Les Louves de Machecoul – Tome I

XXVIII – Où le marquis de Souday regretteamèrement que Petit-Pierre ne soit pas gentilhomme

Les deux jeunes gens, que le marquis de Soudaypoussait devant lui, s’arrêtèrent sur le seuil de la salle àmanger.

L’aspect de la table, en effet, étaitformidable.

À son centre se dressait, comme la citadelleantique dominant toute la ville, un majestueux pâté de sanglier etde chevreuil ; un brochet d’une quinzaine de livres, trois ouquatre poulets en daube, une véritable tour de Babel de côtelettes,une pyramide de lapereaux à la sauce verte flanquaient cettecitadelle, au nord, au midi, à l’est et à l’ouest ; et, commepour leur servir de postes avancés, la cuisinière de M. de Soudayles avait entourés d’un épais cordon de plats qui se touchaient lesuns les autres, et qui garnissaient les approches d’aliments detoutes sortes : hors-d’œuvre, entrées, entremets, légumes,salade, fruits et marmelades ; tout cela pressé, entassé,amoncelé dans une confusion peu pittoresque, mais pleine de charme,cependant, pour des appétits qu’avait aiguisés l’air incisif desforêts du pays de Mauge.

– Tudieu ! dit Petit-Pierre en reculant,comme nous l’avons dit, à la vue de toute cette victuaille ;vous traitez, en vérité, de pauvres paysans avec trop de cérémonie,monsieur de Souday.

– Oh ! quant à cela, je n’y suis pourrien, mon jeune ami, et il ne faut ni m’en vouloir, ni meremercier ; c’est l’affaire de ces demoiselles. Mais il estinutile de vous dire, n’est-ce pas, que je serai heureux si vousfaites honneur à la chère d’un pauvre gentilhommecampagnard !

Et le marquis poussa devant lui Petit-Pierre,afin qu’il allât prendre place à cette table de laquelle ilparaissait hésiter à s’approcher.

Petit-Pierre céda à la pression, mais enfaisant ses réserves.

– Je n’oserais jurer de répondre dignement àce que vous attendez de moi, monsieur le marquis, dit le jeunehomme ; car, je vous l’avouerai humblement, je suis un pauvremangeur.

– J’entends, fit le marquis : vous êteshabitué à des plats plus délicats. Quant à moi, je suis un vraipaysan, et, à toutes les friandises des grandes tables, je préfèreles aliments substantiels et chargés de suc qui réparentconvenablement les forces débilitées de l’estomac.

– J’ai entendu de bien grandes dissertationslà-dessus, dit Petit-Pierre, entre le roi Louis XVIII et le marquisd’Avaray.

Le comte de Bonneville poussa Petit-Pierre ducoude.

– Vous avez connu le roi Louis XVIII et lemarquis d’Avaray ? dit le vieux gentilhomme au comble del’étonnement, et en regardant Petit-Pierre comme pour s’assurer quecelui-ci ne se moquait pas de lui.

– Dans ma jeunesse, oui, beaucoup, réponditsimplement Petit-Pierre.

– Hum ! fit le marquis, à la bonneheure.

On avait pris place autour de la table, etchacun, Bertha et Mary comme les autres, commença d’attaquer leformidable déjeuner.

Mais le marquis de Souday eut beau offrir,tour à tour, à son jeune convive de tous les plats qui chargeaientla table, Petit-Pierre refusa et dit qu’il se contenterait, si sonhôte le voulait bien, d’une tasse de thé et de deux œufs fraispondus par les poules qu’il avait si joyeusement entendues coqueterdans la matinée.

– Quant aux œufs frais, dit le marquis, cesera chose facile, et Mary va se charger de les aller prendre toutchauds au poulailler ; mais, quant au thé, diable !diable ! je doute qu’il y en ait à la maison.

Mary n’avait point attendu d’être chargée dela mission dont son père se reposait sur elle pour se lever et sepréparer à sortir ; mais, au doute exprimé par le marquis àl’endroit du thé, elle s’arrêta, aussi embarrassée que lui.

Évidemment, le thé manquait.

Petit-Pierre vit l’embarras de ses hôtes.

– Oh ! dit-il, ne vous inquiétezpas : M. de Bonneville aura la bonté d’aller prendre dans monnécessaire quelques pincées de thé…

– Dans votre nécessaire ?

– Oui, dit Petit-Pierre, comme j’ai contractéla mauvaise habitude de boire du thé, j’en porte toujours avecmoi.

Et il remit au comte de Bonneville une petiteclef qu’il tira d’un trousseau pendu à une chaîne d’or.

Le comte de Bonneville s’empressa de sortird’un côté, tandis que Mary sortait de l’autre.

– Par le diable ! s’écria le marquis enengloutissant un énorme morceau de venaison, vous êtes unevéritable femmelette, mon jeune ami, et, sans l’opinion que vousavez émise tout à l’heure et que je trouve beaucoup trop profondepour être sortie d’un cerveau féminin, je douterais presque devotre sexe.

Petit-Pierre sourit.

– Bah ! dit-il, vous me verrez à l’œuvre,monsieur le marquis, lorsque nous rencontrerons les soldats dePhilippe, et vous reviendrez, je l’espère, sur la mauvaise opinionque je vous donne de moi en ce moment.

– Comment ! vous serez de nosbandes ? demanda le marquis de plus en plus étonné.

– Je l’espère, répondit le jeune homme.

– Et moi, dit Bonneville en rentrant et enremettant à Petit-Pierre la clef qu’il avait reçue de lui, je vousréponds que vous le verrez toujours à mes côtés.

– J’en serai ravi, mon jeune ami, dit lemarquis ; mais cela n’aura rien d’étonnant pour moi. Dieu n’apoint mesuré le courage aux corps auxquels il le donne, et j’ai vu,dans la grande guerre, une des dames qui ont suivi M. de Charettefaire très-vaillamment le coup de pistolet.

En ce moment, Mary rentra : elle tenaitd’une main la théière, et, de l’autre, les deux œufs à la coque surune assiette.

– Merci, ma bien belle enfant, ditPetit-Pierre avec un ton de galante protection qui rappela à M. deSouday les seigneurs de la vieille cour, et mille excuses pour lapeine que je vous ai donnée.

– Vous parliez tout à l’heure de Sa MajestéLouis XVIII, dit le marquis de Souday, et de ses opinionsculinaires ; j’ai souvent entendu dire, en effet, qu’il avait,à propos de ses repas, des délicatesses suprêmes.

– C’est vrai, dit Petit-Pierre, il avait, cebon roi, une façon de manger les ortolans et les côtelettes quin’appartenait qu’à lui.

– Il me semble, cependant, dit le marquis deSouday en mordant à belles dents dans une côtelette dont il enlevala noix d’un seul coup, qu’il n’y a pas deux façons de manger lescôtelettes…

– C’est celle que vous pratiquez, n’est-cepas, monsieur le marquis ? dit en riant Bonneville.

– Oui, par ma foi ! Et, quant auxortolans, lorsque, par hasard, Bertha ou Mary s’amusent à la petiteguerre et rapportent, non pas des ortolans, mais des mauviettes etdes becfigues, je les prends par le bec, je les saupoudredélicatement de poivre et de sel, je les introduis tout entiersdans ma bouche, et leur coupe avec mes dents le bec au ras desyeux. C’est excellent ainsi ! seulement, il en faut deux outrois douzaines par personne.

Petit-Pierre se mit à rire ; cela luirappelait l’histoire du cent-suisse qui avait parié de manger unveau de six semaines à son dîner.

– J’ai eu tort de dire que le roi Louis XVIIIavait une façon particulière de manger les ortolans et lescôtelettes ; j’aurais dû dire une façon de les faire cuire,c’eût été plus exact.

– Dame ! fit le marquis de Souday, il mesemble que l’on cuit les ortolans à la broche et les côtelettes surle gril.

– C’est vrai, dit Petit-Pierre, qui s’amusaitvisiblement à ces souvenirs ; mais Sa Majesté Louis XVIIIavait raffiné sur leur cuisson. Pour les côtelettes, le maîtred’hôtel des Tuileries avait soin de faire cuire celles quidevaient avoir l’honneur, comme, il le disait, d’êtremangées par le roi, entre deux autres côtelettes de manière à ceque la côtelette du milieu cuisît dans le jus des deux autres. Ilen était de même des ortolans : ceux qui devaient avoirl’honneur d’être mangés par le roi étaient introduits dans unegrive, laquelle était elle-même introduite dans une bécasse ;lorsque l’ortolan était cuit, la bécasse n’était pas mangeable,mais la grive était excellente et l’ortolan superfin.

– Mais, en vérité, jeune homme, dit le marquisde Souday en se renversant en arrière et en regardant Petit-Pierreavec un suprême étonnement, on dirait que vous avez vu le bon roiLouis XVIII accomplir toutes ces prouesses gastronomiques.

– Je l’ai vu, en effet, réponditPetit-Pierre.

– Vous aviez donc une charge à la cour ?demanda en riant le marquis.

– J’étais page, répondit Petit-Pierre.

– Ah ! voilà qui m’explique tout, fit lemarquis. Pardieu ! vous avez, en vérité, beaucoup vu pourvotre âge.

– Oui, répondit Petit-Pierre avec unsoupir ; – trop vu même !

Les deux jeunes filles jetèrent un coup d’œilde profonde sympathie sur le jeune homme.

En effet, sur cette figure qui paraissait sijeune au premier aspect, on eût dit, après un mûr examen, que déjàun certain nombre d’années avaient passé, et que le malheur avaitlaissé sa trace à leur suite.

Le marquis fit deux ou trois tentatives pourrelever la conversation ; mais Petit-Pierre, plongé dans sespensées, semblait avoir dit tout ce qu’il avait à dire, et, soitqu’il n’entendît point les différentes théories que fit le marquissur les viandes noires et sur les viandes blanches, sur ladifférence des sucs que contenaient le gibier des forêts et legibier de basse-cour, soit qu’il ne jugeât point à propos de lesapprouver ou de les réfuter, il garda obstinément le silence.

Malgré ce mutisme, lorsqu’on se leva de table,le marquis de Souday, que la satisfaction de son appétit avaitrendu fort expansif, était enchanté de son jeune ami.

On rentra au salon ; mais Petit-Pierre,au lieu de se réunir aux deux jeunes filles, au comte de Bonnevilleet au marquis de Souday autour de la cheminée – où brûlait un feuqui indiquait que, grâce au voisinage de la forêt, le bois étaitabondant au château de Souday, – Petit-Pierre, toujours soucieux ourêveur, comme on voudra, alla droit à la fenêtre et appuya sonfront contre la vitre.

Au bout d’un instant, et comme le marquis deSouday faisait au comte de Bonneville force compliments sur sonjeune compagnon, le nom du jeune gentilhomme, prononcé d’une voixbrève et avec un accent impérieux, le fit tressaillir.

C’était Petit-Pierre qui l’appelait.

Il se retourna vivement, et courut plutôtqu’il ne marcha au jeune paysan.

Celui-ci lui parla tout bas pendant quelquesinstants et comme s’il lui donnait des ordres.

Après chaque phrase de Petit-Pierre,Bonneville s’inclinait en signe d’assentiment.

Quand Petit-Pierre eut fini, Bonneville pritson chapeau, salua et sortit.

Petit-Pierre alors s’avança vers lemarquis.

– Monsieur de Souday, dit-il, je viensd’affirmer au comte de Bonneville que vous ne trouveriez pasmauvais qu’il prît un de vos chevaux pour faire une tournée dansles châteaux des environs, et donner rendez-vous ce soir, à Souday,à ces mêmes hommes contre lesquels vous êtes entré ce matin enlutte ; on les trouvera sans doute encore réunis àSaint-Philbert. Voilà pourquoi je lui ai enjoint de se hâter.

– Mais, fit le marquis, quelques-uns de cesmessieurs me garderont peut-être rancune de la façon dont je leurai parlé ce matin, et feront probablement quelques façons pourvenir chez moi.

– Un ordre décidera ceux-là qu’une invitationtrouverait rétifs.

– Un ordre de qui ? demanda le marquisétonné.

– Mais de madame la duchesse de Berry, dont M.de Bonneville a les pleins pouvoirs. Maintenant, demandaPetit-Pierre avec une certaine hésitation, peut-être craignez-vousqu’une pareille réunion au château de Souday n’ait une funesteconséquence pour vous et votre famille ? En ce cas, marquis,dites un mot ; le comte de Bonneville n’est pas encoreparti.

– Corbleu ! dit le marquis, qu’il parteet au galop, dût-il crever mon meilleur cheval !

Le marquis n’avait pas achevé ces paroles,que, comme s’il les eût entendues et qu’il profitât de lapermission qui lui était donnée, le comte de Bonneville passait àfond de train devant les fenêtres du salon, et, franchissant lagrande porte, s’élançait sur la route de Saint-Philbert.

Le marquis alla à la fenêtre en face pour lesuivre plus longtemps des yeux et ne se retourna que lorsqu’ill’eut perdu de vue.

Il chercha alors du regard Petit-Pierre ;mais Petit-Pierre avait disparu, et, quand le marquis s’informa delui à ses filles, elles lui répondirent que le jeune homme s’étaitretiré en disant qu’il montait à sa chambre pour faire sacorrespondance.

– Drôle de petit bonhomme ! murmura lemarquis de Souday.

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