Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 10

 

Comment M. Lebrenn, son fils, Georgesle menuisier, et leurs amis, défendirent leur barricade. – Ce quevenait faire Pradeline dans cette bagarre et ce qu’il lui advint. –Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri. – Comment legrand-père la Nourrice fut amené à jeter sonbonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde. – Entretienphilosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d’ungarde municipal ayant les reins brisés. – Comment celui-ci trouvaque le père Bribri avait de bien bon tabac dans sa tabatière. –Dernière improvisation de Pradeline sur l’air dela Rifla.– Comment, ensuite d’une charge de cavalerie, le colonelde Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où laRépublique était proclamée à l’Hôtel de ville.

 

Peu de temps après l’exécution du voleur, lejour commença de poindre.

Soudain, des hommes placés en éclaireurs auxangles des rues avoisinant la barricade qui s’élevait presque à lahauteur des croisées de l’appartement de M. Lebrenn, sereplièrent en criant : Aux armes ! après avoir tiré leurcoup de fusil.

Aussitôt on entendit des tambours, muetsjusqu’alors, battre la charge, et deux compagnies de gardemunicipale, débouchant par la rue latérale, s’avancèrent résolumentpour enlever la barricade. En un instant elle fut intérieurementgarnie de combattants.

M. Lebrenn, son fils, Georges Duchêne etleurs amis se postèrent et armèrent leurs fusils.

Le père Bribri, grand amateur de tabac,prévoyant qu’il n’aurait guère le loisir de priser, puisa unedernière fois dans sa tabatière, saisit son mousqueton ets’agenouilla derrière une sorte de meurtrière ménagée entreplusieurs pavés, tandis que Flamèche, son pistolet à la main,grimpait comme un chat pour atteindre la crête de la barricade.

– Veux-tu descendre, galopin ? et nepas montrer ton nez ! – lui dit le chiffonnier en le tirantpar une jambe. – Tu vas te faire poivrer.

– Ayez donc pas peur, père Bribri, –répondit Flamèche en gigottant et parvenant à se débarrasser del’étreinte du vieillard. – C’est gratis… Je veux me payer unepremière de face… et bien voir…

Et se dressant à mi-corps au-dessus de labarricade, Flamèche tira la langue à la garde municipale, quis’avançait toujours.

M. Lebrenn, se retournant, dit auxcombattants qui l’entouraient :

– Ces soldats sont des frères, aprèstout ; tâchons une dernière fois d’éviter l’effusion dusang.

– Vous avez raison… Essayez toujours,monsieur Lebrenn, – dit le forgeron aux bras nus, en frappant avecl’ongle sur la pierre de son fusil ; – mais ce sera peineperdue… Vous allez voir…

Le marchand monta jusqu’au faîte des pavésamoncelés ; là, appuyé d’une main sur son fusil, et de l’autremain agitant son mouchoir, il fit signe aux soldats qu’il voulaitparlementer.

Les tambours de la troupe cessèrent de battrela charge, et firent un roulement, que suivit un grand silence.

À l’une des fenêtres du premier étage de lamaison du marchand, sa femme, sa fille, à demi cachées par lajalousie, qu’elles soulevaient un peu, se tenaient côte à côte,pâles, mais calmes et résolues. Elles ne quittaient pas des yeuxM. Lebrenn, parlant alors aux soldats, et son fils, qui, sonfusil à la main, avait bientôt gravi la barricade, afin de pouvoir,au besoin, couvrir son père de son corps. Georges Duchêne allaitles rejoindre, lorsqu’il se sentit vivement tiré par sa blouse.

Il se retourna et vit Pradeline, les jouesanimées et toute haletante d’une course précipitée.

Les défenseurs de la barricade regardant lajeune fille avec surprise, lui avaient dit, tandis qu’elle tâchaitde se frayer un passage parmi eux pour arriver jusqu’àGeorges :

– Ne restez pas là, mon enfant, c’esttrop dangereux.

– Vous, ici ! – s’écria Georges,stupéfait à l’aspect de Pradeline.

– Georges ! Écoutez-moi ! – luirépondit-elle d’une voix suppliante. – Hier, je suis allée chezvous deux fois dans la journée, sans pouvoir vous trouver… Je vousai écrit que je reviendrais ce matin… J’ai traversé pour celaplusieurs barricades, et…

– Retirez-vous ! – s’écria Georgesalarmé pour elle. – Vous allez vous faire tuer… Votre place n’estpas ici…

– Georges ! je viens vous rendre unservice… Je…

Pradeline ne put achever. M. Lebrenn, quiavait en vain parlementé avec un capitaine de la garde municipale,se retourna et s’écria :

– Ils veulent la guerre !… Ehbien ! la guerre !… Attendez leur feu… et alorsripostez…

La garde municipale tira ; les insurgésripostèrent, et bientôt un nuage de fumée plana sur la barricade.On tira des fenêtres voisines, on tira des soupiraux decaves ; on put même voir à la croisée de sa mansarde le vieuxgrand-père de Georges Duchêne effectuer, faute d’armes et demunitions, une espèce de déménagement à grande volée sur lesmunicipaux assaillant la barricade, où se battait le petit-fils duvieillard : ustensiles de ménage et de cuisine, tables,chaises, tout ce qui put enfin passer à travers la fenêtre, étaitjeté par le bonhomme avec une fureur presque comique ; car, àbout de projectiles, il finit par jeter, de désespoir, son bonnetde coton sur les troupes ; puis, regardant autour de lui,désolé de n’avoir plus de munitions, il poussa un cri de triomphe,et commença d’arracher toutes les ardoises de la toiture qui setrouvaient à sa portée, et de les lancer à tour de bras sur lessoldats.

L’attaque était chaudement engagée : lesmunicipaux, après avoir riposté par des feux de peloton,s’élancèrent intrépidement à la baïonnette.

À travers la vapeur blanchâtre condensée surle faîte de la barricade, se dessinaient plusieurs groupes :dans l’un, M. Lebrenn, après avoir déchargé son fusil, s’enservait comme d’une massue pour repousser les assaillants ;son fils et Georges, attachés à ses pas, le secondaientvigoureusement. De temps à autre, tout en combattant, le père et lefils jetaient un regard rapide sur la jalousie à demi baissée, etces mots parvenaient parfois à leur oreille :

– Courage ! Marik !… – criaitmadame Lebrenn. – Courage ! mon fils !…

– Courage ! père !… – criaitVelléda. – Courage ! frère !…

Une balle égarée fit voler en éclats une deslames fragiles de la jalousie derrière laquelle se trouvaient lesdeux femmes héroïques… Les deux vraies Gauloises, comme disaitM. Lebrenn, ne sourcillèrent pas, elles restèrent à portée devoir le marchand et son fils.

Il y eut un moment où, après avoir vaillammentlutté corps à corps avec un capitaine, M. Lebrenn, venant dele renverser, se redressa, chancelant encore sur les pavésébranlés ; soudain un soldat, debout sur la crête de labarricade, et dominant le marchand de toute sa hauteur, leva sonfusil la pointe de la baïonnette en bas ; il allaittranspercer le marchand, lorsque Georges, se jetant au devant ducoup, le reçut à travers le bras, et tomba. Le soldat allaitredoubler, lorsqu’il fut saisi aux jambes par deux petites mains,qui se cramponnèrent à lui avec la force convulsive du désespoir…il perdit l’équilibre et roula, la tête en avant, de l’autre côtéde la barricade.

Georges devait la vie à Pradeline : bravecomme un lion, les cheveux en désordre, la joue enflammée, elleétait, durant le combat, parvenue à se rapprocher de Georges. Mais,au moment où elle venait de le sauver, une balle, en ricochant,frappa la jeune fille au côté. Elle tomba sur les genoux… ens’évanouissant son dernier regard chercha Georges, qui ne sedoutait pas du dévouement de la pauvre créature[17].

Le père Bribri, voyant la jeune fille blessée,déposa son mousqueton, courut à elle et la souleva. Il cherchaitdes yeux où la mettre à l’abri, lorsqu’il aperçut, à la porte dumagasin de toile, madame Lebrenn et sa fille. Elles venaient dedescendre du premier étage, et s’occupaient, avec Gildas etJeanike, d’organiser une ambulance dans la boutique.

Gildas commençait à s’habituer au feu. Il aidale père Bribri à transporter Pradeline mourante dansl’arrière-magasin, où madame Lebrenn et sa fille lui donnèrent lespremiers soins.

Le chiffonnier sortait de la boutique,lorsqu’il vit rouler à ses pieds un frêle petit corps vêtu d’unpantalon garance et d’un bourgeron bleu en lambeaux, trempé desang.

– Ah ! pauvre Flamèche ! –s’écria le vieillard en courant auprès de l’enfant, qu’il essaya derelever en lui disant : – Tu es blessé ?… Ça ne serarien… Courage…

– Je suis flambé, père Bribri !… –répondit l’enfant d’une voix éteinte. – C’est dommage… je n’iraipas… pêcher de poissons rouges dans le… bassin… des…

Et il expira.

Une grosse larme roula sur la barbe hérisséedu chiffonnier.

– Pauvre petit b… ! il n’était pasméchant, – dit le père Bribri en soupirant. – Il meurt comme il avécu, sur le pavé de Paris !

Telle fut la fin et l’oraison funèbre deFlamèche.

Au moment où le pauvre enfant trépassait, legrand-père de Georges, malgré sa faiblesse, descendait de chez lui,accourant à la barricade. Du haut de sa fenêtre, ses munitionsmobilières et immobilières épuisées, il avait suivi les péripétiesdu combat, et vu tomber son petit-fils. Il le cherchait parmi lesmorts et les blessés, en l’appelant d’une voix déchirante.

La résistance des défenseurs de la barricadefut si opiniâtre, que les municipaux, après avoir perdu un grandnombre de soldats, durent se replier en bon ordre.

Le feu avait cessé depuis quelques instants,lorsqu’on entendit tirer un coup de fusil dans une rue voisine, etretentir sur le pavé le galop de plusieurs chevaux.

On vit bientôt paraître à revers de labarricade un colonel de dragons, suivi de plusieurs cavaliers, lesabre au poing, comme leur chef, et chargeant un groupe d’insurgés,qui tiraient en battant en retraite et en courant.

C’était le colonel de Plouernel ; séparéd’un escadron de son régiment par un mouvement populaire, ilcherchait à s’ouvrir un passage vers le boulevard, ne s’attendantpas à trouver la rue occupée à cet endroit par l’insurrection.

Le combat, un moment suspendu, recommença. Lesdéfenseurs de la barricade crurent d’abord que ce petit nombre decavaliers formait l’avant-garde d’un régiment qui allait lesprendre à revers et les mettre entre deux feux si la gardemunicipale revenait à l’assaut.

Une décharge générale accueillit les quinze ouvingt dragons commandés par le colonel de Plouernel ; quelquescavaliers tombèrent, lui-même fut atteint ; mais, cédant à sonintrépidité naturelle, il enfonça ses éperons dans les flancs deson cheval, brandit son sabre et s’écria :

– Dragons ! sabrez cettecanaille !…

Le bond que fit le cheval du colonel futénorme ; il atteignit la base de la barricade ; mais là,il trébucha sur les pavés roulants et s’abattit.

M. de Plouernel, quoique blessé, età demi engagé sous sa monture, se défendait encore avec un couragehéroïque ; chacun des coups de sabre qu’il assénait de sonbras de fer faisait une blessure. Il allait cependant succombersous le nombre, lorsque, au péril de sa vie, M. Lebrenn, aidéde son fils et de Georges (quoique celui-ci fût blessé), se jetaentre le colonel et les assaillants exaspérés par la lutte, parvintà le retirer de dessous son cheval, et à le pousser dansl’intérieur de la boutique.

– Amis ! ces dragons sont isolés,hors d’état de nous résister… désarmons-les… mais pas de carnageinutile… ce sont des frères !…

– Grâce aux soldats… mais mort aucolonel ! – s’écrièrent les hommes qui étaient accouruschargés par les dragons. – Mort au colonel !…

– Oui ! oui ! – répétèrentplusieurs voix.

– Non ! – s’écria le marchand enbarrant sa porte avec son fusil, tandis que Georges se joignait àlui. – Non ! non ! pas de massacre après le combat… pasde lâcheté !…

– Le colonel a tué mon frère d’un coup depistolet à bout portant… là-bas, au coin de la rue ! – hurlaun homme, les yeux sanglants, l’écume aux lèvres, en brandissant unsabre. – À mort, le colonel !…

– Oui ! oui ! à mort !… –crièrent plusieurs voix menaçantes. – À mort !…

– Non ! vous ne tuerez pas un hommeblessé ! – Vous ne voudrez pas massacrer un homme désarmé…

– À mort ! – répétèrent plusieursvoix. – À mort !…

– Eh bien, entrez ! – Voyons si vousaurez le cœur de déshonorer la cause du peuple par uncrime !

Et le marchand, quoique prêt à s’opposer denouveau à cette férocité, laissa libre la porte qu’il avaitjusque-là défendue.

Les assaillants restèrent immobiles, frappésdes paroles de M. Lebrenn.

Cependant, l’homme qui voulait venger sonfrère s’élança le sabre à la main en poussant un cri farouche. Déjàil touchait au seuil de la porte, lorsque Georges, lui saisissantles mains, et les serrant entre les siennes, l’arrêta, et lui ditd’une voix profondément émue :

– Tu voudrais te venger par unassassinat ? Non, frère… tu n’es pas un assassin !

Et Georges Duchêne, les larmes aux yeux, lepressa dans ses bras.

La voix, le geste, l’accent de la physionomiede Georges causèrent une telle vive impression à l’homme qui criaitvengeance, qu’il baissa la tête, jeta son sabre loin de lui ;puis, se laissant tomber sur un tas de pavés, il cacha sa figureentre ses deux mains, en murmurant à travers ses sanglotsétouffés :

– Mon frère !… mon pauvrefrère !…

**

*

Le combat a cessé depuis quelque temps. Lefils du marchand est allé aux informations ; il a apporté lanouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que lestroupes fraternisent avec le peuple, que la chambre des députés estdissoute, et qu’un gouvernement provisoire est établi à l’Hôtel deville.

La barricade de la rue Saint-Denis estcependant toujours militairement gardée. En cas de nouvellesalertes, des vedettes avancées ont été placées. Çà et là gisent lesmorts des deux partis.

Les blessés appartenant soit à l’insurrection,soit à l’armée, ont été transportés dans plusieurs boutiques oùsont établies des ambulances, ainsi que chez M. Lebrenn. Lessoldats sont traités avec les mêmes soins que ceux qui lescombattaient quelques heures auparavant. Les femmes s’empressentautour d’eux ; et s’il est quelque chose à regretter, c’estl’excès de zèle et la multitude des offres de service.

Plusieurs gardes municipaux et un officier dedragons, qui accompagnait le colonel de Plouernel, ayant été faitsprisonniers, on les a répartis dans diverses maisons, d’où ils ontpu bientôt sortir, déguisés en bourgeois, et accompagnés brasdessus, bras dessous, par leurs adversaires du matin.

La boutique de M. Lebrenn est encombréede blessés : l’un est étendu sur le comptoir, les autres surdes matelas jetés à la hâte sur le plancher. Le marchand et safamille aident plusieurs chirurgiens du quartier à poser le premierappareil sur les blessures ; Gildas distribue de l’eaumélangée de vin aux patients, dont la soif est brûlante. Parmi cesderniers, côte à côte, sur le même matelas, se trouvaient le pèreBribri et un sergent de la garde municipale, vieux soldat àmoustaches aussi grises que la barbe du chiffonnier.

Celui-ci, après avoir prononcé l’oraisonfunèbre de Flamèche, avait reçu, lors de l’alerte causée par lesdragons, une balle dans la jambe. Le sergent avait reçu, lui, à lapremière attaque de la barricade, une balle dans les reins.

– Cré coquin ! que je souffre !– murmura le sergent. – Et quelle soif !… le gosier mebrûle…

Le père Bribri l’entendit, et voyant passerGildas, tenant d’une main une bouteille d’eau mélangée de vin et del’autre un panier de verres, il s’écria comme s’il eût été aucabaret :

– Garçon ! eh ! garçon ! àboire à l’ancien, s’il vous plaît… il a soif.

Le sergent, surpris et touché de l’attentionde son camarade de matelas, lui dit :

– Merci, mon vieux ; c’est pas derefus, car j’étrangle.

Gildas, à l’appel du père Bribri, avait rempliun de ses verres ; il se baissa et le tendit au soldat.Celui-ci essaya de se soulever, mais il n’y put parvenir, et dit enretombant :

– Sacrebleu ! je ne peux pas metenir assis ; j’ai les reins démolis.

– Attendez, sergent, – dit le pèreBribri ; – j’ai une patte avariée, mais les reins et les brassont encore solides. Je vas vous donner un coup de main.

Le chiffonnier aida le soldat à se mettre surson séant, et le maintint de la sorte jusqu’à ce qu’il eut fini deboire ; après quoi, il l’aida à se recoucher.

– Merci et pardon de la peine, mon vieux,– dit le municipal.

– À votre service, sergent.

– Dites donc, mon vieux !

– Quoi, sergent ?

– Savez-vous que c’est tout de même unedrôle de chose ?

– Laquelle, sergent ?

– Enfin ! de dire qu’il y a deuxheures, nous nous fichions des coups de fusil, et que maintenantnous nous faisons des politesses.

– Ne m’en parlez pas, sergent !C’est bête comme tout les coups de fusil.

– D’autant plus qu’on ne s’en veutpas…

– Parbleu ! que le diable me brûlesi je vous en voulais, à vous, sergent !… Et pourtant, c’estpeut-être moi qui vous ai cassé les reins… De même que, sans m’envouloir pour deux liards, vous m’auriez planté votre baïonnettedans le ventre… D’où j’en reviens à dire, sergent, que c’est bêtede s’échiner les uns les autres quand on ne s’en veut pas.

– C’est la pure vérité.

– Eh puis, enfin, est-ce que vous yteniez beaucoup à Louis-Philippe… vous, sergent ?

– Moi ? je m’en moque pasmal !… Je tenais à avoir mon temps de retraite pour m’enaller… Voilà mon opinion. Et vous, l’ancien ? lavôtre ?…

– Moi, je suis pour la république, quiassurera du travail et du pain à ceux qui en manquent.

– Si c’est comme ça, l’ancien, j’enserais assez de la république ; car j’ai mon pauvre frère,chargé de famille, à qui le chômage fait bien du mal… Ah !c’est pour ça que vous vous battiez, vous, l’ancien ? Ma foi,vous n’aviez pas tort…

– Et pourtant, c’est peut-être vous quim’avez déquillé, farceur ; mais, sans reproche aumoins !

– Que diable voulez-vous ? Est-ceque nous savons jamais pourquoi nous nous battons ? La vieillehabitude de l’exercice est là ; on nous commande feu… nousfaisons feu, sans vouloir trop bien ajuster pour la première fois…vrai… Mais on riposte ferme… Dam… alors… chacun pour sa peau…

– Tiens ! je crois bien…

– On est pincé, ou l’on voit tomber uncamarade ; alors on se monte ; l’odeur de la poudre vousgrise, et l’on finit par taper comme des sourds…

– Une fois là, sergent, c’est sinaturel !

– Mais, c’est égal, voyez-vous, monancien, à portée de fusil, ça va encore ; mais une fois qu’onen vient à s’empoigner corps à corps, à la baïonnette, et que, seregardant le blanc des yeux, on se dit en français : Àtoi, à moi… tenez, on sent quelque chose qui vous amollit lesbras et les jambes, ce qu’on ne sent pas quand on tape sur un vraiennemi.

– C’est tout simple, sergent, parce quevous vous dites en vous-même : Voilà des gaillards qui veulentla réforme, la république… bon… Quel mal me font-ils à moi ?Eh puis, est-ce que je ne suis pas du peuple comme eux ?Est-ce que je n’ai pas des parents ou des amis dans le peupleaussi ?… Il y a donc cent à parier contre un que je devraisêtre de leur avis au lieu de les carnager…

– C’est si vrai, l’ancien, que je suiscomme vous pour la république… si elle peut donner du pain et dutravail à mon pauvre frère, qui en manque.

– C’est ce qui revient à dire, sergent,qu’il n’y a rien de plus bête que de s’esquinter les uns lesautres, sans s’être au moins dit le pourquoi de la chose.

Et le père Bribri, tirant de sa poche savieille petite tabatière de bois blanc, dit à soncompagnon :

– Sergent, en usez-vous ?

– Ma foi, ça n’est pas de refus,l’ancien ; ça me dégagera un peu la cervelle.

– Dites donc, sergent, – dit en riant lepère Bribri ; – est-ce que vous seriez enrhumé ducerveau ? Vous savez la chanson :

Il y avait une fois cinq à six gendarmes

Qui avaient des bons rhumes de cerveau…

– Ah ! vieux farceur ! – dit lemunicipal en donnant une tape amicale sur l’épaule de son camaradede matelas, et riant de la plaisanterie ; puis, ayant savouréson tabac en connaisseur, il ajouta :

– Fichtre ! c’est dufameux !

– Écoutez donc, sergent, – dit le pèreBribri en prisant à son tour, – c’est mon luxe. Je le prends à laCivette, rien que ça !

– C’est aussi là que ma femme sefournit.

– Ah ! vous êtes marié,sergent ? Diable ! votre pauvre épouse va être fièrementinquiète !

– Oui, car c’est une brave femme !Et si ma blessure n’est pas mortelle, il faudra, l’ancien, que vousveniez d’amitié manger la soupe chez nous. Eh ! eh !…nous parlerons de la barricade de la rue Saint-Denis en cassant unecroûte.

– Vous êtes bien honnête, sergent ;c’est pas de refus. Et comme je n’ai pas de ménage, il faudra qu’enretour votre épouse et vous veniez manger avec moi une gibelotte àla barrière.

– C’est dit, mon ancien.

Au moment où le civil et lemilitaire faisaient entre eux cet échange de courtoisie,M. Lebrenn, pâle, et les larmes aux yeux, sortit del’arrière-magasin, dont la porte était restée fermée jusque-là, etdit à sa femme, toujours occupée à soigner les blessés :

– Ma chère amie, veux-tu venir uninstant ?

Madame Lebrenn rejoignit son mari, et la portede l’arrière-magasin se referma sur eux. Un triste spectacles’offrit aux yeux de la femme du marchand.

Pradeline était étendue sur un canapé, pâle etmourante. Georges Duchêne, le bras en écharpe, se tenait agenouilléauprès de la jeune fille, lui présentant une tasse remplie debreuvage.

À la vue de madame Lebrenn, la pauvre créaturetâcha de sourire, rassembla ses forces, et dit d’une voixdéfaillante et entrecoupée :

– Madame… j’ai voulu vous voir… avant demourir… pour vous dire… la vérité sur Georges. J’étais orpheline,ouvrière fleuriste ; j’avais eu bien de la peine… bien de lamisère… mais j’étais restée honnête. Je dois dire, pour ne pas m’enfaire trop accroire, que je n’avais jamais été tentée, –ajouta-t-elle avec un sourire amer ; puis elle reprit : –J’ai rencontré Georges à son retour de l’armée… je suis devenueamoureuse de lui… Je l’ai aimé… oh ! bien aimé… allez !…c’est le seul… peut-être est-ce parce qu’il n’a jamais été monamant… je l’aimais sans doute plus qu’il ne m’aimait ; ilvalait mieux que moi… c’est par bon cœur qu’il m’a offert de nousmarier… Malheureusement, une amie m’a perdue ; elle avait été,comme moi, ouvrière… et par misère, elle s’était vendue !… Jel’ai revue riche, brillante… elle m’a engagée à faire comme elle…la tête m’a tourné… j’ai oublié Georges… pas longtemps, pourtant…mais pour rien au monde, je n’aurais osé reparaître devant lui…Quelquefois, cependant, je venais dans cette rue, tâchant del’apercevoir… Je l’ai vu plus d’une fois travailler dans votremagasin, madame… et parler à votre fille, que j’ai trouvée belle…oh ! belle comme le jour !… Un pressentiment m’a dit queGeorges devait l’aimer… Je l’ai épié ; plus d’une fois dansces derniers temps, je l’ai aperçu le matin à sa fenêtre, regardantvos croisées… Hier matin… j’étais chez quelqu’un…

Et une faible rougeur de honte colora uninstant les joues livides de la jeune fille ; elle baissa lesyeux, et reprit d’une voix de plus en plus affaiblie.

– Là, par hasard… j’ai appris quecette personne… trouvait votre fille… très-belle… et commecette personne… ne recule devant rien, cela m’a fait peur pourvotre fille et pour Georges… J’ai voulu le prévenir hier… iln’était pas chez lui ; je lui ai écrit… pour lui de mander àle voir, sans lui expliquer pourquoi… Ce matin… je suis sortie dechez moi… sans savoir… qu’il y avait… des barricades… et…

La jeune fille ne put achever, sa tête serenversa en arrière ; elle porta machinalement les deux mainsà son sein, où elle avait reçu la blessure, poussa un soupirdouloureux et balbutia quelques paroles inintelligibles, pendantque M. et madame Lebrenn pleuraient silencieusement.

– Joséphine, – lui dit Georges, –souffrez-vous davantage ? – Et il ajouta en portant la main àses yeux : – Cette blessure… mortelle… c’est en voulant mesauver qu’elle l’a reçue.

– Georges, – dit la jeune fille d’unevoix faible et d’un air égaré, – Georges, vous ne savez pas…

Et elle tâcha de rire.

Ce rire dans l’agonie était navrant.

– Pauvre enfant ! revenez à vous, –dit madame Lebrenn.

– Je m’appelle Pradeline, –répondit la malheureuse créature en délire. – Oui… parce que jechante toujours.

– L’infortunée ! – ditM. Lebrenn, – elle délire !

– Georges… – reprit-elle dans un completégarement, – écoutez mes chansons…

Et d’une voix expirante elle improvisa sur sonair favori :

Je sens déjà la mort…

Allons… si c’est mon sort…

Ah ! c’est pourtant bientôt.

Que de… mourir…

Elle n’acheva pas ; ses bras seraidirent, sa tête se pencha sur son épaule.

Elle était morte…

Gildas, à cet instant, entr’ouvrit la portequi communiquait à un escalier montant au premier étage, et dit aumarchand :

– Monsieur, le colonel qui est là-hautdemande à vous parler tout de suite.

La nuit était venue.

Le marchand se rendit dans sa chambre àcoucher, où le colonel avait été conduit par mesure deprudence.

M. de Plouernel avait reçu deuxblessures légères et de fortes contusions. Pour faciliter lepremier pansement appliqué à ses plaies, il s’était dépouillé deson uniforme.

M. Lebrenn trouva son hôte debout, pâleet sombre.

– Monsieur, – dit-il, – mes blessures nesont pas assez graves pour m’empêcher de quitter votre maison. Jen’oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, conduitedoublement louable, après ce qui s’est passé hier entre nous. Monseul désir est de pouvoir m’acquitter un jour… Cela me seradifficile, monsieur, car nous sommes vaincus, et vous êtesvainqueurs… J’étais aveugle sur la situation des esprits ;cette révolution soudaine m’éclaire… Le jour de l’avènement dupeuple est arrivé… Nous avons eu notre temps, comme vous me ledisiez hier. Monsieur, votre tour est venu.

– Je le crois, monsieur… Maintenant,laissez-moi vous donner un conseil… Il ne serait pas prudent à vousde sortir en uniforme… L’effervescence populaire n’est pas encorecalmée… Je vais vous donner un paletot et un chapeau rond ; àl’aide de ce déguisement, et dans la compagnie d’un de mes amis,vous pourrez sans encombre regagner votre demeure.

– Monsieur ! vous n’y songez pas… Medéguiser… ce serait une lâcheté !…

– De grâce, monsieur ! pas desusceptibilité exagérée ; n’avez-vous pas conscience de vousêtre intrépidement battu jusqu’à la fin ?

– Oui… mais désarmé… désarmé par des…

Puis, s’interrompant, il tendit la main aumarchand et lui dit :

– Pardon, monsieur… je m’oublie, et jesuis vaincu… Soit, je suivrai votre conseil ; je prendrai undéguisement, sans croire commettre une lâcheté. Un homme dont laconduite est aussi digne que la vôtre doit être bon juge en matièred’honneur.

En un instant M. de Plouernel futvêtu en bourgeois, grâce aux habits que lui prêta le marchand.

Le colonel, montrant alors son casque bossuéplacé à côté de son uniforme à demi déchiré pendant la lutte, dit àM. Lebrenn :

– Monsieur, je vous en prie, gardez moncasque, à défaut de mon sabre, que j’aurais aimé à vous laissercomme souvenir d’un soldat à qui vous avez généreusement sauvé lavie.

– J’accepte, monsieur, – répondit lemarchand ; – j’ajouterai ce casque à deux autres souvenirs quime viennent de votre famille.

– De ma famille ! – s’écriaM. de Plouernel stupéfait. – De ma famille !… Vousla connaissez ?

– Hélas ! monsieur… – répondit lemarchand d’un air pensif et mélancolique, – ce n’est pas lapremière fois que depuis des siècles un Néroweg de Plouernel et unLebrenn se sont rencontrés les armes à la main.

– Que dites-vous, monsieur ? –demanda le comte de plus en plus surpris. – Je vous en prie !expliquez-vous…

Deux coups frappés à la porte interrompirentl’entretien de M. Lebrenn et de son hôte.

– Qui est là ? – dit lemarchand.

– Moi, père.

– Entre, mon enfant.

– Père, – dit vivement Sacrovir, –plusieurs amis sont en bas ; ils arrivent de l’Hôtel de ville.Ils vous attendent.

– Mon enfant, – reprit M. Lebrenn, –tu es connu comme moi dans la rue ; tu vas accompagner notrehôte, en passant par le petit escalier qui aboutit sous la portecochère, afin de ne pas passer par la boutique.

– Oui, père.

– Tu ne quitteras monsieur de Plouernelque lorsqu’il sera rentré chez lui, et tout à fait en sûreté.

– Soyez tranquille, mon père ; jeviens déjà de traverser deux fois les barricades… Je réponds detout.

– Pardon, monsieur, si je vousquitte ; – dit le marchand à M. de Plouernel. – Mesamis m’attendent…

– Adieu, monsieur… – dit le colonel d’unevoix pénétrée. – J’ignore ce que l’avenir nous réserve ; nouspouvons nous retrouver encore dans des camps opposés ; mais,je vous le jure, je ne pourrai désormais vous regarder comme unennemi.

Et M. de Plouernel suivit le fils dumarchand.

M. Lebrenn, resté seul, contempla lecasque du colonel pendant un instant, et se dit :

– Ah ! il est vraiment des fatalitésétranges !…

Et prenant le casque, il alla le déposer danscette pièce mystérieuse qui excitait si vivement la curiosité deGildas.

M. Lebrenn vint ensuite rejoindre sesamis, qui lui apprirent que l’on ne doutait plus que la républiquene fût proclamée par le gouvernement provisoire réuni à l’Hôtel deville.

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