ce quicaractérise cette guerre, mon cher monsieur, c’est que nous avonsaffaire à un ennemi qui est partout et n’est nulle part ; vousle cherchez, et vous n’apercevez qu’un paysan comme ceux-ci, quivous salue, qu’un mendiant qui vous tend la main, qu’un colporteurqui vous offre sa marchandise, qu’un musicien qui vous écorche lesoreilles avec sa trompette, qu’un charlatan qui débite sa drogue,qu’un petit pâtre qui vous sourit, qu’une femme qui allaite sonenfant sur le seuil de sa chaumière, qu’un buisson parfaitementhonnête et parfaitement inoffensif qui se penche sur lechemin ; vous passez sans méfiance. Eh bien, paysan, pâtre,mendiant, musicien, charlatan, femme, colporteur, sont autantd’adversaires ! le buisson lui-même en est un ! Les uns,rampant dans les genêts, vous suivront comme votre ombre,remplissant leur métier d’espions infatigables, et, à la moindremanœuvre suspecte, avertiront ceux que vous poursuivez, longtempsavant que vous puissiez les surprendre ; les autres aurontramassé dans un fossé sous les ronces, dans un sillon sous lesherbes de la friche, un long fusil rouillé, et, si vous en valez lapeine, vous suivront comme les premiers jusqu’à ce qu’ils trouventl’occasion bonne et la portée favorable. Ils sont fort avares deleur poudre. Le buisson vous enverra un coup de fusil, et, si vousavez la chance que le buisson manque son coup, lorsque vous ensonderez les profondeurs, vous ne trouverez qu’un buisson,c’est-à-dire des branches, des épines et des feuilles. Voilàcomment ils sont inoffensifs dans ce pays, mon cher monsieur.

– N’exagérez-vous pas un peu, général ?dit l’officier civil d’un air de doute.

– Pardieu ! nous pouvons en tenterl’expérience, monsieur le sous-préfet. Nous voici au milieu d’unefoule parfaitement pacifique ; nous n’avons autour de nous quedes amis, des Français, des compatriotes, eh bien, faites seulementarrêter l’un de ces hommes !

– Qu’arriverait-il donc si jel’arrêtais ?

– Il arriverait que l’un d’eux que nous neconnaissons pas, peut-être ce jeune gars en veste blanche,peut-être ce mendiant qui mange de si bon appétit sur le seuil decette porte, et qui se trouverait être Diot Jambe-d’argent,Bras-de-fer ou tout autre chef de bande, se lèverait et ferait unsigne ; qu’à ce signe, douze ou quinze cents bâtons qui sepromènent fondraient sur notre tête, et qu’avant que mon escorteeût pu venir à notre aide, nous serions moulus comme deux gerbes deblé sous le fléau. Vous ne me semblez pas convaincu ? Allons,décidément, vous voulez en faire l’expérience.

– Si fait, si, je vous crois, général, s’écriale sous-préfet avec vivacité. Pas de mauvaise plaisanterie,diable ! depuis que vous m’avez éclairé sur leurs intentions,toutes ces figures me semblent rembrunies de moitié ; je leurtrouve l’air de vrais coquins.

– Allons donc ! ce sont de braves gens,de très braves gens ; seulement, il faut savoir les prendre,et, malheureusement, cela n’est pas donné à tous ceux qu’on leurenvoie, dit le général avec un sourire narquois. Voulez-vous avoirun échantillon de leur conversation ? Vous êtes, vous avez étéou vous avez dû être avocat ; je gage que jamais vous n’avezrencontré, parmi vos confrères, un gaillard aussi habile à parlersans rien dire que le sont ces gens-là. – Hé ! gars, continuale général en s’adressant à un paysan de trente-cinq à quaranteans, qui tournait autour d’eux en examinant avec curiosité unegalette qu’il tenait à la main. Hé ! gars, indiquez-moi doncoù l’on vend de ces beaux gâteaux comme vous en avez là et dont lamine seule m’affriande.

– On ne les vend pas, monsieur ; on lesdonne.

– Peste ! mais voilà qui me décide, j’enveux un.

– C’est bien curieux, dit le paysan, c’estbien curieux tout de même qu’on donne ainsi de bonne galette de bléblanc que l’on pourrait si bien vendre !

– Oui, c’est assez singulier ; mais cequi ne l’est pas moins, c’est que le premier individu sur lequelnous tombons, non-seulement réponde à nos questions, mais encoreaille au-devant de celles que nous pourrions lui adresser.Montrez-moi donc votre galette, mon brave homme.

Le général examina à son tour l’objet que luiremit le paysan.

C’était un simple gâteau de farine et delait ; seulement, avant la cuisson, on avait, avec un couteau,dessiné une croix et quatre barres parallèles sur la croûte.

– Diable ! mais c’est d’autant plusagréable de recevoir un semblable cadeau qu’il réunit l’utile àl’agréable. Cela doit être un rébus, ce joli petit dessin.Dites-moi donc, mon brave, qui vous a donné ce gâteau ?

– On ne me l’a pas donné, on se méfie demoi.

– Ah ! vous êtes patriote ?

– Je suis maire de ma commune, je tiens pourle gouvernement. J’ai vu une femme en remettre de semblables à desgens de Machecoul, et cela, sans qu’ils les lui demandassent, sansqu’ils lui offrissent rien en échange. Alors, je l’ai priée de m’envendre, elle n’a pas osé me refuser. J’en ai pris deux, j’en aimangé un devant elle, et j’ai mis l’autre, que voici, dans mapoche.

– Et voulez-vous me le céder, mon bravehomme ? Je fais collection de rébus, et celui-làm’intéresse.

– Je puis vous le donner ou vous le vendre,comme vous voudrez.

– Ah ! ah ! fit Dermoncourt enregardant son interlocuteur avec plus d’attention qu’il ne l’avaitfait jusqu’alors ; je crois te comprendre. Tu peux doncexpliquer ces hiéroglyphes ?

– Peut-être, et, à coup sûr, vous fournird’autres renseignements qui ne sont pas à dédaigner.

– Mais tu veux qu’on te paye ?

– Sans doute, reprit effrontément lepaysan.

– C’est ainsi que tu sers le gouvernement quit’a nommé maire ?

– Parbleu ! le gouvernement n’a pas misun toit de tuiles à ma maison, il n’a pas changé les murs de baugeen murs de pierre ; elle est couverte de paille, bâtie de boiset de terre : cela s’enflamme tout de suite, brûle vite, et ilne reste rien que des cendres. Qui risque gros doit gagnergros ; car tout cela, vous entendez bien, peut être brûlé enune nuit.

– Tu as raison. Allons, monsieurl’administrateur, voici qui rentre dans vos attributions. Grâce àDieu, je ne suis qu’un soldat, et la marchandise doit être payéequand on me la livre. Payez donc et livrez-la-moi.

– Faites vite, dit le métayer ; car detous côtés on nous observe.

En effet, les paysans s’étaient rapprochés peuà peu du groupe formé par les deux messieurs et par leurcompatriote. Sans autre motif apparent que la curiosité qu’excitenttoujours les étrangers, ils avaient fini par former un cercle assezcompacte autour des trois personnages.

Le général s’en aperçut.

– Mon cher, dit-il tout haut en s’adressant ausous-préfet, je ne vous engage point à vous fier à la parole de cethomme ; il vous vend deux cents sacs d’avoine à dix-neuffrancs le sac ; reste à savoir s’il vous les livrera.Donnez-lui des arrhes et qu’il vous signe une promesse.

– Mais je n’ai ni papier, ni crayon, dit lesous-préfet, qui comprenait l’intention du général.

– Allez à l’hôtel, morbleu !… Voyons,continua le général, y en a-t-il d’autres ici qui aient de l’avoineà vendre ? Nous avons des chevaux à nourrir.

Un paysan répondit affirmativement, et,pendant que le général discutait du prix avec lui, le sous-préfetet l’homme à la galette purent s’éloigner sans trop exciterl’attention.

Cet homme, nos lecteurs ont dû s’en douter,n’était autre que Courtin.

Tâchons d’expliquer les manœuvres que Courtinavait exécutées depuis le matin.

Après l’entretien qu’il avait eu avec sonjeune maître, Courtin avait longuement réfléchi.

Il lui avait semblé qu’une dénonciation pureet simple n’était pas ce qui pouvait être le plus profitable à sesintérêts.

Il pouvait se faire que le gouvernementlaissât sans récompense ce service d’un de ses agents subalternes.L’acte restait dangereux sans profit ; car Courtin attiraitsur lui l’inimitié des royalistes, si nombreux dans le canton.

C’est alors qu’il avait imaginé le petit planque nous l’avons vu communiquer à Jean Oullier.

Il espérait, en servant les amours du jeunebaron, en en tirant un lucre raisonnable, se concilier labienveillance du marquis de Souday, dont il pensait qu’un semblablemariage devait être toute l’ambition, et arriver, au moyen de cettebienveillance, à se faire payer bien cher un silence quisauvegarderait la tête qui, s’il ne s’était pas trompé, devait êtresi précieuse au parti royaliste.

Nous avons vu comment Jean Oullier avait reçules avances de Courtin. Alors, celui-ci, manquant ce qui luisemblait une excellente affaire, s’était décidé à se contenterd’une médiocre et s’était retourné du côté du gouvernement.

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