Les Louves de Machecoul – Tome I

XLII – Où Jean Oullier dit ce qu’il pensedu jeune baron Michel

Pendant que les funèbres événements dont onvient de lire le récit se passaient dans la maison où Jean Oullieravait déposé le pauvre Bonneville et son compagnon, tout étaitrumeur, mouvement, joie et tumulte dans le château du marquis deSouday.

Le vieux gentilhomme ne se sentait pas d’aise.Il était enfin arrivé ce moment tant attendu ! Il avait choisipour son costume de guerre le moins fané des habits de chasse qu’ilavait pu retrouver dans sa garde-robe ; et, ceint, comme chefde division, d’une écharpe blanche – que, depuis longtemps, luiavaient brodée ses filles dans la prévision de cette prise d’armes– le cœur sanglant sur la poitrine, le chapelet à la boutonnière,c’est-à-dire dans la grande tenue des grands jours, il essayait lefil de son sabre sur tous les meubles qui se trouvaient à saportée.

En outre, de temps en temps, il dérouillait savoix de commandement en apprenant l’exercice à Michel, voire mêmeau notaire, qu’il voulait absolument adjoindre à celui-ci dans lenombre de ses recrues, mais qui, quelle que fût l’exagération deses opinions légitimistes, ne croyait pas devoir les manifesterd’une façon extra-légale.

Bertha, à l’exemple de son père, avait revêtule costume qu’elle devait porter pendant cette expédition. Il secomposait d’une petite redingote de velours vert, ouverte sur lapoitrine et laissant apercevoir un jabot d’une éblouissanteblancheur ; elle était ornée de passementeries et debrandebourgs de soie noire et serrée à la taille ; ce costumese complétait par de larges chausses de drap gris qui venaientretomber sur des bottes à la hussarde montant jusqu’au genou.

La jeune fille ne portait pas d’écharpe à laceinture, l’écharpe, chez les Vendéens, étant le signe ducommandement ; mais elle l’avait attachée à son bras gauchepar un ruban rouge.

Ces vêtements faisaient ressortir la souplesseet l’élégance de la taille de Bertha, et son chapeau de feutre grisà plumes blanches se prêtait merveilleusement au caractère mâle desa physionomie. Bertha était charmante ainsi.

Aussi, bien qu’en raison de ses habitudesmasculines, Bertha fût peu coquette, elle n’avait pu s’empêcher,dans la situation d’esprit, ou plutôt de cœur, où elle était, deremarquer avec satisfaction la plus value que ses avantagesphysiques tiraient de cet équipement, et, ayant cru remarquer qu’ilavait produit sur Michel une profonde impression, elle étaitdevenue aussi expansivement joyeuse que le marquis de Souday.

La vérité est que Michel, dont l’esprit avait,de son côté aussi, atteint un certain degré d’exaltation, n’avaitpu voir sans une admiration, qu’il ne s’était pas donné la peine dedissimuler, la haute mine et la tournure cavalière de Bertha sousses nouveaux habits ; mais cette admiration, hâtons-nous de ledire, venait surtout de ce qu’il songeait à toute la grâcequ’aurait sa bien-aimée Mary lorsqu’elle aurait revêtu un semblablecostume ; – car il ne doutait point que les deux sœurs nedussent faire la campagne ensemble et porter des vêtementspareils.

Aussi ses yeux avaient doucement interrogéMary, comme pour lui demander si elle n’allait pas se faire belle àson tour ; mais Mary était apparue, dès le matin de ce jour,tellement froide, tellement réservée avec Michel ; depuis lascène de la tourelle, elle évitait si soigneusement de lui adresserla parole, que la timidité naturelle du jeune homme s’en étaitaccrue, et qu’il n’osa rien risquer de plus que ce regard suppliantdont nous venons de dire le but.

Ce fut donc Bertha, et non Michel, qui engageaMary à se hâter de mettre ses habits de cavalier. Mary ne réponditpas ; sa tristesse, sa physionomie mélancolique tranchaient,depuis le matin, sur l’allégresse générale. Cependant elle obéit àBertha et monta dans sa chambre.

Les vêtements qu’elle devait endosser étaienttout préparés sur une chaise ; elle les regarda avec un pâlesourire, mais n’étendit point la main pour les prendre : elles’assit sur son petit lit de bois d’érable, et de grosses larmesperlèrent à ses cils et tombèrent le long de ses joues.

Mary, pieuse et naïve, avait été sincère etvraie dans le mouvement qui l’avait amenée à ce rôle de sacrificeet d’abnégation qu’elle s’était imposé par tendresse pour sasœur ; mais elle avait peut-être un peu trop présumé de sesforces en l’adoptant.

Dès le début de la lutte qu’elle allait avoirà subir contre elle-même, elle sentait, non point faiblir sarésolution, – sa résolution était toujours la même, – mais diminuersa confiance dans le résultat de ses efforts.

Depuis le matin, elle se disait sanscesse : « Tu ne dois pas, tu ne peux pas l’aimer, »et, depuis le matin, l’écho de son cœur lui disait : « Tul’aimes ! »

À chaque pas qu’elle faisait en avant sousl’empire de ces sensations, Mary se détachait davantage de tout cequi avait été jusqu’à ce jour son espérance et sa joie ; lebruit, le mouvement, les distractions viriles qui avaient amusé sonenfance et sa jeunesse lui devenaient insupportables ; lespréoccupations politiques elles-mêmes s’effaçaient devant lapréoccupation qui dominait toutes les autres : tout ce qui eûtpu distraire son cœur de la pensée qu’elle en voulait chasserfuyait ce cœur et s’envolait comme s’envole une nuée d’oiseauxchanteurs lorsque l’épervier s’abat tout à coup au milieud’eux.

À chaque instant, elle s’apercevait davantagecombien, dans le combat qu’elle aurait à soutenir contre elle-même,elle serait abandonnée, isolée, sans autre appui que celui de savolonté, sans autre consolation que celle qui semblait devoirs’attacher à son dévouement ; et elle pleurait, autant dedouleur que de crainte, autant de regret que d’appréhension.

Par sa souffrance présente, elle mesurait sasouffrance à venir.

Il y avait une demi-heure, à peu près, qu’ellerestait ainsi triste, pensive, absorbée en elle-même, roulant sanspouvoir se retenir dans les abîmes de sa propre douleur, lorsque,du seuil de sa porte, qu’elle avait laissée entr’ouverte, elleentendit la voix de Jean Oullier, qui lui disait avec l’accent toutparticulier qu’il tenait en réserve pour parler aux deux jeunesfilles, dont il s’était, nous l’avons vu, constitué, pour ainsidire, le second père :

– Mais qu’avez-vous donc, chère mademoiselleMary ?

Mary tressaillit comme si elle sortait d’unsonge, et, avec un embarras profond, elle répondit au brave paysanen essayant de sourire :

– Moi ? Je n’ai rien, mon pauvre Jean, jete le jure.

Mais, pendant ce temps, Jean Oullier l’avaitconsidérée avec attention.

Alors, s’approchant d’elle de quelques pas,secouant la tête et la regardant fixement :

– Pourquoi parler ainsi, petite Mary ?lui dit-il d’un ton de douce et respectueuse gronderie ? Vousdoutez donc de mon amitié ?

– Moi ? moi ? s’écria Mary.

– Dame, il faut bien que vous en doutiez,puisque vous pensez pouvoir la tromper.

Mary lui tendit la main.

Jean Oullier prit cette main fine et délicateentre ses grosses mains, et, regardant la jeune fille avectristesse :

– Ah ! douce petite Mary, dit-il, commesi elle avait encore dix ans, il n’y a pas de pluie sans nuages, iln’y a pas de larmes sans chagrin ! Vous souvient-il de ce jouroù, tout enfant, vous pleuriez, parce que Bertha avait jeté voscoquillages dans le puits ? Eh bien, le lendemain, JeanOullier avait fait quinze lieues dans sa nuit, mais vos joujoux demer étaient remplacés, mais vos beaux yeux bleus étaient secs etsouriants.

– Oui, mon bon Jean Oullier, oui, je me lerappelle, dit Mary, qui, dans ce moment surtout, avait besoind’expansion.

– Eh bien, reprit Jean Oullier, j’aivieilli ; mais ma tendresse pour vous n’a fait que grandir.Dites-moi donc votre pensée, Mary, et, s’il y a remède, je letrouverai ; et, s’il n’y en a pas, mes vieux yeux racornispleureront avec les vôtres.

Mary savait combien il lui serait difficiled’abuser la clairvoyante sollicitude du vieux serviteur ; ellehésita, elle rougit ; mais, sans se décider à dire la cause deses larmes, elle essaya de les expliquer.

– Je pleure, mon pauvre Jean, répondit-elle,parce que je songe que cette guerre me coûtera peut-être la vie detous ceux que j’aime.

Hélas ! depuis la veille au soir, lapauvre Mary avait appris à mentir.

Mais Jean Oullier ne se laissa point prendre àcette réponse, et, secouant doucement la tête :

– Non, petite Mary, dit-il, ce n’est pointcela qui cause vos larmes. Quand des gens d’âge comme M. le marquiset moi, nous nous laissons prendre à l’illusion, et, dans lecombat, ne voyons que la victoire, ce ne serait pas un jeune cœurcomme le vôtre qui prévoirait les revers.

Mary ne se tint point pour battue.

– Et, cependant, Jean, dit-elle, je t’assureque c’est cela.

Et la jeune fille prit une de ces attitudescâlines dont elle avait, par une longue pratique, expérimenté latoute-puissance vis-à-vis du bonhomme.

– Non, non, ce n’est point cela, vousdis-je ! reprit Jean Oullier toujours grave et de plus en plussoucieux.

– Qu’est-ce donc, alors ? demandaMary.

– Bon ! fit le vieux garde, vous voulezque ce soit moi qui vous éclaire sur la cause de vos larmes ?vous le voulez ?

– Oui, si tu le peux !

– Eh bien, vos larmes, c’est dur à dire, maisje pense, moi, que c’est tout simplement ce méchant petit M. Michelqui les cause.

Mary devint blanche comme les blancs rideauxqui encadraient sa figure ; tout son sang reflua vers soncœur.

– Que veux-tu dire, Jean ?balbutia-t-elle.

– Je veux dire que, tout aussi bien que moi,vous avez vu ce qui se passe, et que, pas plus que moi, vous n’enêtes satisfaite ; seulement, comme je suis un homme, moi, jerage, et, comme vous êtes une jeune fille, vous, vous pleurez.

Mary ne put réprimer un sanglot en sentant ledoigt de Jean Oullier s’appesantir sur sa plaie.

– Ce n’est point étonnant, au reste, continuale vieux garde comme se parlant à lui-même ; toutelouve que vous appellent ces canailles de patauds, vousn’êtes encore qu’une femme, et une femme pétrie du meilleur et duplus doux levain qui soit jamais tombé dans le pétrin du bonDieu.

– En vérité, je ne te comprends pas, Jean, jet’assure.

– Oh ! que si, vous me comprenez fortbien, au contraire, petite Mary. Oui, vous l’avez vu comme je l’aivu, ce qui arrive… Et qui ne le verrait pas, mon Dieu ? Ilfaudrait être aveugle, car elle ne s’en cache guère.

– Mais de qui veux-tu parler, Jean ?Dis-le-moi. Ne vois-tu pas que tu me fais mourird’angoisse ?

– Et de qui parlerais-je donc si ce n’était demademoiselle Bertha ?

– De ma sœur ?

– Oui, de votre sœur, qui parade avec ceblanc-bec ; qui va le traîner à sa suite dans notrecamp ; qui, en attendant, semble l’avoir cousu à sa jupe, depeur qu’il ne s’en s’éloigne, le montre comme une conquête à toutle monde, sans se soucier des commentaires que vont faire là-dessusles gens de la maison et les amis de M. le marquis, sans compter ceméchant notaire qui est là, qui regarde tout cela avec ses petitsyeux et a déjà l’air de tailler sa plume pour griffonner le contratde mariage.

– Mais, en supposant que cela soit, demandaMary, dont la pâleur avait fait place à la rougeur la plus vive, etdont le cœur battait à se rompre, en supposant que cela soit, quelmal y vois-tu donc ?

– Comment ! quel mal ? Mais tout àl’heure mon sang bouillonnait lorsque je voyais mademoiselle deSouday… Oh ! tenez, ne m’en parlez pas !

– Si, si, au contraire, parlons-en !insista Mary. Que faisait Bertha tout à l’heure, mon bon JeanOullier ?

Et, du regard, la jeune fille aspirait lesparoles du vieux garde.

– Eh bien, mademoiselle Bertha de Soudayattachait l’écharpe blanche au bras de M. Michel. Les couleurs queportait Charette au bras du fils de celui qui… Ah ! tenez,petite Mary, vous me feriez dire plus de choses que je n’en veuxdire ! Bien lui en prend, à mademoiselle Bertha, que votrepère soit de mauvaise humeur contre moi en ce moment !

– Mon père ! lui aurais-tu doncparlé… ?

Mary s’arrêta.

– Sans doute, dit Jean, qui prenait laquestion pour ce qu’elle semblait être, sans doute, je lui aiparlé.

– Quand cela ?

– Ce matin : d’abord, en lui remettant lalettre de Petit-Pierre ; ensuite, en lui donnant la liste deshommes de sa division qui marchent avec nous. Je sais bien que laliste n’est pas si nombreuse que l’on eût pu s’y attendre ;mais, enfin, qui fait ce qu’il peut, fait ce qu’il doit. Savez-vousce qu’il m’a répondu quand je lui ai demandé si le jeune monsieurétait décidément des nôtres ? le savez-vous ?

– Non, dit Mary.

– « Mort-Dieu ! a-t-il répondu, turecrutes si mal, que je suis bien forcé de t’adjoindre desaides ! Oui, M. Michel sera des nôtres, et, si cela ne tesatisfait pas, prends-t’en à mademoiselle Bertha… »

– Il t’a dit cela, mon pauvre Jean ?

– Oui… Aussi je vais lui parler, moi, àmademoiselle Bertha !

– Jean, mon ami, prends garde !

– De quoi prendre garde ?

– De faire de la peine à Bertha ! prendsgarde de la froisser ! Elle l’aime, vois-tu, dit Mary d’unevoix à peine intelligible.

– Ah ! vous avouez donc qu’ellel’aime ? s’écria Jean Oullier.

– J’y suis bien forcée, dit Mary.

– Aimer une petite poupée qu’un soufflerenverserait, continua Jean Oullier, elle, mademoiselleBertha ! songer à échanger son nom, un des plus vieux noms dupays, un des noms qui sont notre gloire, à nous autres, comme ilssont la gloire de ceux qui les portent, contre le nom d’un traîtreet d’un lâche !

Mary sentit son cœur se serrer.

– Jean, dit-elle, mon ami, tu vas troploin ! Jean, ne dis pas cela, je t’en conjure !

– Oh ! oui ; mais cela ne sera pas,poursuivit Jean sans écouter la jeune fille et en se promenant delong en large dans la chambre ; non, cela ne sera pas !Si tout le monde est indifférent à votre honneur, c’est à moi d’yveiller, et, s’il le fallait, plutôt que de voir ternir ainsi lagloire de la maison que je sers, eh bien, je le…

Et Jean Oullier fit un geste de menace auquelil n’y avait point à se méprendre.

– Non, Jean, non, tu ne feras pas cela !s’écria Mary avec un accent déchirant ; je te le demande àmains jointes.

Et elle tomba presque à ses genoux.

Le Vendéen recula, effrayé.

– Et vous aussi, petite Mary, s’écria-t-il,vous aussi, vous l… ?

Mais la jeune fille ne lui donna pas le tempsd’achever.

– Songe, Jean, songe, dit-elle, au chagrin quetu ferais à ma pauvre Bertha !

Jean Oullier la regardait avec stupéfaction,mal guéri des soupçons qu’il venait de concevoir, lorsqu’ilentendit la voix de Bertha qui ordonnait à Michel de l’attendredans le jardin et de ne pas s’éloigner.

Presque au même instant, la jeune fille ouvritla porte.

– Eh bien, dit-elle à sa sœur, voilà comme tues prête ?

Puis, regardant Mary avec plus d’attention ets’apercevant du bouleversement de sa physionomie :

– Qu’as-tu donc ? continua-t-elle. Ondirait que tu pleures ! Et toi-même, Jean Oullier, tu nousmontres une figure fort maussade. Holà ! que se passe-t-ildonc ici ?

– Ce qui se passe, mademoiselle Bertha, jevais vous le dire, répondit le Vendéen.

– Non, non, s’écria Mary, non, je t’ensupplie, Jean ! tais-toi ! tais-toi !

– Oh ! mais vous m’effrayez, vous autres,avec tous vos préambules ! et l’air inquisitorial avec lequelJean me regarde me fait tout l’effet de cacher l’accusation d’ungros crime. Allons, voyons, parle, mon Jean ; je me sens toutplein disposée à être indulgente et bonne aujourd’hui ; jesuis si joyeuse de voir le plus ardent de mes rêves se réaliser, departager avec vous le plus beau privilège des hommes, laguerre !

– Soyez franche, demoiselle Bertha, demanda leVendéen : est-ce bien cela qui vous rend si joyeuse ?

– Ah ! j’y suis ! répondit la jeunefille abordant franchement la question : M. le major généralOullier veut me gronder de ce que j’ai empiété sur sesfonctions.

Puis, se tournant vers sa sœur :

– Je gage, Mary, dit-elle, qu’il s’agit de monpauvre Michel ?

– Justement, mademoiselle, dit Jean Oulliersans laisser à la jeune fille le temps de répondre à sa sœur.

– Eh bien, mais qu’as-tu à dire, Jean ?Mon père est tout heureux d’avoir un soldat de plus, et je ne voispas là un péché qui mérite des sourcils aussi froncés que le sontles tiens !

– Que ce soit là l’idée de monsieur votrepère, repartit le vieux garde, c’est possible ; mais nous enavons une autre, nous.

– Et peut-on la connaître ?

– C’est qu’il faut que chacun reste dans soncamp.

– Eh bien ?

– Eh bien…

– Après ? Voyons, achève.

– Eh bien, M. Michel n’est pas à sa place dansle nôtre.

– Pourquoi cela ? M. Michel n’est-il pasroyaliste ? Il me semble, cependant, qu’il a, depuis deuxjours, donné assez de preuves de son dévouement.

– Soit ; mais, que voulez-vous !demoiselle Bertha, nous avons l’habitude, nous autres paysans, dedire : « Tel père, tel fils », et par ainsi, nous nepouvons pas croire au royalisme de M. Michel.

– Bon ! il vous forcera bien à lereconnaître.

– C’est possible ; mais, enattendant…

Le Vendéen fronça le sourcil.

– En attendant quoi ?… dit Bertha.

– Eh bien, je vous le dis, il sera pénible àde vieux soldats comme moi de marcher coude à coude avec un hommeque nous n’estimons pas.

– Et qu’avez-vous donc à lui reprocher ?demanda Bertha d’un ton qui commençait à prendre une légère teinted’amertume.

– Tout.

– Tout ne signifie rien, quand on ne détaillepas.

– Eh bien, son père, sa naissance…

– Son père ! sa naissance ! toujoursla même sottise. Eh bien, sachez, maître Jean Oullier, dit Berthafronçant le sourcil à son tour, que c’est en raison même de sonpère et de sa naissance que je m’intéresse, moi, à ce jeunehomme.

– Comment cela ?

– Oui ; mon cœur est indigné desreproches injustes qui, chez nos voisins comme chez nous, ontaccablé ce malheureux jeune homme ; je suis fatiguée de luientendre reprocher une naissance qu’il n’a pas choisie, un pèrequ’il n’a pas connu, des fautes qu’il n’a pas commises, et quipeut-être même ne l’ont pas été par son père ; tout celam’indigne, Jean ; tout cela me dégoûte ; tout cela,enfin, me fait penser que ce serait une action vraiment noble etvraiment généreuse de l’encourager, de l’aider à réparer s’il y a àréparer dans le passé, et à se montrer si courageux et si dévoué,qu’aucune calomnie n’ose plus s’attaquer à son nom.

– N’importe ! riposta Jean Oullier, ilaura beaucoup à faire pour que jamais, je le respecte, ce nom.

– Il faut cependant bien que vous lerespectiez, maître Jean, dit Bertha d’une voix ferme, lorsque cenom sera devenu le mien, comme je l’espère.

– Oh ! je vous l’entends dire, s’écriaJean Oullier, mais je ne crois pas encore que ce soit votrepensée.

– Demande à Mary, dit Bertha en se retournantvers sa sœur, qui, pâle et haletante, écoutait cette discussioncomme si sa vie y eût été attachée ; demande à ma sœur, à quij’ai ouvert mon âme et qui a pu juger de mes angoisses et de mesespérances. Tenez, Jean, tout masque, toute contrainte me répugne,à moi, et avec vous surtout, je suis heureuse d’avoir jeté le mienet de parler à cœur ouvert ; eh bien, je vous le dis hardimentcomme je dis tout ce que je pense, Jean Oullier, jel’aime !

– Non, non, je vous en conjure, ne parlezpoint ainsi, demoiselle Bertha ! Je ne suis qu’un pauvrepaysan ; mais, autrefois… il est vrai que c’est quand vousétiez petite, vous m’avez donné le droit de vous appeler monenfant, et je vous ai aimées et je vous aime toutes deux commejamais père n’a aimé ses propres filles : eh bien, levieillard qui a veillé sur votre enfance, qui, toute petite, voustenait sur ses genoux, qui, chaque soir, vous endormait en vousberçant, ce vieillard dont vous êtes toute la joie ici-bas, sejette à vos genoux pour vous dire : N’aimez pas cet homme,demoiselle Bertha !

– Et pourquoi ? demanda celle-ci,impatiente.

– Parce que, je vous le dis du fond de moncœur, sur mon âme et sur ma conscience, parce qu’une alliance entrevous et lui est une chose mauvaise, monstrueuse,impossible !

– Ton attachement pour nous te fait toutexagérer, mon pauvre Jean. M. Michel m’aime, je crois ; jel’aime, j’en suis sûre, et, s’il accomplit courageusement la tâchede réhabilitation qu’il s’impose, je serai très-heureuse de devenirsa femme.

– Eh bien, alors, dit Jean Oullier du ton duplus profond découragement, sur mes vieux jours il me faudra doncaller chercher d’autres maîtres et un autre gîte.

– Pourquoi cela ?

– Parce que Jean Oullier, si pauvre et sidénué qu’il soit ou qu’il sera, ne saurait jamais se décider àfaire son logis du logis du fils d’un renégat ou d’un traître.

– Tais-toi, Jean Oullier, s’écria Bertha,tais-toi ! car, moi aussi, je pourrais briser ton cœur.

– Jean ! mon bon Jean ! murmuraMary.

– Non, non, dit le vieux garde, il faut quevous connaissiez toutes les belles actions qui ont signalé le nomque vous avez si grande hâte d’échanger contre le vôtre.

– N’ajoute pas un mot, Jean Oullier, repritBertha presque menaçante. Tiens, en ce moment, je puis te le dire,j’ai souvent tâté mon cœur pour savoir qui il préférait, de monpère ou de toi ; mais encore une injure…, encore une injurecontre Michel, et tu ne serais plus pour moi…

– Qu’un valet ? interrompit Jean Oullier.Oui ; mais un valet resté honnête et qui, toute sa vie, a faitson devoir de valet sans jamais trahir, ce valet a encore le droitde crier : Honte au fils de celui qui a vendu Charette, commeJudas a vendu le Christ, pour une somme d’argent !

– Eh ! que m’importe, à moi, ce qui s’estpassé il y a trente-six ans, c’est-à-dire dix-huit ans avant manaissance ? Je connais celui qui vit, non celui qui estmort ; le fils, non le père. Je l’aime, entends-tu,Jean ? comme tu m’as appris à aimer et à haïr. Si son père afait cela, ce que je ne veux pas croire, eh bien, nous mettronstant de gloire sur le nom de Michel, sur le nom du traître et dumaudit, qu’il faudra bien que l’on s’incline, quand passera celuiqui portera ce nom, et tu m’aideras, toi… oui, tu m’aideras,Jean ; car, je te le répète, je l’aime, et rien, rien que lamort ne saurait tarir la source de tendresse que j’ai pour lui dansmon cœur.

Mary laissa échapper un gémissement ;mais, si faible que fût la plainte, Jean Oullier l’entendit.

Il se retourna du côté de la jeune fille.

Puis, comme écrasé entre la plainte de l’uneet l’explosion de l’autre, il se laissa tomber sur une chaise etcacha son visage entre ses mains.

Le vieux Vendéen pleurait et voulait cacherses larmes.

Bertha comprit tout ce qui se passait dans cecœur si dévoué.

Elle alla à lui, et s’agenouilla devantlui.

– Eh bien, dit-elle, tu as pu juger de cequ’était ma tendresse pour le jeune homme, n’est-ce pas ?puisqu’elle a failli me faire oublier mon attachement si vrai et siprofond pour toi !

Jean Oullier secoua tristement la tête.

– Je conçois ton antipathie, je comprends tesrépugnances, continua Bertha, et j’étais préparée à leurexpression ; mais patience, mon vieil ami, patience etrésignation ! Dieu seul pourrait ôter de mon cœur ce qu’il y amis, et il ne le voudra pas, car ce serait me tuer. Donne-nous letemps de te prouver que les préjugés te rendent injuste, et quecelui que j’ai choisi est bien digne de moi.

En ce moment, on entendit la voix dumarquis.

Il appelait Jean Oullier avec un accent quiannonçait que quelque chose de nouveau et de grave venaitd’arriver.

Jean Oullier se leva et fit un pas vers laporte.

– Eh bien, lui demanda Bertha en l’arrêtant,tu t’en vas sans me répondre ?

– M. le marquis m’appelle, mademoiselle,répondit le Vendéen d’un ton glacé.

– Mademoiselle ! s’écria Bertha,mademoiselle ! Ah ! tu ne te rends pas à mesprières ? Eh bien, retiens ceci, c’est que je défends,entends-tu ? je défends qu’aucune insulte soit faite à M.Michel ; que je veux que sa vie te soit sacrée ; que,s’il lui arrive quelque chose par ton fait, je l’en vengerai, nonpas sur toi, mais sur moi-même ; et tu sais, Jean Oullier, quej’ai l’habitude de faire ce que je dis.

Jean Oullier regarda Bertha, et, lui prenantles bras :

– Cela vaudrait peut-être encore mieux,dit-il, que devenir la femme de cet homme.

Et, comme le marquis redoublait ses appels,Jean Oullier s’élança hors de la chambre, laissant Bertha étourdiede sa résistance, et Mary courbée sous la terreur que lui inspiraitla violence de l’amour de Bertha.

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