Les Louves de Machecoul – Tome I

XXXII – Où le général mange un dîner quin’avait pas été préparé pour lui

Selon les instructions du marquis, transmisespar Mary à Rosine, la porte avait été ouverte aux soldats dès lepremier coup de marteau. La porte ouverte, ils avaient envahi lacour, et se hâtaient de cerner la maison.

Au moment où le vieux général descendait decheval, il aperçut les deux porte-flambeaux, et, à côté d’eux,moitié dans l’ombre, moitié dans la lumière, les deux jeunesfilles.

Tout cela s’avançait vers lui d’un air tout àla fois empressé et gracieux qui le surprit.

– Ma foi, général, s’écria le marquis endescendant jusqu’au dernier degré de l’escalier pour aller aussiloin que possible à la recherche du général, je désespérais presquede vous voir… ce soir, du moins.

– Vous désespériez, dites-vous, monsieur lemarquis ? fit le général stupéfait de cet exorde.

– Je désespérais de vous voir, je le répète. Àquelle heure êtes-vous parti de Montaigu ? vers septheures ?

– À sept heures précises.

– Eh bien, c’est cela ! j’avais calculéqu’il fallait un peu plus de deux heures pour venir ; je vousattendais donc vers neuf heures un quart, neuf heures etdemie ; mais voilà qu’il en est plus de dix ! J’en étaisà me dire : « Mon Dieu, serait-il arrivé quelque accidentqui me prive de l’honneur de recevoir un si brave et si estimableofficier ? »

– Ainsi, vous m’attendiez, monsieur ?

– Pardieu ! Je parie que c’est ce mauditgué de Pont-Farcy qui vous aura retardé. Quel abominable pays,général ! des ruisseaux qui, à la moindre pluie, deviennentdes torrents impraticables ; des chemins… ils appellent celades chemins ! moi, j’appelle cela des fondrières ! Aureste, vous en savez bien quelque chose ; car je présume quece n’est pas sans quelque difficulté que vous avez franchi lemaudit saut de Baugé, une mer de boue où l’on enfonce jusqu’à laceinture quand on n’enfonce pas jusque par-dessus la tête !Mais avouez que tout cela n’est rien à côté de la viette desBiques, où, tout jeune, moi, un chasseur enragé, je n’osais pas mehasarder sans frémir… Vraiment, général, en pensant à tout ce quel’honneur que vous me faites vous aura coûté de peines et defatigues, je ne sais comment vous en témoigner mareconnaissance.

Le général vit que, pour le moment, il avaitaffaire à plus fin que lui.

Il se résolut à manger franchement le plat quele marquis lui servait.

– Croyez bien, monsieur le marquis,répondit-il, que je regrette de m’être tant fait attendre, et qu’iln’y a aucunement de ma faute dans le retard que vous me reprochez.En tout cas, je tâcherai de profiter de la leçon que vous voulezbien me donner, et, une autre fois, en dépit des gués, des sauts etdes viettes, j’arriverai selon les règles les plus rigoureuses dela politesse.

En ce moment, un officier s’approcha dugénéral pour prendre ses ordres relativement à la perquisition quel’on devait faire dans le château.

– C’est inutile, mon cher capitaine, dit legénéral. N’entendez-vous pas que notre hôte nous dit que nousarrivons trop tard ? C’est nous dire que nous n’avons aucunepeine à prendre et que nous trouverons tout en ordre dans lechâteau.

– Comment donc ! comment donc ! ditle marquis ; mais, en ordre ou non, mon château est tout àvotre disposition, général : usez-en donc comme s’il vousappartenait.

– Ceci m’est offert de trop bonne grâce pourque je refuse, dit le général en s’inclinant.

– Oh ! que vous êtes étourdies,mesdemoiselles ! fit le marquis de Souday s’adressant à sesfilles ; vous ne me faites pas remarquer que je tiens cesmessieurs à la porte, et par le temps qu’il fait ! des gensqui ont traversé le gué de Pont-Farcy ! Mais entrez donc,général, entrez donc, messieurs ! J’ai fait préparer unexcellent feu au salon, un feu devant lequel vous pourrez séchervos habits, que l’eau de la Boulogne doit rendre inhabitables.

– Comment reconnaîtrai-je jamais ladélicatesse de vos procédés ? dit le général en se mordant lesmoustaches et un peu les lèvres.

– Oh ! vous êtes un homme à me revaloircela, général ! répliqua le marquis en précédant les officiersqu’il éclairait, tandis que le petit notaire, plus modeste,illuminait les flancs de la colonne. Mais, permettez-moi,ajouta-t-il en posant le candélabre sur la cheminée du salon,manœuvre qu’imita en tout point maître Loriot, permettez-moid’accomplir une formalité par laquelle j’eusse dû commencerpeut-être, en vous présentant mes deux filles, mesdemoisellesBertha et Mary de Souday.

– Par ma foi, marquis, dit galamment legénéral, la vue de si gracieux visages valait bien que l’on risquâtde s’enrhumer en traversant le gué de Pont-Farcy, de s’envaser ausaut de Baugé et de se casser le cou à la viette desBiques !

– Eh bien, mesdemoiselles, dit le marquis,pour utiliser ces beaux yeux, allez vous assurer que le dîner,après avoir attendu ces messieurs, ne se fera pas attendre à sontour.

– En vérité, marquis, dit Dermoncourt setournant vers ses officiers, nous sommes confus de vos bontés, etnotre reconnaissance…

– S’acquitte par la distraction que votrevisite nous cause. Vous comprenez, général, moi qui suis habituéaux deux gracieux visages auxquels vous adressez de si joliscompliments, moi qui, en outre, suis leur père, je trouve parfoisle séjour de mon pauvre petit castel bien insipide et bienmonotone ; jugez donc de ce qu’a été ma joie lorsque, tantôt,un lutin de ma connaissance est venu me dire à l’oreille :« Le général Dermoncourt est parti à sept heures du soir deMontaigu pour venir, avec son état-major, vous rendre visite àSouday ! »

– Alors, c’est un lutin qui vous aaverti ?

– Certainement ! est-ce qu’il n’y en apas dans chaque château, dans chaque chaumière de ce pays ?Aussi, la perspective de l’excellente soirée que j’allais vousdevoir, général, m’a rendu une activité que, depuis longtemps, jene connaissais plus ; j’ai pressé tout le monde, j’ai mis monpoulailler à contribution, j’ai actionné mesdemoiselles de Souday,j’ai retenu mon compère Loriot, notaire à Machecoul, pour qu’il aitle plaisir de faire votre connaissance ; enfin, Dieu medamne ! j’ai mis moi-même la main à la pâte, et, tant bien quemal, nous sommes arrivés à préparer le dîner qui vous attend, etcelui qui sera servi à vos soldats, que je n’avais garde d’oublieren ma qualité d’ancien soldat.

– Vous avez servi, monsieur le marquis ?demanda Dermoncourt.

– Peut-être pas dans les mêmes rangs quevous ; aussi, au lieu de dire que j’ai servi, je diraisimplement que je me suis battu.

– Dans ce pays ?

– Justement ! sous les ordres deCharette.

– Ah ! ah !

– J’étais son aide de camp.

– Alors, ce n’est point la première fois quenous nous rencontrons, marquis.

– Vraiment ?

– Certes ! j’ai fait les deux campagnesde 1795 et de 1796 en Vendée.

– Ah ! bravo ! et voilà qui metransporte ! s’écria le marquis. Nous allons parler, audessert, des vaillances de notre jeunesse. Ah ! général, fitle vieux gentilhomme avec une certaine mélancolie, dans un campcomme dans l’autre, ils commencent à se faire rares, ceux quipeuvent s’entretenir de ces campagnes !… Mais voici cesdemoiselles qui viennent nous annoncer que le souper nous réclame.Général, voulez-vous être le cavalier de l’une des deux ? Lecapitaine sera celui de l’autre.

Puis, s’adressant aux autresofficiers :

– Messieurs, dit-il, voulez-vous bien suivrele général et passer dans la salle à manger ?

On se mit à table : le général entre Maryet Bertha, le marquis entre deux officiers.

Maître Loriot s’assit à côté de Bertha ;il ne désespérait pas, pendant le souper, de placer tout bas un motsur le jeune Michel.

Il avait décidé, à part lui, que le contrat demariage se ferait dans son étude.

Durant quelques instants, on n’entendit que lebruit des assiettes et des verres ; chacun restaitsilencieux.

Les officiers, entraînés par l’exemple de leurgénéral, se prêtaient avec complaisance au dénoûment inattendu deleur expédition.

Le marquis, qui dînait ordinairement à cinqheures, et qui se trouvait de près de six heures en retard,dédommageait son estomac de cette longue attente.

Mary et Bertha, toutes pensives, n’étaientpoint fâchées d’avoir, dans la répulsion que leur inspiraient lescocardes tricolores, un prétexte pour se recueillir.

Le général réfléchissait évidemment aux moyensde prendre une revanche.

Il comprenait fort bien que M. de Souday avaitété averti de son approche ; rompu à cette guerre, ilconnaissait la facilité et la rapidité avec lesquelles setransmettaient les communications entre un village et un autre.Étonné d’abord de la spontanéité de la réception que lui avaitfaite le marquis de Souday, peu à peu il recouvrait son sang-froid,et, revenu à ses habitudes de minutieuse observation, il trouvaitdans tout ce qu’il voyait, dans l’empressement de son hôte commedans la profusion de ce repas, bien splendide pour avoir étépréparé à l’intention d’ennemis, quelque chose qui confirmait sessoupçons ; mais, patient comme doit l’être tout bon chasseurd’hommes et de gibier, certain que, dans l’obscurité – sil’illustre proie qu’il convoitait avait pris la fuite, comme toutle lui faisait croire, – ce serait en vain qu’il se mettrait à sapoursuite, il résolut d’attendre à plus tard pour commencer desérieuses investigations, et de ne point laisser échapper jusque-làun des indices qu’il pourrait trouver dans ce qui se passait autourde lui.

Ce fut lui qui le premier rompit lesilence.

– Monsieur le marquis, dit-il en élevant sonverre, le choix d’un toast serait assez difficile pour vous commepour nous ; mais il en est un qui n’embarrassera personne etqui doit avoir le pas sur tous les autres. Veuillez me permettre deporter la santé de mesdemoiselles de Souday, en les remerciantd’avoir bien voulu s’associer à la courtoise réception dont vousnous honorez.

– Ma sœur et moi, nous vous remercions,monsieur le général, dit Bertha, et nous sommes heureuses d’avoirpu vous être agréables en nous conformant à la volonté de notrepère.

– Ce qui veut dire, répliqua le général ensouriant, que vous ne nous faites bonne mine que par ordre, et quec’est à M. le marquis que nous devons en être reconnaissants… À labonne heure ! j’aime cette franchise toute militaire, qui, ducamp de vos admirateurs, me ferait passer dans celui de vos amis,si je croyais que l’on pût y être reçu avec la cocarde que jeporte.

– Les éloges que vous venez de donner à mafranchise m’encouragent, monsieur, dit Bertha, et cette mêmefranchise osera vous avouer que vos couleurs ne sont point cellesque j’aime à voir à mes amis ; mais, si vous ambitionnezvraiment ce titre, je vous l’accorderai volontiers, dans l’espoirqu’un jour viendra où vous pourrez porter les miennes.

– Général, dit à son tour le marquis en segrattant l’oreille, votre réflexion de tantôt était parfaitementjuste : comment, sans nous compromettre ni l’un ni l’autre,vais-je répondre à votre gracieux toast à mes filles ?Avez-vous une femme ?

Le général tenait à embarrasser lemarquis.

– Non, dit-il.

– Une sœur ?

– Non.

– Une mère, peut-être ?…

– Oui, dit le général, qui semblait s’êtreembusqué et attendre là le marquis : j’ai la France, notremère commune.

– Eh bien, bravo ! je bois à laFrance ! et puissent se continuer pour elle les huit sièclesde gloire et de grandeur qu’elle doit à ses rois !

– Et permettez-moi d’ajouter, dit le général,le demi-siècle de liberté qu’elle doit à ses enfants.

– C’est non-seulement une adjonction, dit lemarquis, mais encore une modification.

Puis, après un instant de silence :

– Par ma foi, dit-il, j’accepte letoast : blanche ou tricolore, la France est toujours laFrance !

Tous les convives tendirent leurs verres, etcompère Loriot lui-même, entraîné par l’exemple du marquis, fitraison au toast du maître de la maison, modifié par le général, etvida son verre.

Une fois lancée sur cette pente et arroséeavec cette abondance, la conversation prit des allures sivagabondes, que, comprenant, aux deux tiers du dîner, qu’elles nepourraient la suivre jusqu’au dessert dans de pareils écarts,Bertha et Mary se levèrent de table et passèrent, sans bruit, dansle salon.

Maître Loriot, qui semblait être venu pouravoir autant affaire aux jeunes filles qu’au marquis, se leva à sontour, et les suivit.

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