Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 8

 

Comment M. Lebrenn, son fils, safemme et sa fille se montrent dignes de leur race.

 

Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à lavue de son fils qu’elle n’attendait pas, le croyant à son École ducommerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que lemarchand serrait la main de sa femme.

Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblaitdigne de porter le glorieux nom de son patron, l’un des plus grandspatriotes gaulois dont l’histoire fasse mention.

Le fils de M. Lebrenn était un grand etrobuste garçon de dix-neuf ans passés, d’une figure ouverte,bienveillante et hardie ; une barbe naissante ombrageait salèvre et son menton ; ses joues pleines étaient vermeilles etanimées par l’émotion : il ressemblait beaucoup à sonpère.

Madame Lebrenn embrassa son fils et luidit :

– Je ne m’attendais pas au plaisir de tevoir aujourd’hui, mon enfant.

– Je l’ai été chercher à son école, –reprit le marchand. – Tu sauras tout à l’heure pourquoi, ma chèreHénory.

– Sans être inquiètes, – reprit madameLebrenn en s’adressant à son mari, – Velléda et moi, nous nousétonnions de ne pas te voir rentrer… Il paraît que l’agitationaugmente dans Paris… Tu sais qu’on a battu le rappel ?

– Oh ! mère ! – s’écriaSacrovir, l’œil étincelant d’enthousiasme, – Paris a la fièvre… Ondevine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, onse cherche, on se comprend du regard ; dans chaque rue ce sontd’ardentes paroles… de patriotiques appels aux armes… Ça sent lapoudre, enfin !… Ah ! mère ! mère !… – ajoutale jeune homme avec exaltation ; – comme c’est beau le réveild’un peuple !…

– Allons, calmez-vous, enthousiaste, –dit madame Lebrenn en souriant.

Et elle étancha avec son mouchoir la sueurdont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps,M. Lebrenn embrassait sa fille.

– Gildas, – dit le marchand, – on a dûapporter des caisses pendant mon absence ?

– Oui, monsieur, de la toile et desglaces ; elles sont dans l’arrière-boutique.

– Bien… laissez-les là, et surtoutgardez-vous d’approcher du feu les ballots de toile.

– C’est donc inflammable comme dumadapolam ? de la mousse-lien ? de la gaze ? – pensaGildas ; – et pourtant c’est lourd comme du plomb… Encore unechose étonnante !

– Ma chère amie, – dit M. Lebrenn àsa femme, – nous avons à causer ; veux-tu que nous montionschez toi avec les enfants, pendant que Jeanike mettra le couvert,car il est tard ?… Vous, Gildas, vous mettrez les contreventsde la boutique ; nous aurions peu d’acheteurs ce soir.

– Fermer la boutique ! ah !monsieur, combien vous avez raison ! – s’écria Gildas avecenchantement. – C’est depuis tantôt mon idée fixe.

Et comme il s’encourait pour obéir aux ordresdu marchand, celui-ci lui dit :

– Un moment, Gildas ; vous neposerez pas les contrevents à la porte d’entrée, car plusieurspersonnes doivent venir nous demander. Vous ferez attendre cespersonnes dans l’arrière-boutique, et vous me préviendrez.

– Oui, monsieur, – répondit Gildas ensoupirant ; car il eût préféré voir le magasin complètementfermé et la porte garnie de ses bonnes barres de fer fortementboulonnées à l’intérieur.

– Maintenant, chère amie, – ditM. Lebrenn à sa femme, – nous allons monter chez toi.

La nuit était déjà presque noire.

La famille du marchand se rendit au premierétage, et se réunit dans la chambre à coucher de M. et demadame Lebrenn.

Celui-ci dit alors à sa femme d’une voixgrave :

– Ma chère Hénory, nous sommes à laveille de grands événements.

– Je le crois, mon ami, – répondit madameLebrenn d’un air pensif.

– Voici, mon amie, le résumé de lasituation d’aujourd’hui, – poursuivit M. Lebrenn. – Tu dois laconnaître pour juger ma résolution, la combattre si elle te sembleinjuste et mauvaise, l’encourager si elle te semble juste etbonne.

– Je t’écoute, mon ami, – répondit madameLebrenn, calme, sérieuse, réfléchie, comme nos mères lors de cesconseils solennels où elles voyaient souvent leur avisprévaloir.

M. Lebrenn reprit ainsi :

– Hier, monsieur Barrot et ses compères,après avoir agité la France pendant trois mois, avaient appelé lepeuple dans la rue ; ces intrépides agitateurs n’ont pas osévenir à leur rendez-vous… Le peuple y est venu pour constater sondroit de réunion et faire lui-même ses affaires… On dit ce soir quele roi a pris pour ministres monsieur Barrot et ses compères… Nousne descendons pas dans la rue pour faire ministre cet hommeridicule, la marionnette de M. Thiers. Ce que nous voulons, ceque le peuple veut, c’est renverser le trône, c’est la république,c’est la souveraineté pour tous… des droits politiques pour tous…afin d’assurer à tous éducation, bien-être, travail, crédit,moyennant courage et probité !… Voilà ce que nous voulons,femme !… Est-ce juste ou injuste ?

– C’est juste ! – dit madame Lebrennd’une voix ferme et convaincue. – C’est juste !

– Je t’ai dit ce que nous voulions, –poursuivit M. Lebrenn ; – voici ce que nous ne voulonsplus… Nous ne voulons plus que deux cent mille électeursprivilégiés décident seuls du sort de trente-quatre millions deprolétaires ou petits propriétaires ; de même qu’uneimperceptible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié,asservi exploité nos pères pendant vingt siècles… Non, nous nevoulons pas plus de la féodalité électorale ou industrielle que dela féodalité des conquérants ! Femme ! est-ce juste ouinjuste ?

– C’est juste ! car le servage,l’esclavage, s’est perpétué de nos jours, – reprit madame Lebrennavec émotion. – C’est juste ; car je suis femme, et j’ai vudes femmes, esclaves d’un salaire insuffisant, mourir à la peine,épuisées par l’excès du travail et par la misère… C’estjuste ! – car je suis mère, et j’ai vu des filles, esclaves decertains fabricants, forcées de choisir entre le déshonneur et lechômage… c’est-à-dire le manque de pain !… C’est juste !car je suis épouse, et j’ai vu des pères de famille, commerçantsprobes, laborieux, intelligents, esclaves et victimes du caprice oude la cupidité usuraire de leurs seigneurs les gros capitalistes,tomber dans la faillite, la ruine et le désespoir… Enfin, tarésolution est juste et bonne, mon ami, – ajouta madame Lebrenn entendant la main à son mari, – parce que, assez heureux jusqu’icipour échapper à bien des maux, ton devoir est de te dévouer àl’affranchissement de nos frères qui souffrent des malheurs dontnous sommes exempts.

– Vaillante et généreuse femme ! turedoubles mes forces et mon courage, – dit le marchand en serrantla main de madame Lebrenn avec effusion. – Je n’attendais pas moinsde toi… Maintenant, un dernier mot… Ces droits si justes que nousréclamons pour nos frères, il faudra, comme toujours, les conquérirpar la force, par les armes…

– Je le crois, mon ami.

– Aussi, – reprit le marchand, – cettenuit, des barricades… demain, au point du jour, la bataille… Voilàpourquoi j’ai été chercher notre fils à son école…M’approuves-tu ?… Veux-tu qu’il reste ?

– Oui ! – reprit madameLebrenn ; – la place de ton fils est à tes côtés…

– Oh ! merci, mère ! – s’écriale jeune homme en sautant au cou de madame Lebrenn, qui le serracontre son sein.

– Vois donc, mon père, – dit Velléda aumarchand avec un demi-sourire en montrant Sacrovir du regard ;– il est aussi content que si on lui donnait congé…

– Mais, dis-moi, mon ami, – reprit madameLebrenn en s’adressant au marchand, – la barricade où, toi et monfils, vous vous battrez… sera-t-elle près d’ici ? dans cetterue ?

– À notre porte… – réponditM. Lebrenn. – C’est convenu… Nos amis me gâtent.

– Ah ! tant mieux ! – ditmadame Lebrenn ; – nous serons là… près de vous.

– Ma mère, – reprit Velléda, – ne nousfaudra-t-il pas cette nuit préparer du linge ?… de lacharpie ?… Il y aura beaucoup de blessés.

– J’y pensais, mon enfant. Notre magasinservira d’ambulance.

– Oh ! ma mère !… masœur !… – s’écria le jeune homme, – nous battre… sous vosyeux, pour la liberté !… Quelle ardeur cela donne !…Hélas ! – ajouta-t-il après un instant de réflexion, –pourquoi faut-il que ce soit entre frères… qu’on sebatte ?…

– Cela est triste, mon enfant, – réponditen soupirant M. Lebrenn. – Ah ! que le sang versé danscette lutte fratricide retombe sur ceux-là qui forcent un peuple àrevendiquer ses droits par les armes… comme nous le ferons demain,comme l’ont fait nos pères, presque à chaque siècle de notrehistoire ! et souvent deux ou trois fois par siècle, lesvaillants qu’ils étaient ! Aussi, mes enfants, bénissons leurmémoire ignorée ! Il a fécondé le germe de toutes nos libertésle sang de ces héros… de ces martyrs inconnus ! puisque,hélas ! il n’est pas une réforme sociale… politique oureligieuse… qu’ils n’aient été forcés de conquérir par cesterribles insurrections populaires où tant d’eux ontpéri !

– Grâce à Dieu, de nos jours on se bat dumoins sans haine, – reprit le jeune homme. – Le soldat se bat aunom de la discipline… le peuple au nom de son droit. Duel fatal,mais loyal, après lequel les adversaires survivants se tendent lamain.

– Mais comme il n’y a pas que dessurvivants… et que moi ou mon fils pouvons rester sur unebarricade, – reprit M. Lebrenn en souriant, – un dernier mot,mes enfants. Vous le voyez, où d’autres pâliraient d’effroi… noussourions avec sérénité. Pourquoi ? Parce que la mort n’existepas pour nous, parce que, élevés dans la croyance de nos pères, aulieu de voir dans ce qu’on appelle la fin de la vie je ne sais quoide lugubre, d’effroyable, qui éteint à jamais l’existence dans desténèbres éternelles, nous ne voyons, nous, dans la mort quececi : aller retrouver ou attendre un peu plus tôt, un peuplus tard, ceux que nous aimions, et nous réunir à eux de l’autrecôté de ce rideau qui, pendant la première période de notre vieici-bas, nous cache les merveilleux les éblouissants mystères denos existences futures, existences infinies, variées, comme lapuissance divine dont elles émanent. En un mot, nous ne cessons pasde vivre : nous allons vivre ailleurs, dans des pays inconnus…voilà tout[16].

– Cela est tellement l’idée que je mefais de la mort, – s’écria Sacrovir, – que je suis certain demourir avec une incroyable curiosité !… Que de mondesnouveaux ! étranges ! éblouissants à visiter !

– Mon frère a raison, – reprit non moinscurieusement la jeune fille. – Cela doit être sibeau ! si nouveau ! si merveilleux ! Et puis ne sejamais quitter que passagèrement pendant l’éternité !… Quelsvoyages variés, infinis, à faire ensemble… Ah ! quand on songeà cela, ma mère, l’esprit s’égare dans l’impatience de voir et desavoir !

– Allons, allons, curieuse ! pastant d’impatience, – répondit madame Lebrenn en souriant, et avecun accent d’affectueux reproche. – Tu sais, quand tu étaispetite ? je te grondais toujours, lorsque dans ta leçon dedessin tu songeais moins au modèle que tu copiais qu’à celui que tucopierais ensuite… Eh bien, chère enfant ! que ta curiosité,si naturelle d’ailleurs, de savoir ce qu’il y a de l’autre côtédu rideau, comme dit ton père, ne te distraye pas trop de cequ’il y a de ce côté-ci…

– Oh ! sois tranquille, mamère ! – répondit la jeune fille avec effusion. – De cecôté-ci du rideau, il y a toi, il y a mon père, mon frère ;c’est assez pour m’occuper sans distraction…

– Et voilà comme le temps passe àphilosopher ! – dit en riant M. Lebrenn. – Jeanike vavenir nous avertir pour le dîner, et je ne vous aurai rien dit dece que je voulais vous dire… Dans le cas où ma curiosité seraitsatisfaite avant la vôtre… ma chère Hénory ! –ajouta-t-il en s’adressant à sa femme et lui montrant unsecrétaire, – tu trouveras là mes dernières volontés… Tu lesconnais, car nous n’avons qu’un cœur… Ceci, – reprit le marchand entirant de sa poche un pli fermé, mais non cacheté, – concerne notrechère fille, et tu le lui remettras après l’avoir lu.

Velléda rougit légèrement en songeant qu’ils’agissait sans doute de son mariage.

– Quant à toi, mon enfant, – dit lemarchand en s’adressant à son fils, – prends cette clef… – et il ladétacha de la chaîne de sa montre. – C’est la clef de la chambreaux volets fermés, dans laquelle ta mère et moi sommes seuls entrésjusqu’ici… Le 11 septembre de l’année prochaine, tu aurasvingt-et-un ans accomplis ; ce jour, mais pas avant, tuouvriras cette porte… Entre autres objets, tu trouveras dans cecabinet un écrit que tu liras… Il t’apprendra par suite de quelleimmémoriale tradition de famille… car, – ajouta M. Lebrenn ens’interrompant et en souriant, – nous autres plébéiens, nous autresconquis, nous avons aussi nos archives, archives du prolétairesouvent aussi glorieuses, crois-moi, que celles de nos conquérants…Tu verras, dis-je, par suite de quelle tradition de notre famille,à l’âge de vingt-et-un ans, le fils aîné, ou à défaut de fils, lafille aînée, ou notre plus proche parente, prend connaissance deces archives et des divers objets qui y sont rassemblés…Maintenant, mes amis, – ajouta M. Lebrenn d’une voix émue ense levant et tendant les bras à sa femme et à ses enfants, – undernier embrassement… Nous pouvons avant demain être passagèrementséparés… et la possibilité d’une séparation attriste toujours unpeu.

Ce fut un tableau touchant… M. Lebrenntendit les bras à ses enfants et à sa femme, qui se suspendit à soncou, pendant qu’il entourait sa fille de son bras droit et son filsde son bras gauche. Il les serra passionnément contre sa poitrine,et ceux-ci, à leur tour, enlaçaient leur mère dans une seuleétreinte.

Ce groupe touchant, symbole de la famille,resta quelques moments silencieux ; on n’entendit que le bruitdes baisers échangés. Puis, cette dette payée à la nature, malgréun stoïcisme puisé dans la foi à une existence éternelle, cetteémotion calmée, ce groupe se délia, les têtes se redressèrentcalmes, mais attendries : la mère et la fille, graves etsérieuses ; le père et le fils, tranquilles et résolus.

– Et maintenant, – reprit le marchand, –à la besogne, mes enfants… Toi, femme, tu t’occuperas avec ta filleet Jeanike de préparer du linge et de faire de la charpie… Moi etSacrovir, en attendant l’heure où les barricades doivent s’éleversimultanément dans tous les quartiers de Paris, nous déballeronsles cartouches et les armes que bon nombre de nos frères viendrontchercher ici.

– Mais, ces armes, mon ami, – demandamadame Lebrenn, – où sont-elles ?

– Ces caisses, – dit le marchand ensouriant ; – ces caisses et ces ballots de tantôt ?…

– Ah ! je comprends ! – repritmadame Lebrenn. – Mais il te faudra maître Gildas dans taconfidence… C’est sans doute un honnête garçon… Cependant necrains-tu pas…

– À cette heure, chère Hénory, le masqueest levé ; il n’y a pas à craindre une indiscrétion… Si cepauvre Gildas a peur, je lui offrirai une retraite sûre dans lacave… ou au grenier… Maintenant, allons dîner ; et ensuite,toi et ta fille, vous remonterez ici préparer tout pourl’ambulance, avec Jeanike… Nous resterons au magasin, moi etSacrovir… car nous aurons cette nuit nombreuse compagnie !

Le marchand et sa famille descendirent dansl’arrière-boutique, où ils dînèrent en hâte.

L’agitation allait croissant dans larue ; on entendait au loin ce grand murmure de la foule,sourd, menaçant, comme le bruit lointain de la tempête sur lesvagues. Quelques fenêtres de la rue étaient illuminées en l’honneurdu changement de ministère ; mais quelques amis deM. Lebrenn, qui entrèrent et sortirent plusieurs fois afin delui rendre compte du mouvement, annonçaient que ces concessions dela royauté témoignaient de sa faiblesse, que la nuit seraitdécisive, que partout le peuple s’armait en entrant dans lesmaisons et y demandant des fusils ; après quoi l’on écrivaitsur la porte à la craie : Armes données…

Le dîner terminé, madame Lebrenn, sa fille etla servante remontèrent chez elles, au premier étage, donnant surla rue : le marchand, son fils et Gildas restèrent dansl’arrière-magasin.

Gildas était doué par la nature d’un robusteappétit ; cependant il ne dîna pas ; son inquiétudeaugmentait à chaque instant, et plus que jamais il disait tout basà Jeanike ou à lui-même :

– Étonnante maison !… étonnanterue !… étonnante ville que celle-ci…

– Gildas ! – lui ditM. Lebrenn, – apportez-moi un marteau et un ciseau ;j’ouvrirai ces caisses avec mon fils, pendant que vous ouvrirez cesballots.

– Ces ballots de toile,monsieur ?

– Oui… Éventrez d’abord leur enveloppeavec un couteau.

Et le marchand, ainsi que Sacrovir, munis demarteaux et de ciseaux, commencèrent à marteler vigoureusement lescaisses, pendant que Gildas, ayant placé un des gros rouleaux parterre, s’agenouilla, se préparant à l’ouvrir.

– Monsieur ! – s’écria-t-il soudain,effrayé des violents coups de marteau que donnait M. Lebrennsur les caisses. – Mais, monsieur, s’il vous plaît, prenez doncgarde… il y a écrit sur les caisses : Très-fragile…Vous allez mettre les glaces en morceaux !

– Soyez tranquille, Gildas, – reprit enriant M. Lebrenn, tout en cognant à tour de bras, – cesglaces-là sont solides.

– Elles sont étamées à fer et à plomb,mon ami Gildas, – ajouta Sacrovir en frappant à coupsredoublés.

– De plus en plus étonnant ! –murmura Gildas en s’agenouillant devant le ballot, afin del’éventrer. Pour voir plus clair à sa besogne, il prit une lumière,et la plaça sur le plancher à côté de lui. Il commençait à découdrela grosse enveloppe de toile grise, lorsque M. Lebrenn,s’apercevant seulement alors de l’illumination que s’était ménagéele garçon de magasin, s’écria :

– Ah ça ! Gildas, vous êtes doncfou ? Remettez vite cette lumière sur la table… Diable !vous nous feriez sauter, mon garçon !

– Sauter, monsieur ! – s’écriaGildas effrayé, en sautant lui-même, et de ce bond s’éloignant duballot, pendant que Sacrovir replaçait la lumière sur la table. –Pourquoi sauterais-je ?

– Parce que ces ballots contiennent descartouches, mon garçon ; ainsi faites attention.

– Des cartouches ! – s’écria Gildasen reculant de plus en plus effrayé, tandis que le marchand prenaitdeux fusils de munitions dans la caisse qu’il venait d’ouvrir, etque son fils y puisait une ou plusieurs paires de pistolets et descarabines.

À la vue de ces armes, se sachant entouré decartouches, Gildas eut un éblouissement, devint d’une pâleurextrême, s’appuya sur une table et se dit :

– Étonnante maison ! où les ballotsde toile sont des cartouches ! les glaces des fusils et despistolets !…

– Mon bon Gildas, – lui ditaffectueusement M. Lebrenn, – il n’y a aucun danger à déballerces armes et ces munitions. Voilà tout ce que j’attends de vous…Cela fait, vous pourrez, si bon vous semble, descendre dans la caveou monter au grenier, et y rester en sûreté jusqu’après labataille ; car je dois vous en avertir, Gildas, il y aurabataille au point du jour… Seulement, une fois dans la retraite devotre choix, ne mettez le nez ni à la lucarne ni au soupiraillorsque vous entendrez la fusillade… car souvent les balless’égarent…

Ces mots de balles égarées, de bataille, defusillade, achevèrent de plonger Gildas dans une sorte de vertigetrès-concevable ; il ne s’attendait pas à trouver le quartierSaint-Denis si belliqueux. D’autres événements vinrent redoublerles terreurs de Gildas… De nouvelles rumeurs, d’abord lointaines,se rapprochèrent et éclatèrent enfin avec une telle furie, queGildas, M. Lebrenn et son fils, presque alarmés, coururent àla porte de la boutique pour voir ce qui se passait dans larue.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer