Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 2

 

Comment et à propos de quoi le bonhommeMorin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe aulait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne,ouvrier menuisier, ex-sergent d’infanterie légère. – PourquoiM. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de saboutique l’Épée de Brennus. – Comment le petit-fils fit la leçon àson grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne sedoutait point, entre autres que les Gaulois nos pères, réduits enesclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiensde chasse, et qu’on leur coupait parfois les pieds, les mains, lenez et les oreilles.

 

Pendant que les événements précédents sepassaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avaitlieu, presqu’à la même heure, au cinquième étage d’une vieillemaison située en face de celle qu’occupait le marchand detoile.

Nous conduirons donc le lecteur dans unemodeste petite chambre d’une extrême propreté : un lit de fer,une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle setrouvaient quelques rayons garnis de livres ; tel étaitl’ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la murailleune espèce de trophée, composé d’un képi d’uniforme, de deuxépaulettes de sous-officier d’infanterie légère, surmontant uncongé de libération de service, encadré d’une bordure de bois noir.Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche,divers outils de menuisier.

Sur le lit, on voyait une carabine fraîchementmise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac depoudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurspaquets étaient déjà préparés.

Le locataire de ce logis, jeune hommed’environ vingt-six ans, d’une mâle et belle figure, portant lablouse de l’ouvrier, était déjà levé ; accoudé au rebord de lafenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement lamaison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatrefenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuseenseigne : À l’Épée de Brennus.

Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancset étroitement fermés, n’avait rien de remarquable, sinon unecaisse de bois peint en vert, surchargée d’oves et de mouluressoigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de labaie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d’héliotropesd’hiver et de perce-neige en pleine floraison.

Les traits de l’habitant de la mansarde,pendant qu’il contemplait la fenêtre en question, avaient uneexpression de mélancolie profonde, presque douloureuse ; aubout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeunehomme, roula sur ses moustaches brunes.

Le bruit d’une horloge qui sonna la demie desept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sarêverie ; il passa la main sur ses yeux encore humides, etquitta la fenêtre en se disant avec amertume :

– Bah ! aujourd’hui ou demain, uneballe en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour… Dieu merci,il y aura tantôt une prise d’armes sérieuse, et du moins ma mortservira la liberté… Puis, après un moment de réflexion, Georgesajouta :

– Et le grand-père… quej’oubliais !

Alors il alla chercher dans un coin de lachambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avaitservi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terrerempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutesconfectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eûtété jalouse.

Georges, après avoir caché la carabine et lesmunitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit uneporte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une piècevoisine, où un homme d’un grand âge, d’une figure douce etvénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans unlit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblaitêtre d’une grande faiblesse ; ses mains amaigries et ridéesétaient agitées par un tremblement continuel.

– Bonjour, grand-père, dit Georges enembrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cettenuit ?

– Assez bien, mon enfant.

– Voilà votre soupe au lait. Je vous l’aifait un peu attendre.

– Mais non. Il y a si peu de temps qu’ilest jour ! Je t’ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre… il ya plus d’une heure.

– C’est vrai, grand-père, j’avais la têteun peu lourde…… j’ai pris l’air de bonne heure.

– Cette nuit je t’ai aussi entendu alleret venir dans ta chambre.

– Pauvre grand-père ! je vous aurairéveillé ?

– Non, je ne dormais pas… Mais, tiens,Georges, sois franc… tu as quelque chose.

– Moi ! pas du tout.

– Depuis plusieurs mois tu es touttriste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître ; tu n’esplus gai comme à ton retour du régiment ?

– Je vous assure, grand-père, que…

– Tu m’assures… tu m’assures… je saisbien ce que je vois, moi… et pour cela, il n’y a pas à me tromper…j’ai des yeux de mère… va…

– C’est vrai, reprit Georges en souriant,aussi c’est grand’mère que je devrais vous appeler… carvous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraiemère-grand. Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort… Tenez,voilà votre cuiller… attendez que je mette la petite table survotre lit… vous serez plus à votre aise.

Et Georges prit dans un coin une jolie petitetable de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont seservent les malades pour manger dans leur lit ; et après yavoir placé l’écuelle de soupe au lait, il la mit devant levieillard.

– Il n’y a que toi, mon enfant, pouravoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.

– Ce serait bien le diable, grand-père,si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pasfabriqué cette table qui vous est commode.

– Oh ! tu as réponse à tout… je lesais bien, dit le vieillard.

Et il commença de manger d’une main sivacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre sesdents.

– Ah ! mon pauvre enfant, – dit-iltristement à son petit-fils… – vois donc comme mes mainstremblent ! il me semble que cela augmente tous les jours.

– Allons donc, grand-père ! il mesemble, au contraire, que cela diminue…

– Oh non, va, c’est fini… bien fini… iln’y a pas de remède à cette infirmité.

– Eh bien ! que voulez-vous ?il faut en prendre votre parti…

– C’est ce que j’aurais dû faire depuisque ça dure, et pourtant je ne peux pas m’habituer à cette idéed’être infirme et à ta charge jusqu’à la fin de mes jours.

– Grand-père… grand-père, nous allonsnous fâcher.

– Pourquoi aussi ai-je été assez bêtepour prendre le métier de doreur sur métaux ? Au bout dequinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriersdeviennent de vieux trembleurs comme moi ; mais comme moi ilsn’ont pas un petit-fils qui les gâte…

– Grand-père !

– Oui, tu me gâtes, je te le répète… tume gâtes…

– C’est comme ça ! eh bien, je vajoliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c’est mon seulmoyen d’éteindre votre feu, comme nous disait la théoriedu régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé lepère Morin : il était veuf et avait une fille de dix-huitans…

– Georges ! écoute…

– Pas du tout… Ce digne homme marie safille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoitun mauvais coup dans une rixe, de sorte qu’au bout de deux ans demariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon surles bras.

– Georges… Georges…

– La pauvre jeune femme nourrissait sonenfant ; la mort de son mari lui cause une telle révolutionqu’elle meurt… et son petit garçon reste à la charge dugrand-père.

– Mon Dieu, Georges ! que tu es doncterrible ! À quoi bon toujours parler de cela,aussi ?

– Cet enfant, il l’aimait tant qu’il n’apas voulu s’en séparer. Le jour, pendant qu’il allait à sonatelier, une bonne voisine gardait le mioche ; mais, dès quele grand-père rentrait, il n’avait qu’une pensée, qu’un cri… sonpetit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que laplus tendre des mères ; il se ruinait en belles petites robes,en jolis bonnets, car il l’attifait à plaisir, et il en était trèscoquet de son petit-fils, le bon grand-père ; tant et si bienque, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme,l’appelaient le père la Nourrice.

– Mais, Georges…

– C’est ainsi qu’il a élevé cet enfant,qu’il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins,l’envoyant à l’école, puis en apprentissage, jusqu’à ce que…

– Eh bien, tant pis, – s’écria levieillard d’un ton déterminé, ne pouvant se contenir pluslongtemps, – puisque nous en sommes à nous dire nos vérités,j’aurai mon tour, et nous allons voir ! D’abord, tu étais lefils de ma pauvre Georgine, que j’aimais tant : je n’ai doncfait que mon devoir… attrape d’abord ça…

– Et moi aussi, je n’ai fait que mondevoir.

– Toi ?… laisse-moi donctranquille ! – s’écria le vieillard en gesticulant violemmentavec sa cuiller. – Toi ! voilà ce que tu as fait… Le sortt’avait épargné au tirage pour l’armée…

– Grand-père… prenez garde !

– Oh ! tu ne me feras paspeur !

– Vous allez renverser le poêlon, si vousvous agitez si fort.

– Je m’agite… parbleu ! tu croisdonc que je n’ai plus de sang dans les veines ? Oui, réponds,toi qui parles des autres ! Lorsque mon infirmité a commencé,quel calcul as-tu fait, malheureux enfant ? tu as été trouverun marchand d’hommes.

– Grand-père, vous mangerez votre soupefroide ; pour l’amour de Dieu ! mangez-la doncchaude !

– Ta ta ta ! tu veux me fermer labouche ; je ne suis pas ta dupe… oui ! Et qu’as-tu dit àce marchand d’hommes ? « Mon grand-père estinfirme ; il ne peut presque plus gagner sa vie : il n’aque moi pour soutien ; je peux lui manquer, soit par lamaladie, soit par le chômage ; il est vieux : assurez-luiune petite pension viagère, et je me vends à vous… » Et tul’as fait ! – s’écria le vieillard les larmes aux yeux, enlevant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que siGeorges n’eût pas vivement retenu la table, elle tombait du litavec l’écuelle ; aussi s’écria-t-il :

– Sacrebleu ! grand-père, tenez-vousdonc tranquille ! vous vous démenez comme un diable dans unbénitier ; vous allez tout renverser.

– Ça m’est égal… ça ne m’empêchera pas dete dire que voilà comment et pourquoi tu t’es fait soldat, pourquoitu t’es vendu pour moi… à un marchand d’hommes…

– Tout cela, ce sont des prétextes quevous cherchez pour ne pas manger votre soupe ; je vois quevous la trouvez mal faite.

– Allons, voilà que je trouve sa soupemal faite, maintenant ! – s’écria douloureusement le bonhomme.– Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.

Enfonçant alors, d’un geste furieux, sacuiller dans le poêlon, et la portant à sa bouche avecprécipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant :

– Tiens, voilà comme je la trouvemauvaise, ta soupe… tiens… tiens… Ah ! je la trouve mauvaise…tiens… tiens… Ah ! elle est mauvaise…

Et à chaque tiens il avalait unecuillerée.

– Pour Dieu, grand-père, maintenant,n’allez pas si vite, – s’écria Georges en arrêtant le bras duvieillard ; – vous allez vous étrangler.

– C’est ta faute aussi ; me dire queje trouve ta soupe mal faite, tandis que c’est un nectar ! –reprit le bonhomme en s’apaisant et savourant son potage plus àloisir, – un vrai nectar des dieux !

– Sans vanité, – reprit Georges ensouriant, – j’étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux…Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.

Puis, se penchant vers le bonhomme, il lui diten le câlinant :

– Hein ! il aime bien ça… fumer sapetite pipe dans son lit, le bon vieux grand-père ?

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise,Georges ? tu fais de moi un pacha, un vrai pacha, – réponditle vieillard pendant que son petit-fils allait prendre une pipe surun meuble ; il la remplit de tabac, l’alluma, et vint laprésenter au père Morin. Alors celui-ci, bien adossé à son chevet,commença de fumer délicieusement sa pipe.

Georges lui dit en s’asseyant au pied dulit :

– Qu’est-ce que vous allez faireaujourd’hui ?

– Ma petite promenade sur le boulevard,où j’irai m’asseoir si le temps est beau…

– Hum !… grand-père, je crois quevous ferez mieux d’ajourner votre promenade… Vous avez vu hiercombien les rassemblements étaient nombreux ; on en est venupresqu’aux mains avec les municipaux et les sergents de ville…Aujourd’hui ce sera peut-être plus sérieux.

– Ah ça, mon enfant, tu ne te fourres pasdans ces bagarres-là ? Je sais bien que c’est tentant, quandon est dans son droit ; car c’est une indignité augouvernement de défendre ces banquets… Mais je serais si inquietpour toi !

– Soyez tranquille, grand-père, vousn’avez rien à craindre pour moi ; mais suivez mon conseil, nesortez pas aujourd’hui.

– Eh bien, alors, mon enfant, je resteraià la maison ; je m’amuserai à lire un peu dans tes livres, etje regarderai les passants par la fenêtre en fumant ma pipe.

– Pauvre grand-père, – dit Georges ensouriant ; – de si haut, vous ne voyez guère que des chapeauxqui marchent.

– C’est égal, ça me suffit pour medistraire ; et puis je vois les maisons d’en face, les voisinsse mettre aux fenêtres… Ah ! mais… j’y pense : à proposdes maisons d’en face, il y a une chose que j’oublie toujours de tedemander… Dis-moi donc ce que signifie cette enseigne du marchandde toiles, avec ce guerrier en casque, qui met son épée dans unebalance ? Toi, qui as travaillé à la menuiserie de ce magasinquand on l’a remis à neuf, tu dois savoir le comment et le pourquoide cette enseigne ?

– Je n’en savais pas plus que vous,grand-père, avant que mon bourgeois ne m’eût envoyé travailler chezmonsieur Lebrenn, le marchand de toiles.

– Dans le quartier, on le dit très-bravehomme, ce marchand ; mais quelle diable d’idée a-t-il eue dechoisir une pareille enseigne… À l’Épée de Brennus !Il aurait été armurier, passe encore. Je sais bien qu’il y a desbalances dans le tableau, et que les balances rappellent lecommerce… mais pourquoi ce guerrier, avec son casque et son aird’Artaban, met-il son épée dans ces balances ?

– Sachez, grand-père… mais vraiment jesuis honteux d’avoir l’air, à mon âge, de vous faire ainsi laleçon.

– Comment, honteux ? Pourquoidonc ? Au lieu d’aller à la barrière le dimanche, tu lis, tuapprends, tu t’instruis ? Tu peux, pardieu, bien faire laleçon au grand-père… il n’y a pas d’affront.

– Eh bien… ce guerrier à casque, ceBrennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d’unearmée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d’années, estallé en Italie attaquer Rome, pour la châtier d’une trahison ;la ville s’est rendue aux Gaulois, moyennant une rançon enor ; mais Brennus, ne trouvant pas la rançon assez forte, ajeté son épée dans le plateau de la balance où étaient lespoids.

– Afin d’avoir une rançon plus forte, legaillard ! Il faisait à l’inverse des fruitières, qui donnentle coup de pouce au trébuchet, je comprends cela ; mais il y adeux choses que je comprends moins : d’abord, tu me dis que ceguerrier, qui vivait il y a plus de deux mille ans, était un de nospères ?

– Oui, en cela que Brennus et les Gauloisde son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presquetous tant que nous sommes, dans le pays.

– Un moment… tu dis que c’étaient desGaulois ?

– Oui, grand-père.

– Alors nous descendrions de la racegauloise ?

– Certainement[7].

– Mais nous sommes Français !Comment diable arranges-tu cela, mon garçon ?

– C’est que notre pays… notre mère-patrieà tous, ne s’est pas toujours appelée la France.

– Tiens… tiens… tiens… – dit le vieillarden ôtant sa pipe de sa bouche ; – comment, la France ne s’estpas toujours appelée la France ?

– Non, grand-père ; pendant un tempsimmémorial notre patrie s’est appelée la Gaule, et a étéune république aussi glorieuse, aussi puissante, mais plusheureuse, et deux fois plus grande que la France du temps del’empire.

– Fichtre ! excusez du peu…

– Malheureusement, il y a à peu près deuxmille ans…

– Rien que ça… deux mille ans !Comme tu y vas, mon garçon !

– La division s’est mise dans laGaule, les provinces se sont soulevées les unes contre lesautres…

– Ah ! voilà toujours le mal… c’està cela que les prêtres et les royalistes ont tant poussé lors de larévolution…

– Aussi, grand-père, est-il arrivé à laGaule, il y a des siècles, ce qui est arrivé à la France en 1814 eten 1815 !

– Une invasion étrangère !

– Justement. Les Romains, autrefoisvaincus par Brennus, étaient devenus puissants. Ils ont profité desdivisions de nos pères, et ont envahi le pays…

– Absolument comme les cosaques et lesPrussiens nous ont envahis ?

– Absolument. Mais ce que les roiscosaques et prussiens, les bons amis des Bourbons, n’ont pas oséfaire, non que l’envie leur en ait manqué, les Romains l’ont fait,et malgré la résistance héroïque de nos pères, toujours bravescomme des lions ; mais malheureusement divisés, ils ont étéréduits en esclavage, comme le sont aujourd’hui les nègres descolonies.

– Est-il Dieu possible !

– Oui. Ils portaient le collier de fer,marqué au chiffre de leur maître, quand on ne marquait pas cechiffre au front de l’esclave avec un fer rouge…

– Nos pères ! – s’écria le vieillarden joignant les mains avec une douloureuse indignation, – nospères !

– Et quand ils essayaient de fuir, leursmaîtres leur faisaient couper le nez et les oreilles, ou bien lespoings et les pieds.

– Nos pères ! ! !

– D’autres fois leurs maîtres lesjetaient aux bêtes féroces pour se divertir, ou les faisaient périrdans d’affreuses tortures, quand ils refusaient de cultiver, sousle fouet du vainqueur, les terres qui leur avaient appartenu…

– Mais attends donc, – reprit levieillard en rassemblant ses souvenirs, – attends donc ! ça merappelle une chanson de notre vieil ami à nous autres pauvresgens…

– Une chanson de notre Béranger, n’est-cepas, grand-père ? LES ESCLAVES GAULOIS ?

– Juste, mon garçon. Ça commence… voyons…oui… c’est ça…

D’anciens Gaulois, pauvres esclaves,

Un soir qu’autour d’eux tout dormait, etc., etc.

Et le refrain était :

Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,

Enivrons-nous !

Ainsi, c’était de nos pères les Gaulois queparlait notre Béranger ? Hélas ! pauvres hommes !comme tant d’autres sans doute, ils se grisaient pour s’étourdirsur leur infortune…

– Oui, grand-père ; mais ils ontbientôt reconnu que s’étourdir n’avance à rien, que briser ses fersvaut mieux.

– Pardieu !

– Aussi, les Gaulois, après desinsurrections sans nombre…

– Dis donc, mon garçon, il paraît que lemoyen n’est pas nouveau, mais c’est toujours le bon… Eh eh ! –ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sapipe, – eh eh ! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut enrevenir à cette bonne vieille petite mère, l’insurrection…comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être…

– Pauvre grand-père ! – pensaGeorges, – il ne croit pas si bien dire.

Et il reprit tout haut :

– Vous avez raison ; en fait deliberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette lesmains au plat, sinon il n’a que des miettes… il est volé… comme ill’a été il y a dix-huit ans.

– Et fièrement volé, mon pauvreenfant ! J’ai vu cela : j’y étais.

– Heureusement, vous savez le proverbe,grand-père… chat échaudé… suffit, la leçon aura été bonne…Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appelà cette bonne vieille mère l’insurrection ; elle ne fait pasdéfaut à ses braves enfants ; et ceux-ci, à force depersévérance, d’énergie, de sang versé, parviennent à reconquérirune partie de leur liberté sur les Romains, qui, d’ailleurs,n’avaient pas débaptisé la Gaule, et l’appelaient la Gauleromaine.

– De même qu’on dit aujourd’hui l’Algériefrançaise ?

– C’est ça, grand-père.

– Allons, voilà, Dieu merci, nos bravesGaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l’insurrection,un peu remontés sur leur bête, comme on dit ; ça me met dubaume dans le sang.

– Ah ! grand-père, attendez…attendez !

– Comment ?

– Ce que nos pères avaient souffertn’était rien auprès de ce qu’ils devaient souffrir encore.

– Allons, bon, moi qui étais déjà toutaise… Et que leur est-il donc arrivé ?

– Figurez-vous qu’il y a treize ouquatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelésFrancs, et arrivant du fond des forêts de l’Allemagne, devrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines,amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées,se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôtéjusqu’à son nom, et l’ont appelé France, en manière de prise depossession.

– Brigands ! – s’écria le vieillard– J’aimais encore mieux les Romains, foi d’homme ; au moinsils nous laissaient notre nom.

– C’est vrai ; et puis du moins lesRomains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leurbarbarie envers les esclaves ; ils avaient couvert la Gaule deconstructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partiede leurs libertés à nos pères ; tandis que les Francs étaient,je vous l’ai dit, de vrais cosaques… Et sous leur domination tout aété à recommencer pour les Gaulois.

– Ah ! mon Dieu ! monDieu !

– Ces hordes de bandits francs…

– Dis donc ces cosaques ! nom d’unnom !

– Pis encore, s’il est possible,grand-père… Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez,appelaient leurs chefs des ROIS ; cette graine de rois s’estperpétuée dans notre pays, d’où vient que depuis tant de sièclesnous avons la douceur de posséder des rois d’origine franque, etque les royalistes appellent leurs rois de droitdivin.

– Dis donc de droitcosaque !… Merci du cadeau !

– Les chefs se nommaient des DUCS, desCOMTES ; la graine s’en est également perpétuée chez nous,d’où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l’agrémentde posséder une noblesse d’origine franque, qui nous traitait enrace conquise.

– Qu’est-ce que tu m’apprends-là ! –dit le bonhomme avec ébahissement. – Donc, si je te comprends bien,mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, unefois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que lesGaulois avaient en partie reconquises sur les Romains ?

– Oui, grand-père ; les rois etseigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sontpartagé terres et gens comme on se partage un domaine et sonbétail.

– Et nos pères ainsi dépouillés de leursbiens par ces cosaques ?

– Nos pères ont été de nouveau réduits àl’esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour lesrois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, àeux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.

– De sorte, mon garçon, que les rois etseigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété,vivaient de leurs sueurs…

– Oui, grand-père ; ils lesvendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché. S’ilsregimbaient au travail, ils les fouaillaient comme on fouaille unanimal rétif, ou bien les tuaient par colère ou cruauté, de mêmeque l’on peut tuer son chien ou son cheval ; car nos pères etnos mères appartenaient aux rois et aux seigneurs francs ni plus nimoins que le troupeau appartient à son maître ; le tout au nomdu Franc conquérant du Gaulois[8]. Ceci aduré jusqu’à la révolution que vous avez vue, grand-père ; etvous vous rappelez la différence énorme qu’il y avait encore àcette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et unmanant.

– Parbleu… la différence du maître àl’esclave.

– Ou, si vous l’aimez mieux, duFranc au Gaulois,grand-père.

– Mais, c’est-à-dire, – s’écria levieillard, – que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d’êtreFrançais… Mais, nom d’un petit bonhomme, comment se fait-il que nospères les Gaulois se sont ainsi laissé martyriser par une poignéede Francs, non… de cosaques, pendant des siècles ?

– Ah ! grand-père ! ces Francspossédaient la terre qu’ils avaient volée, donc, ils possédaient larichesse. L’armée, très-nombreuse, se composait de leurs bandesimpitoyables ; puis, à demi épuisés par leur longue luttecontre les Romains, nos pères eurent bientôt à subir une terribleinfluence : celle des prêtres…

– Il ne leur manquait plus que cela pourles achever !

– À leur honte éternelle, la plupart desévêques gaulois ont, dès la conquête, renié leur pays et fait causecommune avec les rois et les seigneurs francs, qu’ils ont bientôtdominés par la ruse et la flatterie, et dont ils ont tiré le plusde terre et le plus d’argent possible. Aussi, de même que lesconquérants, grand nombre de ces saints prêtres, ayant des serfsqu’ils vendaient et exploitaient, vivaient dans la plus horribledébauche, dégradaient, tyrannisaient, abrutissaient à plaisir lespopulations gauloises, leur prêchant la résignation, le respect,l’obéissance envers les Francs, menaçant du diable et de ses cornesles malheureux qui auraient voulu se révolter pour l’indépendancede la patrie contre ces seigneurs et ces rois étrangers qui nedevaient leur pouvoir et leurs richesses qu’à la violence, au volet au meurtre[9].

– Ah ça, mais, nom d’un petit bonhomme,est-ce que, malgré ces diables d’évêques, notre bonne vieillepetite mère l’insurrection n’est pas venue de temps à autre montrerle bout de son nez ? Est-ce que nos pères se sont laissétondre sans regimber, depuis l’époque de la conquête jusqu’à cesbeaux jours de la révolution, où nous avons commencé à faire rendregorge à ces seigneurs, à ces rois francs et à leur allié le clergé,qui, par habitude, avait continué de fièrements’arrondir ?

– Il n’est pas probable que tout se soitpassé sans nombreuses révoltes des serfs contre les rois, lesseigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peuque je savais… et ce peu là, je l’ai appris tout en travaillant àla menuiserie du magasin de monsieur Lebrenn, le marchand de toiled’en face…

– Comment donc cela, mongarçon ?

– Pendant que j’étais à l’ouvrage,monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avecmoi…… me parlait de l’histoire de nos pères, que j’ignorais commevous l’ignoriez. Une fois ma curiosité éveillée… et elle étaitvive…

– Je le crois bien…

– Je faisais mille questions à monsieurLebrenn, tout en rabottant et en ajustant ; il me répondaitavec une bonté vraiment paternelle. C’est ainsi que j’ai appris lepeu que je vous ai dit. Mais… – ajouta Georges avec un soupir qu’ilput à peine étouffer, – mes travaux de menuiserie finis… les leçonsd’histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce queje savais, grand-père.

– Ah ! le marchand de toile d’enface est si savant que ça ?

– Il est aussi savant que bonpatriote ; c’est un vieux Gaulois, comme il s’appellelui-même. Et quelquefois, – ajouta Georges sans pouvoir s’empêcherde rougir légèrement, – je l’ai entendu dire à sa fille, enl’embrassant avec fierté pour quelque réponse qu’elle lui avaitfaite : Oh ! toi… tu es bien une vraieGauloise !

À ce moment, le père Morin et Georgesentendirent frapper à la porte de la première chambre.

– Entrez, – dit Georges.

On entra dans la pièce qui précédait celle oùétait couché le vieillard.

– Qui est là – demanda Georges.

– Moi… monsieur Lebrenn, – répondit unevoix.

– Tiens !… ce digne marchand detoile… dont nous parlions… Ce vieux Gaulois ! – dit àdemi-voix le bonhomme. – Va donc vite, mon enfant, et ferme laporte.

Georges, aussi troublé que surpris de cettevisite inattendue, quitta la chambre de son grand-père, et setrouva bientôt en face de M. Lebrenn.

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