Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 9

 

Comment une charretée de cadavres, ayanttraversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges lemenuisier, et leurs amis, élevèrent une formidable barricade. – Del’inconvénient d’aimer trop les montres d’or et la monnaie,démontré par les raisonnements et par les actes du pèreBribri, du jeune Flamèche et d’unforgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleuxprolétaires.

 

Lorsque M. Lebrenn, son fils et Gildas,accoururent à la porte de la boutique, attirés par le bruit et letumulte croissant, la rue était déjà encombrée par la foule.

Les fenêtres s’ouvraient et se garnissaient decurieux. Soudain des reflets rougeâtres vacillants éclairèrent lafaçade des maisons. Un immense flot de peuple, toujoursgrossissant, accompagnait et précédait ces sinistres clartés. Lesclameurs devenaient de plus en plus terribles. On distinguaitparfois, dominant le tumulte, les cris :

– Aux armes ! vengeance !

À ces cris répondaient des exclamationsd’horreur. Des femmes, attirées aux croisées par ces rumeurs, serejetaient en arrière avec épouvante, comme pour échapper à quelqueeffrayante vision…

Le marchand et son fils, le cœur serré, lasueur au front, pressentant quelque horrible spectacle, se tenaientau seuil de leur porte.

Enfin le funèbre cortège parut à leursyeux.

Une foule innombrable d’hommes en blouse, enhabit bourgeois, en uniforme de garde nationale, brandissant desfusils, des sabres, des couteaux, des bâtons, précédaient un camionde diligence lentement traîné par un cheval et entouré d’hommesportant des torches.

Dans cette charrette était entassé un monceaude cadavres.

Un homme, d’une taille énorme, coiffé d’unberret écarlate, nu jusqu’à la ceinture, la poitrine déchirée parune blessure récente, se tenait debout sur le devant du camion, etsecouait une torche enflammée.

On l’eût pris pour le génie de la vengeance etde l’insurrection.

À chaque mouvement de sa torche, il éclairaitde lueurs rouges ici des têtes blanches de vieillards souillées desang, là le buste d’une femme, aux bras pendants et ballottantscomme sa tête livide et ensanglantée, que voilaient à demi seslongs cheveux dénoués.

De temps à autre l’homme au berret écarlatesecouait sa torche et s’écriait d’une voix tonnante :

– On massacre nos frères !Vengeance !… Aux barricades !… aux armes !

Et des milliers de voix, frémissantesd’indignation et de colère, répétaient :

– Vengeance !… auxbarricades !… aux armes !…

Et des milliers de bras, ceux-ci armés,ceux-là désarmés, se dressaient vers le ciel sombre et orageux,comme pour le prendre à témoin de ces serments vengeurs.

Et la foule exaspérée que recrutait ce funèbrecortège allait toujours grossissant. Il avait passé comme unesanglante vision devant le marchand et son fils. Leur premièreimpression fut si douloureuse, qu’ils ne purent trouver uneparole ; leurs yeux se remplirent de larmes en apprenant quece massacre de gens inoffensifs et désarmés avait eu lieu sur leboulevard des Capucines.

À peine la voiture de cadavres eut-elledisparu, que M. Lebrenn saisit une des barres de fer de lafermeture de son magasin, la brandit comme un levier au-dessus desa tête, et s’écria en s’adressant à la foule indignée :

– Amis !… la royauté engage labataille en massacrant nos frères !… Que leur sang retombe surcette royauté maudite ! que ce sang l’étouffe à jamais !…Assez de rois !… assez de tueurs de peuple !… Auxbarricades !… aux armes !… Vive la république !…

Et le marchand, ainsi que son fils,soulevèrent les premiers pavés. Ces paroles, cet exemple, furentélectriques, et des cris mille fois répétés répondirent :

– Aux armes !… Auxbarricades !… À bas les rois !… À bas les tueurs depeuple !… Vive la république !…

En un instant le peuple eut envahi les maisonsvoisines, demandant partout des armes, et des leviers pour dépaverla rue. La première tranchée ouverte, ceux qui ne possédaient nibarres de fer ou de bois, arrachaient les pavés avec leurs mains etleurs ongles.

M. Lebrenn et son fils travaillaient avecardeur à élever une barricade à quelques pas de leur porte,lorsqu’ils furent rejoints par Georges Duchêne, l’ouvriermenuisier, accompagné d’une vingtaine d’hommes armés, composant unedemi-section de la société secrète à laquelle ils étaient affiliés,ainsi que le marchand.

Parmi ces nouveaux combattants se trouvaientles deux voituriers d’armes et munitions apportées à la boutiquedans la journée : l’un était un homme de lettres distingué,l’autre un savant éminent, et Dupont, le mécanicien.

Georges Duchêne s’approcha de M. Lebrennau moment où celui-ci, cessant un instant de travailler à labarricade, distribuait, à la porte de son magasin, les armes et lesmunitions à des hommes du quartier sur lesquels il pouvaitcompter ; tandis que Gildas, dont la poltronnerie s’étaitchangée en héroïsme depuis l’apparition de la sinistre charretée decadavres, revenait de la cave avec plusieurs paniers de vin, qu’ilversait aux travailleurs de la barricade pour les réconforter.

Georges, vêtu de sa blouse, portait unecarabine à la main et des cartouches dans un mouchoir serré autourde ses reins. Il dit au marchand :

– Je ne suis pas venu plus tôt, monsieurLebrenn, parce que nous avons eu beaucoup de barricades àtraverser, elles s’élèvent de tous côtés… Je quitte Caussidière etSobrier ; ils s’apprêtent à marcher sur la Préfecture :Leserré, Lagrange, Étienne Arago, doivent, au point du jour,marcher sur les Tuileries et barricader la rue Richelieu ; nosautres amis se sont partagé divers quartiers.

– Et les troupes, Georges ?

– Plusieurs régiments fraternisent avecla garde nationale et le peuple aux cris de Vive la réforme !À bas Louis-Philippe !… Mais la garde municipale et deux outrois régiments de ligne et de cavalerie se montrent hostiles aumouvement.

– Pauvres soldats ! – reprittristement le marchand ; – eux, comme nous, subissent cettefatalité terrible, qui arme les frères les uns contre les autres…Enfin, cette lutte sera peut-être la dernière… Et votre grand-père,Georges, l’avez-vous vu pour le rassurer ?

– Oui, monsieur, je descends à l’instantde chez lui… Malgré son âge et sa faiblesse, il voulaitm’accompagner… Je l’ai décidé à rester chez lui.

– Ma femme et ma fille sont là, – dit lemarchand en montrant à Georges les jalousies du premier étage, àtravers lesquelles on voyait de la lumière ; – elless’occupent à faire de la charpie pour les blessés… On établira uneambulance dans notre magasin.

Tout à coup, ces cris : Auvoleur ! au voleur ! retentirent vers le milieu dela rue, et un homme fuyant à toutes jambes fut bientôt arrêté parcinq ou six ouvriers en blouse et armés de fusils. Parmi eux, l’onremarquait un chiffonnier à longue barbe grise, encore agile etvigoureux ; il était vêtu de haillons, et quoiqu’il portât unmousqueton sous son bras, il gardait toujours sa hotte sur son dos.L’un des premiers il avait arrêté le fuyard, et le tenait au colletd’une main ferme, pendant qu’une femme essoufflée accourait, criantde toutes ses forces :

– Au voleur !… au voleur !…

– Ce cadet-là vous a volé, la petitemère ? – dit le chiffonnier à cette femme.

– Oui, mon brave homme, – répondit-elle.– J’étais sur le pas de ma porte ; cet homme me dit : Lepeuple se soulève, il nous faut des armes. – Monsieur, je n’en aipas, lui ai-je répondu. – Alors il m’a repoussée, est entré malgrémoi dans ma boutique en disant : – Eh bien ! s’il n’y apas d’armes, je veux de l’argent pour en acheter. – En disant cela,il a ouvert mon comptoir, a pris trente-deux francs qui s’ytrouvaient avec une montre d’or. J’ai voulu l’arrêter, il a tiré uncouteau-poignard… heureusement j’ai paré le coup avec ma main…Tenez, voyez comme elle saigne… J’ai redoublé mes cris, et il s’estenfui…

L’accusé était un homme bien vêtu, mais d’unefigure ignoble ; le vice endurci avait laissé sur ses traitsflétris son empreinte ineffaçable.

– Ce n’est pas vrai ! je n’ai pasvolé ! – s’écria-t-il d’une voix enrouée, en se débattant pouréviter d’être fouillé. – Laissez-moi… Et d’ailleurs, est-ce que çavous regarde ?

– Un peu que ça nous regarde, moncadet ! – reprit le chiffonnier en le retenant. – Tu as donnéun coup de poignard à cette pauvre dame après l’avoir volée au nomdu peuple… Minute… faut s’expliquer.

– Voilà déjà la montre, – dit un ouvrieraprès avoir fouillé le voleur.

– La reconnaîtriez-vous,madame ?

– Je crois bien, monsieur ; elle estancienne et très-grosse.

– C’est bien ça, – dit l’ouvrier. –Tenez, la voici.

– Et dans son gilet, – dit un autre encontinuant de fouiller le voleur, – six pièces cent sous et unepièce de quarante sous.

– Mes trente-deux francs ! – s’écriala marchande. – Merci, mes bon messieurs, merci…

– Ah ça ! maintenant ; moncadet ! à nous autres, – reprit le chiffonnier. – Tu as voléet voulu assassiner au nom du peuple, toi, hein ?

– Ah ça, voyons, les amis, sommes-nous,oui ou non, en révolution ? – répondit le voleur d’une voixenrouée en riant d’un air cynique. – Alors, crevons lescomptoirs ! !

– C’est ça que tu appelles la révolution,toi ? – dit le chiffonnier. – Crever les comptoirs ?…

– Tiens…

– Tu crois donc que le peuple s’insurgepour voler… brigand que tu es ?…

– Pourquoi donc alors que vous vousinsurgez, tas de feignants ? C’est peut-être pourl’honneur ? – répondit le voleur avec audace.

Le groupe d’hommes armés (moins lechiffonnier) qui entouraient le voleur se consultèrent un moment àvoix basse. L’un d’eux, avisant une boutique d’épicier à demiouverte, s’y rendit ; deux autres se détachèrent du groupe endisant :

– Il faut en parler à monsieur Lebrenn etlui demander son avis.

Un autre enfin dit quelques mots à l’oreilledu chiffonnier, qui répondit :

– J’en suis… C’est juste… Faudrait çapour l’exemple… Mais, en attendant, envoyez-moi Flamèchepour m’aider à garder ce mauvais Parisien-là.

– Eh ! Flamèche ! – dit unevoix, – viens aider le père Bribri à garder levoleur !

Flamèche accourut. C’était le type du gamin deParis : hâve, frêle, étiolé par la misère, cet enfant, d’unefigure intelligente et hardie, avait seize ans ; il n’enparaissait pas douze. Il portait un mauvais pantalon garance troué,des savates, un bourgeron bleu presque en lambeaux, et était arméd’un pistolet d’arçon. Il arriva en gambadant.

– Flamèche ! – dit le chiffonnier, –ton pistolet est-il chargé ?

– Oui, père Bribri ; deux billes,trois clous et un osselet… J’ai fourré dedans tout mon saintfrusquin.

– Ça suffit pour régalermossieu, s’il bouge… Attention, Flamèche ! le doigtsur la détente… et le canon dans le gilet de mossieu…

– Ça y est, père Bribri.

Et Flamèche introduisit délicatement le canonde son pistolet entre la chemise et la peau du voleur. Le voleur,voulant regimber, Flamèche ajouta :

– Gigottez pas… gigottez pas… vous ferezpartir Azor.

– Flamèche veut dire le chien de sonpistolet, – ajouta le père Bribri, en manière de traduction.

– Mais, farceurs que vous êtes ! –s’écria le voleur en ne bougeant plus, mais commençant de trembler,quoiqu’il tâchât de rire, – qu’est-ce que vous voulez donc mefaire ? Voyons, ça finira-t-il ? Assez blagué commeça…

– Minute, cadet ! reprit lechiffonnier. – Causons un brin… Tu m’as demandé pourquoi nous nousinsurgions… Je vas te le dire, moi… D’abord, ça n’est pas pourcrever des comptoirs et piller les boutiques… Merci !… Laboutique est au marchand, comme mon mannequin est à moi… Chacun sonnégoce et ses objets… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que çanous embête de voir les vieux comme moi crever de faim au coin desbornes, comme de vieux chiens perdus, quand les forces nousmanquent… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embêtede nous dire que sur cent pauvres filles qui raccrochent le soirsus les trottoirs, il y en a quatre-vingt-quinze que la misère aréduites là… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nousembête de voir des milliers de voyous comme Flamèche,enfants du pavé de Paris, sans feu ni lieu, sans père ni mère,abandonnés à la grâce du diable, et exposés à devenir un jour oul’autre, faute d’un morceau de pain, des voleurs et des assassinscomme toi, mon cadet !…

– Ayez pas peur, père Bribri, – repritFlamèche. – Ayez pas peur… J’ai pas besoin de voler ; je vousaide, vous et les autres négociants en vieilles loques, à déchargervos mannequins et à trayer vos épluchures ; je me paye lesmeilleures, que ces aristos de chiens ont laissées… jefais mon trou dans vos tas de chiffons, et j’y dors comme unPhilippe… Ayez donc pas peur, père Bribri ! j’ai pasbesoin de voler… Moi, si je m’insurge, non d’un nom ! c’estque cela m’embête à la fin… de ne pouvoir pas pêcher de poissonsrouges dans le grand bassin des Tuileries… Et j’en veux pêcher àmort, si nous sommes vainqueurs… Chacun son idée… Vive laréforme !… À bas Louis-Philippe !…

Puis, s’adressant au voleur, qui, voyantrevenir les cinq ou six ouvriers armés, faisait un mouvement pours’échapper :

– Bougez pas, MOSSIEU ! ou je lâcheAzor.

Et il appuya de nouveau son doigt sur ladétente du pistolet.

– Mais qu’est-ce que vous voulez doncfaire de moi ? – s’écria le voleur en blêmissant à la vue destrois ouvriers qui apprêtaient leurs armes, tandis qu’un autre,sortant de chez l’épicier où il était entré, apportait un écriteausur papier gris, fraîchement tracé, au moyen d’un pinceau trempédans du cirage.

Un sinistre pressentiment agita le voleur, ils’écria en se débattant :

– Vous dites que j’ai volé ?… Alors,conduisez-moi chez le commissaire…

– Pas moyen… le commissaire marie safille, – dit le père Bribri. – Il est à la noce.

– Il a mal aux quenottes, – ajoutaFlamèche ; – il est chez le dentiste.

– Amenez le voleur près du bec de gaz, –dit une voix.

– Je vous dis que je veux aller chez lecommissaire ! – répéta ce misérable en se débattant, et il semit à hurler :

– Au secours !… ausecours !

– Si tu sais lire, lis cela… – dit unouvrier en mettant un écriteau sous les yeux du voleur. – Si tu nesais pas lire, il y a là écrit :

FUSILLÉ COMME VOLEUR !

– Fusillé ! – murmura l’homme endevenant livide. – Fusillé ! Grâce !… Au secours !…À l’assassin !… À la garde !… À l’assassin !

– Il faut un exemple pour tes pareils,mon cadet, afin qu’ils ne déshonorent pas l’insurrection dupeuple ! – dit le père Bribri.

– Allons, à genoux, canaille ! – ditau voleur un forgeron qui portait encore son tablier de cuir. – Etvous autres, les amis, apprêtez vos armes !… À genouxdonc ! – répéta-t-il au voleur en le jetant sur le pavé.

Le misérable tomba à genoux, si défaillant, sianéanti par l’épouvante, qu’affaissé sur lui-même, il ne putqu’étendre les mains en avant, et murmurer d’une voixéteinte :

– Oh ! grâce !… Pas lamort !…

– Tu as peur ! – dit le chiffonnier.– Attends, je vas te bander les yeux…

Et détachant son mannequin de dessus sesépaules, le père Bribri en couvrit presque entièrement le condamnéagenouillé, ramassé sur lui-même, et se recula prestement.

Trois coups de fusil partirent…

La justice populaire était faite…

Quelques instants après, attaché par-dessousles épaules au support du bec de gaz, le corps du bandit sebalançait au vent de la nuit, portant cet écriteau attaché à seshabits :

FUSILLÉ COMME VOLEUR !

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