Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 7

 

Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselleVelléda sa fille n’avaient pas une haute opinion du courage deGildas Pakou, le garçon de magasin. – Comment Gildas, qui netrouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peurd’être séduit et violenté par une jolie fille, et s’étonna fort devoir certaines marchandises apportées dans la boutique de l’Épée deBrennus.

 

Pendant que M. Lebrenn avait eu avecM. de Plouernel l’entretien précédent, la femme et lafille du marchand occupaient, selon l’habitude, le comptoir dumagasin.

Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait,vérifiait les livres de commerce de la maison. C’était une femme dequarante ans, d’une taille élevée ; sa figure, à la fois graveet douce, conservait les traces d’une beauté remarquable ; ily avait dans l’accent de sa voix, dans son attitude, dans saphysionomie, quelque chose de calme, de ferme, qui donnait unehaute idée de son caractère ; en la voyant on aurait pu serappeler que nos mères avaient part aux conseils de l’État dans lescirconstances graves, et que telle était la vaillance de cesmatrones, que Diodore de Sicile s’exprime ainsi :

« Les femmes de la Gaule nerivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leurtaille, elles les égalent par la force de l’âme. » Tandisque Strabon ajoute ces mots significatifs : « LesGauloises sont fécondes et bonnes éducatrices. »

Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise àcôté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois,l’on restait frappé de sa rare beauté, d’une expression à la foisfière, ingénue et réfléchie ; rien de plus limpide que le bleude ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plusnoble que le port de sa tête charmante, couronnée de longuestresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés.Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille étaitaccomplie ; l’ensemble et le caractère de cette beautéfaisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à sonenfant le nom de Velléda, nom d’une femme illustre,héroïque dans les annales patriotiques des Gaules ; l’on sefigurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne,vêtue d’une longue robe blanche à ceinture d’airain, et faisantvibrer la harpe d’or des druides, ces admirables éducateurs de nospères, qui, les exaltant par la pensée de l’immortalité de l’âme,leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et desérénité ! On pouvait retrouver encore dans mademoiselleLebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, aubras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin[15]), qui suivaient leurs maris à labataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre,encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant àeux dans la défaite, et préférant la mort à l’esclavage et à lahonte.

Ceux qui n’évoquaient pas ces tragiques etglorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn unebelle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiquescheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sousune jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait unepetite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche etblanche collerette.

Pendant que madame Lebrenn vérifiait seslivres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causantavec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur leseuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu’il ne songeaitplus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages deses chères chansons bretonnes.

Le digne garçon n’était préoccupé que d’unechose, du contraste étrange qu’il trouvait entre la réalité et lespromesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denisen général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, commedes lieux calmes et pacifiques par excellence.

Soudain Gildas se retourna et dit à madameLebrenn d’une voix alarmée :

– Madame ! madame !entendez-vous ?

– Quoi ; Gildas ? – demanda lafemme du marchand en continuant d’écrire tranquillement.

– Mais, madame, c’est le tambour… tenez…Et puis… ah ! mon Dieu !… il y a des hommes quicourent !

– Eh bien, Gildas, – dit madame Lebrenn,– laissez-les courir.

– Ma mère, c’est le rappel, – dit Vellédaaprès avoir un instant écouté. – On craint sans doute quel’agitation qui règne dans Paris depuis hier n’augmenteencore ?

– Jeanike, – dit madame Lebrenn à saservante, – il faut préparer l’uniforme de monsieur Lebrenn ;il le demandera peut-être à son retour.

Oui, madame… j’y vais, – dit Jeanike endisparaissant par l’arrière-boutique.

– Gildas, – reprit madame Lebrenn, – vouspouvez apercevoir d’ici la porte Saint-Denis ?

Oui, madame, répondit Gildas entremblant ; – est-ce qu’il faudrait y aller ?

– Non… rassurez-vous ; dites-nousseulement s’il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.

– Oh ! oui, madame, – réponditGildas en allongeant le cou ; – c’est une vraie fourmilière…Ah ! mon Dieu ! madame… madame… Ah ! monDieu !…

– Allons ! quoi encore…Gildas ?

– Ah ! madame… là-bas… les tambours…ils allaient détourner la rue…

– Eh bien ?

– Des hommes en blouse viennent de lesarrêter et de crever leurs tambours… Tenez, madame, voilà tout lemonde qui court de ce côté-là… Entendez-vous comme on crie,madame ?… Si l’on fermait la boutique ?…

– Allons, décidément, vous n’êtes pastrès-brave, Gildas, – dit en souriant mademoiselle Lebrenn sanscesser de s’occuper de sa broderie.

À ce moment, un homme en blouse, traînantpéniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesammentchargée, s’arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long dutrottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme dumarchand :

– Monsieur Lebrenn, madame ?

– C’est ici, monsieur.

– Ce sont quatre ballots que je luiapporte.

– De toile, sans doute ? – demandamadame Lebrenn.

– Mais, madame… je le crois, – réponditle commissionnaire en souriant.

– Gildas, – reprit-elle en s’adressant audigne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en pluseffarés, – aidez monsieur à transporter ces ballots dansl’arrière-boutique.

Le commissionnaire et Gildas déchargèrent lesballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffegrise.

– Ça doit être de la toile fièrementserrée, – dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporterle dernier de ces colis, – car ça pèse… comme du plomb.

– Vrai ? vous trouvez, moncamarade ? – dit l’homme en blouse en regardant fixementGildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.

Le voiturier, s’adressant alors à madameLebrenn, lui dit :

– Voilà ma commission faite,madame ; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre cesballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant leretour de monsieur Lebrenn ; ces toiles sont très…très-susceptibles.

Et ce disant, le voiturier essuya son frontbaigné de sueur.

– Vous avez dû avoir bien de la peine àapporter tout seul ces ballots ? – lui dit madame Lebrenn avecbonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y pritune pièce de dix sous, qu’elle fit glisser sur le comptoir. –Veuillez prendre ceci pour vous.

– Je vous rends mille grâces, madame, –répondit en souriant le voiturier ; – je suis payé.

– Les commissionnaires rendent millegrâces et refusent des pourboires ! – se dit Gildas. –Étonnante… étonnante maison que celle-ci !…

Madame Lebrenn, assez surprise de la manièredont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit unhomme de trente ans environ, d’une figure agréable, et qui avait,chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches,très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petitdoigt.

– Pourriez-vous me dire, monsieur, – luidemanda la femme du marchand, – si aujourd’hui l’agitation augmentebeaucoup dans Paris ?

– Beaucoup, madame ; c’est à peinesi l’on peut circuler sur le boulevard… Les troupes arrivent detoutes parts ; il y a de l’artillerie mèche allumée ici près,en face le Gymnase… J’ai rencontré deux escadrons de dragons enpatrouille, la carabine au poing… On bat partout le rappel… quoiquela garde nationale se montre fort peu empressée… Mais, pardon,madame, – ajouta le voiturier en saluant très-poliment madameLebrenn et sa fille ; – voici bientôt quatre heures… Je suispressé.

Il sortit, s’attela de nouveau à sa charretteet repartit rapidement.

En entendant parler de l’artillerie,stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements deGildas devinrent énormes ; cependant, partagé entre la crainteet la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d’œil danscette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l’artillerie.

Au moment où Gildas avançait le cou hors de laboutique, la jeune fille qui avait déjeuné chezM. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons,sortait de l’allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, onl’a dit, demeurait en face du magasin de toile.

Pradeline avait l’air triste,inquiet ; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elles’approcha autant qu’elle put de la boutique de M. Lebrenn,afin d’y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par lesrideaux de vitrage. La porte, il est vrai, étaitentr’ouverte ; mais Gildas, s’y tenant debout, l’obstruaitentièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée,de voir dans l’intérieur du magasin. Gildas, depuis quelquesinstants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de lajeune fille ; il s’y trompa, et se crut le but des regardsobstinés de Pradeline ; le pudique garçon baissa les yeux,rougit jusqu’aux oreilles : sa modestie alarmée lui disait derentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le casqu’il faisait de ses agaceries ; mais un certain amour-proprele retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus quejamais :

– Ville étonnante que celle-ci, où, nonloin d’une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes fillesviennent dévorer les garçons des yeux !

Il aperçut alors Pradeline traverser denouveau la rue et entrer dans un café voisin.

– La malheureuse ! elle va sansdoute boire des petits verres pour s’étourdir… Elle est capablealors de venir me relancer jusque dans la boutique…… BonDieu !… que diraient madame Lebrenn etmademoiselle ?…

Un nouvel incident coupa court, pour unmoment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s’arrêterdevant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureuxcheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de sixpieds environ, et sur lesquelles on lisait :Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cettevoiture : l’un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matindans la boutique, afin d’engager M. Lebrenn à ne pas allervisiter sa provision de poivre ; l’autre portait uneépaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siège, et Dupont, lemécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et luidit :

– Monsieur Lebrenn n’y est pas,madame ?

– Non, monsieur.

– Ce sont trois caisses de glaces quenous lui apportons.

– Très-bien, monsieur, – répondit madameLebrenn.

Et, appelant Gildas :

– Aidez ces messieurs à entrer ces glacesici.

Le garçon de magasin obéit tout en sedisant :

– Étonnante maison !… Trois caissesde glaces… et d’un poids !… Il faut que le patron, sa femme etsa fille aiment fièrement à se mirer…

Dupont et son compagnon à barbe grise venaientd’aider Gildas à placer les caisses dans l’arrière-magasin, d’aprèsl’indication de madame Lebrenn, lorsqu’elle lui dit :

– Sait-on quelque chose de nouveau,monsieur ? Le mouvement dans Paris se calme-t-il ?

– Au contraire, madame… ça chauffe… çachauffe, – répondit Dupont avec un air de satisfaction à peinedéguisée. – On commence à élever des barricades au faubourgSaint-Antoine… Cette nuit les préparatifs… demain la bataille…

À peine Dupont achevait-il ces mots, qu’onentendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidablebruit de voix criant : Vive laréforme !

Gildas courut à la porte.

– Dépêchons-nous, – dit Dupont à soncompagnon ; – on prendrait notre camion comme noyau d’unebarricade… Ce serait trop tôt ; nous avons encore despratiques à servir… – Puis, saluant madame Lebrenn : – Biendes choses à votre mari, madame.

Les deux hommes sautèrent sur le siège de leurcamion, fouettèrent leur cheval, et s’éloignèrent dans unedirection opposée à celle de l’attroupement.

Gildas avait suivi des yeux ce nouveaumouvement de la foule avec une inquiétude croissante ; il vittout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et sediriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.

– Quelle enragée !… elle vient dem’écrire ! – pensa Gildas. – La malheureuse m’apporte salettre !… Une déclaration !… Je suis déshonoré aux yeuxde mes patrons !…

De sorte que Gildas éperdu referma vivement laporte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprèsdu comptoir.

– Eh bien, – lui dit madame Lebrenn, –pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas ?

– Madame, c’est plus prudent. Je viens devoir venir là-bas une bande d’hommes… dont la mine effrayante…

– Allons, Gildas, vous perdez latête ! Ouvrez cette porte.

– Mais, madame…

– Faites ce que je vous dis… Tenez,justement, il y a quelqu’un qui essaye d’entrer… Ouvrez donc cetteporte…

– C’est cette enragée avec sa lettre, –pensa Gildas plus mort que vif. – Ah ! pourquoi ai-je quittéma tranquille petite ville d’Auray ?…

Et il ouvrit la porte avec un grand battementde cœur ; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avecsa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de sonfils.

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