Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 4

 

Le voyageur fait le récit qui doit tombercomme de l’airain brûlant sur le cœur de Joel, assez insensé pouravoir réponduqu’il y avait loin de la Touraine à laBretagne. – Joel commence d’autant mieux à comprendrel’utilité de cette leçon, que soudain ses deux fils,MIKAËL, l’armurier, etALBINIK, le marin, arrivant d’Aurayau milieu de la nuit, apportent de redoutables nouvelles.

 

Le voyageur, d’un air sombre et sévère,commença son récit en ces termes :

– « Depuis deux ou trois mille ans,peut-être, une famille vit ici, en Gaule. D’où est-elle venue,cette famille, pour occuper la première ces grandes solitudesaujourd’hui si peuplées ? Sans doute elle était venue du fondde l’Asie[86], cet antique berceau des raceshumaines, aujourd’hui caché dans la nuit des temps. Cette famille atoujours conservé un caractère qui lui est propre et ne se retrouvechez aucun autre peuple du monde ; loyale, hospitalière,généreuse, vive, gaie, railleuse, aimant à conter et surtout àentendre raconter, intrépide dans le combat, bravant la mort plushéroïquement qu’aucune nation, parce qu’elle sait, par sa religion,ce que c’est que la mort… Voilà les qualités de cette famille.Étourdie, vagabonde, présomptueuse, inconstante, curieuse de toutenouveauté, encore plus avide de voir des pays inconnus que de lesconquérir, s’unissant aussi facilement qu’elle se divise, troporgueilleuse et trop changeante pour soumettre ou accommoder sonavis à celui de ses voisins, ou, si elle y consent, incapable demarcher longtemps de concert avec eux, quoiqu’il s’agisse desintérêts communs les plus importants… voilà les vices de cettefamille ; en bien et en mal, ainsi elle a toujours été depuisdes siècles, ainsi est-elle encore aujourd’hui, ainsi sera-t-ellesans doute demain ! »

– Eh, eh, si je ne me trompe, – reprit lebrenn en riant, – tous tant Gaulois que nous sommes ! nousserions un peu de cette famille-là…

– Oui, – dit l’inconnu ; – pour sonmalheur… et pour la joie de ses ennemis… tel a-t-il été et est lecaractère de notre peuple !

– Avoue du moins que, malgré cecaractère, ce cher peuple gaulois a bien fait son chemin dans lemonde ! car il est peu de terres où ce grand vagabond curieux,comme tu l’appelles, n’ait été promener ses chausses, le nez auvent et l’épée sur la cuisse…

– Tu dis vrai ; tel est notre espritd’aventure : toujours marcher en avant et vers l’inconnu,plutôt que de s’arrêter et de fonder. Aussi, aujourd’hui, le tiersde la Gaule est au pouvoir des Romains, tandis qu’il y a plusieurssiècles la race gauloise, par ses conquêtes exagérées, occupait, enoutre de la Gaule, l’Angleterre, l’Irlande, la haute Italie, larive droite du Danube, le pays d’outre-mer, jusqu’auDanemark, et ce n’était pas assez, car on dirait que notrerace devait se répandre dans tout le monde ! Les Gaulois duDanube s’en allaient en Macédoine, en Thrace, enThessalie ; d’autres, traversant le Bosphoreet l’Hellespont, atteignaient l’Asie-Mineure,fondaient la NOUVELLE GAULE, et devenaient ainsi arbitres de tousles rois de l’Orient.

– Jusqu’ici, – reprit le brenn, – il mesemble que nous n’avons pas à regretter notre caractère, que tujuges sévèrement ?

– Et qu’est-il donc resté de ces follesbatailles entreprises par l’orgueil des rois qui alors régnaientsur les Gaules ? Ces conquêtes lointaines ne nous ont-ellespas échappé ? Les Romains, nos ennemis implacables et toujoursgrandissant, n’ont-ils pas soulevé tous les peuples contrenous ? n’avons-nous pas été obligés d’abandonner cespossessions inutiles : l’Asie, la Grèce, l’Allemagne,l’Italie ? Voilà donc le fruit de tant d’héroïsme, de tant desang versé ? Voilà donc où nous avait conduits l’ambition desrois usurpateurs du pouvoir des druides !

– À cela je n’ai rien à répondre. Tu asraison, il n’était pas besoin de nous aller promener si loin pourne rapporter à nos semelles que du sang et de la poussière des paysétrangers. Mais, si je ne me trompe, vers ces temps-là, les fils dubrave Ritha-Gaür, qui s’est fait une blouse avec la barbe des roisqu’il a rasés, voyant dans ceux-ci les bouchers du peuple et nonses pasteurs, ont mis bas les royautés ?

– Oui, grâce aux dieux, une époque devraie grandeur, de paix, de prospérité, a succédé aux conquêtesstériles et sanglantes des royautés. Débarrassée de ses inutilespossessions, réduite à de sages limites, ses frontières naturelles,le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, l’Océan, la républiquedes Gaules a été la reine et l’envie du monde. Son sol fertile,cultivé comme nous savons le cultiver, produisait tout avecabondance ; les rivières étaient couvertes de bateauxmarchands ; les mines d’or, d’argent, de cuivre, augmentaientchaque jour sa richesse ; de grandes villes s’élevaient detoutes parts. Les druides, répandant partout les lumières,prêchaient l’union aux provinces, et en donnaient l’exemple enconvoquant, une fois par an, dans le pays chartrain, centre desGaules, une assemblée solennelle, où se traitaient les intérêtsgénéraux du pays. Chaque tribu, chaque canton, chaque cité, nommentleurs magistrats ; chaque province était une république, qui,selon la pensée des druides, venait se fondre dans la granderépublique des Gaules, et ne faire ainsi qu’un seul corpstout-puissant par son union[87].

– Les pères de nos grands-pères ontencore vu cet heureux temps-là, ami hôte !

– Et leurs fils n’ont vu que ruines etmalheurs ! Qu’est-il arrivé ? la race maudite des roisdétrônés se joint à la race non moins maudite de leurs anciensclients ou seigneurs, et tous, irrités d’être dépossédés de leurautorité, espèrent la ressaisir au milieu des malheurs publics, etexploitent avec une perfidie infâme l’inconstance, l’orgueil,l’indiscipline de notre caractère qu’améliorait déjà la puissanteinfluence des druides ; les rivalités de province à province,depuis longtemps assoupies, se réveillent ; les jalousies, leshaines, renaissent dans la république ; l’œuvre d’union sedémembre de toutes parts. Les rois ne remontent pas pour cela surle trône ; plusieurs de leurs descendants sont juridiquementexécutés ; mais ils ont déchaîné les partis. La guerre civiles’allume, les provinces puissantes veulent asservir les plusfaibles. Ainsi, à la fin du dernier siècle, les Marseillais,descendants de ces Grecs exilés, à qui la Gaule avait généreusementcédé le territoire où ils bâtirent leur ville, veulent s’ériger ensuzerains de la province. Elle se soulève. Marseille, menacée,appelle les Romains à son secours… Ils viennent, non pour soutenirMarseille dans son iniquité, mais pour s’emparer eux-mêmes de lacontrée, malgré les prodiges de valeur de ses habitants. Voilà doncles Romains établis en Provence ; ils y bâtissent la villed’Aix, et fondent ainsi leur première colonie dans notrepays…

– Ah ! maudits soient les gens deMarseille ! – s’écria Joel. – C’est grâce à ces fils des Grecsque les Romains ont mis le pied chez nous !

– Et de quel droit maudire les gens deMarseille ? Ne doivent-elles pas être aussi maudites cesprovinces, qui, depuis la décadence de la république, laissaientainsi écraser, asservir, une de leurs sœurs par l’étranger ?Mais prompte est la punition du mal ! Les Romains, encouragéspar l’insouciance de la Gaule, s’emparent de l’Auvergne,puis du Dauphiné, plus tard du Languedoc et duVivarais, malgré la défense héroïque de ces populationsdivisées entre elles et abandonnées à leurs seules forces. Voilàdonc les Romains maîtres de presque tout le midi de la Gaule ;ils le gouvernent par leurs proconsuls, réduisent le peuple au plusdur esclavage. Les autres provinces s’alarment-elles enfin de cesterribles envahissements de Rome, qui toujours s’avance menaçant lecœur de la Gaule ? Non, non ! confiantes dans leurcourage, elles disent comme tu le disais tout à l’heure,Joel : Le Midi est loin du Nord, l’Orient est loin del’Occident. Cependant notre race, assez insouciante etprésomptueuse pour ne pas prévenir la domination étrangèrelorsqu’il en est temps, a toujours le courage tardif de se révolterlorsque le joug s’appesantit sur elle. Les provinces soumises auxRomains éclatent en rébellions terribles : elles sontcomprimées dans le sang. Nos désastres se précipitent. LesBourguignons, excités par les descendants des anciens rois,s’arment contre les Francs-Comtois, en invoquant le secours desRomains. La Franche-Comté, hors d’état de résister à une tellealliance, demande des renforts aux Germains, de l’autre côté duRhin ; ces barbares du Nord apprennent ainsi lechemin de la Gaule ; mais ces nouveaux alliés se montrent siféroces, qu’après de sanglantes batailles contre ceux même qui lesavaient appelés, ils restent maîtres de la Bourgogne et de laFranche-Comté… Enfin, l’an passé, les Suisses, excités parl’exemple des Germains, font irruption dans les provinces gauloisesconquises par les Romains. Jules César, nommé proconsul, accourtd’Italie, refoule les Suisses dans leurs montagnes, chasse lesGermains de la Bourgogne et de la Franche-Comté, s’empare de cesprovinces, épuisées par leur longue lutte contre les barbares, et àleur oppression succède celle des Romains : c’était pour nouschanger de maîtres… Enfin ! enfin ! au commencement decette année, une partie de la Gaule sort de son assoupissement,sent le danger qui menace les provinces encore indépendantes. Decourageux patriotes, ne voulant pour maîtres ni Romains niGermains, Galba chez les Gaulois de la Belgique,Boddig-nat chez les Gaulois de Flandre, soulèvent en masseles populations contre César. Les Gaulois du Vermandois, ceux del’Artois, s’insurgent aussi. Et l’on marche aux Romains !Ah ! ce fut une grande et terrible bataille… que cettebataille de la Sambre ! – s’écria l’inconnu avecexaltation. – L’armée gauloise avait attendu César sur la rivegauche du fleuve. Trois fois l’armée romaine le traversa, troisfois elle fut forcée de le repasser en combattant jusqu’à laceinture dans l’eau rougie par le sang… La cavalerie romaine estculbutée, les plus vieilles légions écrasées. César descend decheval, met l’épée à la main, rallie ses dernières cohortes devétérans qui lâchaient pied, et, à leur tête, charge notre armée…Malgré le courage de César, la bataille était perdue pour lui…lorsque nous voyons s’avancer à son secours un nouveau corps detroupes.

– Tu dis : Nous voyonss’avancer ? – reprit Joel. – Tu assistais donc à cetteterrible bataille ?

Mais l’inconnu, sans répondre,continua :

– Épuisés, décimés par sept heures decombat, nous luttons encore contre ces troupes fraîches… nousluttons jusqu’à l’agonie… nous luttons jusqu’à la mort… Etsavez-vous, – ajouta l’étranger avec une grande douleur, –savez-vous, vous autres, qui restiez paisibles ici, tandis que vosfrères mouraient pour la liberté des Gaules, qui est la vôtreaussi… savez-vous combien il en a survécu ?… des soixantemille combattants de l’armée gauloise ? à cette bataillede la Sambre ?… Il en a survécu CINQ CENTS[88] !…

– Cinq cents !… – s’écria Joel d’unair de doute.

– Je le dis parce que je suis l’un deceux-là qui ont survécu… – répondit fièrement le voyageur.

– Ainsi, ces deus cicatrices récentes quetu portes au visage…

– Je les ai reçues à la bataille de laSambre…

À ce moment du récit, on entendit au dehors dela maison les dogues de garde aboyer avec furie, pendant que l’onfrappait de grands coups à la porte de la palissade. La famille dubrenn, encore sous la triste impression des paroles du voyageur, secrut sur le point d’être attaquée : les femmes se levèrent,les petits enfants se jetèrent dans leurs bras, les hommescoururent aux armes suspendues à la muraille… Cependant, les doguesayant cessé d’aboyer, quoique l’on heurtât toujours fortement, Joeldit à sa famille :

– Quoique l’on continue de frapper, leschiens n’aboient plus ; ils connaissent ceux qui frappent.

Et disant ces mots, le brenn sortit de samaison : plusieurs des siens et l’inconnu le suivirent parprudence. La porte de la cour fut ouverte, et l’on entendit deuxvoix qui criaient de l’autre côté de la palissade :

– C’est nous, amis, c’est nous… Albiniket Mikaël.

En effet, à la clarté de la lune on vit lesdeux fils du brenn, et derrière eux leurs chevaux essoufflés etblancs d’écume. Lorsqu’il eut embrassé tendrement ses enfants,surtout le marin, qui voyageait sur mer depuis près d’une année,Joel entra avec eux dans sa maison, où ils furent accueillis avecbeaucoup de joie et de surprise par leur mère et par toute lafamille.

Albinik, le marin, et Mikaël, l’armurier,étaient, comme leur père et leur frère, très-grands ettrès-robustes ; ils portaient, par-dessus leurs vêtements, unmanteau à capuchon, en grosse étoffe de laine et ruisselant depluie. À leur entrée dans la maison, et même avant d’allerembrasser leur mère, les deux nouveaux venus avaient approché leurslèvres des sept petites branches de gui baignant dans la coupe decuivre placée sur la grosse pierre. Là, ils avaient vu un corpsinanimé à demi couvert de feuillages, auprès duquel se tenaittoujours Julyan.

– Bonsoir, Julyan, – lui dit Mikaël. –Qui donc est mort ici ?

– C’est Armel ; je l’ai tué ce soiren me battant au sabre avec lui par outre-vaillance, – réponditJulyan. – Mais comme nous nous sommes promis d’êtresaldunes, demain j’irai le rejoindre…ailleurs ; si tu le veux, je lui parlerai detoi ?

– Oui, oui, Julyan ; car j’aimaisArmel, et je croyais le trouver vivant. J’ai dans mon sac, sur moncheval, un petit fer de harpon, que j’ai forgé pour lui ; jele mettrai demain sur votre bûcher à tous deux…

– Et tu diras à Armel, – ajouta le marinen souriant, – qu’il s’en est allé trop tôt, car son ami Albinik etsa femme Méroë lui auraient raconté leur dernier voyage surmer…

– C’est moi et Armel qui, à notre tour,aurons plus tard à t’en faire de beaux récits, Albinik, – repritJulyan souriant avec confiance ; – car tes voyages sur mer neseront rien auprès de ceux qui nous attendent dans ces mondesmerveilleux que personne n’a vus et que tout le monde verra.

Lorsque les deux fils de Margarid eurentrépondu aux tendresses de leur mère et de leur famille, le brenndit au voyageur :

– Ami, ce sont mes deux enfants.

– Fassent les dieux que la précipitationde leur arrivée ici n’ait pas une cause mauvaise ! – réponditl’inconnu.

– Je dis comme notre hôte, mes fils, –reprit Joel, – que s’est-il passé, pour que vous veniez si tard etsi pressés ? Heureux soit ton retour, Albinik ; mais jene le croyais pas prochain ; où est donc ta gentille femmeMéroë ?

– Je l’ai laissée à Vannes, mon père.Voilà ce qui s’est passé : Je revenais d’Espagne par le golfede Gascogne, m’en allant en Angleterre ; le mauvais tempsd’aujourd’hui m’a forcé d’entrer dans la rivière deVannes. Mais, par Teutâtès, qui préside à tous les voyagessur terre et sur mer, ici-bas et ailleurs, je ne m’attendais pas…non, je ne m’attendais pas à voir ce que j’ai vu dans la ville.Aussi, laissant mon navire au port, à la garde de mes matelots sousla surveillance de ma femme, j’ai pris un cheval et galopé jusqu’àAuray ; là, j’ai dit la nouvelle à Mikaël, et nous sommesaccourus ici afin de vous prévenir, mon père.

– Et qu’as-tu donc vu à Vannes ?

– Ce que j’ai vu ? tous leshabitants soulevés par l’indignation et par la colère, en bravesBretons qu’ils sont !

– Et la cause de cette colère, mesenfants ? – demanda Mamm’ Margarid en filant saquenouille.

– Quatre officiers romains, sans autreescorte que quelques soldats, et aussi tranquillement insolents ques’ils étaient en un pays d’esclaves, sont venus, hier, commanderaux magistrats de la ville d’envoyer des ordres à toutes les tribusvoisines, afin qu’elles envoient à Vannes dix mille sacs deblé…

– Et puis, mon fils ? – demanda Joelen riant et haussant les épaules.

– Cinq mille sacs d’avoine.

– Et puis ?

– Cinq cents tonneaux d’hydromel.

– Naturellement, – dit le brenn en riantplus fort, – il faut boire… et puis ?

– Mille bœufs.

– Et des plus gras, nécessairement…Ensuite ?

– Cinq mille moutons.

– C’est juste, l’on se rassasie de mangertoujours du bœuf. Est-ce tout, mes enfants ?

– Ils demandent encore trois centschevaux pour remonter la cavalerie romaine, et deux cents chariotsde fourrage.

– Pourquoi non ? Il faut bien lesnourrir ces pauvres chevaux, – reprit Joel en continuant derailler. – Mais il doit y avoir encore quelque commande ? Dèsque l’on ordonne, pourquoi s’arrêter ?

– Il faudra ensuite charroyer cesapprovisionnements jusqu’en Poitou et en Touraine.

– Et quelle grand-gueule doitavaler ces sacs de blé, ces moutons, ces bœufs et ces tonnesd’hydromel ?

– Et surtout, – ajouta l’inconnu, – quidoit payer ces approvisionnements ?

– Les payer ! – reprit Albinik, –personne ! c’est un impôt forcé.

– Ah ! ah ! – fit Joel.

– Et la grand-gueule qui doit avaler cesprovisions, c’est l’armée romaine qui hiverne en Touraine et enAnjou[89].

Un grand frémissement de colère, mêlée dedédain railleur, souleva toute la famille du brenn.

– Eh bien, Joel, – reprit alors levoyageur, – trouves-tu encore qu’il y ait loin de la Touraine à laBretagne ? La distance ne me paraît point grande à moi,puisque les officiers de César viennent tranquillement et sansescorte approvisionner leur armée la bourse vide et le bâtonhaut.

Joel ne rit plus, baissa la tête avecconfusion et resta muet (il l’avoue).

– Notre hôte dit vrai, – reprit Albinik.– Oui, ces Romains sont venus la bourse vide et le bâtonhaut ; car un de leurs officiers a levé son cep de vigne surle vieux Ronan, le plus ancien des magistrats de Vannes, qui, commetoi, père, riait très-fort des demandes des Romains.

– Et pourtant, mes enfants, que faire sice n’est d’en rire de ces demandes ? Nous imposer cesapprovisionnements à nous autres, tribus voisines de Vannes ?nous forcer de conduire ces réquisitions en Touraine et en Anjouavec nos bœufs et nos chevaux que les Romains garderont ! etcela au moment de nos semailles et de nos labours d’automne !ruiner la récolte de l’an qui vient, en nous volant celle de l’anpassé ! c’est nous réduire à brouter l’herbe dont auraientvécu les bestiaux qu’ils nous volent !

– Oui, – dit Mikaël, l’armurier, – ilsveulent nous prendre notre blé, nos troupeaux, et nous laisserl’herbe ; mais, par le fer de lance que je forgeais encore cematin ! ! ! Ce sont les Romains qui, sous nos coups,mordront l’herbe de nos champs ! ! !

– Vannes dès aujourd’hui prépare sadéfense en cas d’attaque, – reprit le marin. – Des retranchementssont commencés aux environs du port… Tous nos matelots s’armeront,et si les galères romaines viennent nous attaquer par mer, jamaisles corbeaux de mer n’auront vu sur nos grèves pareil régal decadavres !

– En passant à travers les autres tribus,– reprit Mikaël, – nous avons cette nuit répandu la nouvelle etsemé l’alarme… Les magistrats de Vannes ont aussi envoyé de touscôtés, pour ordonner que des feux allumés de colline en collinesignalent dès cette nuit un grand danger d’un bout à l’autre de laBretagne.

Mamm’ Margarid, toujours filant sa quenouille,avait écouté les paroles de ses fils. Alors elle dittranquillement :

– Et ces officiers romains ? mesenfants, est-ce qu’on ne les a point renvoyés à leur armée… aprèsles avoir rudement battus de verges ?

– Non, ma mère, on les a mis en prison àVannes, sauf deux de leurs soldats que les magistrats ont chargésde déclarer au général romain qu’on ne lui fournirait aucunapprovisionnement, et que ses officiers seraient gardés enotage.

– Il valait mieux battre ces officiers deverges et les chasser honteusement de la ville, – reprit Mamm’Margarid. – On traite ainsi les voleurs, et ces Romains voulaientnous voler…

– Tu as raison, Margarid, – dit Joel, –ils venaient nous voler… nous affamer ! nous enlever nosrécoltes ! nos troupeaux ! – ajouta Joel avec grandecolère. – Par la vengeance de Hésus ! nous prendre notre belattelage de six jeunes bœufs à poil de loup ! nos quatrecouples de taureaux noirs qui ont une si jolie étoile blanche aumilieu du front !

– Nos belles génisses blanches à têtefauve ! dit Mamm’ Margarid en haussant les épaules et toujoursfilant, – nos brebis dont la toison est si épaisse ! Allons,des verges… mes fils, des verges à ces Romains !

– Et ces rudes chevaux de la race de tonfier étalon Tom-Bras, Joel, – reprit le voyageur, – ilsvont pourtant charroyer tes récoltes, tes fourrages, jusqu’enTouraine, et servir ensuite à remonter la cavalerie romaine… Il estvrai que pour eux la fatigue ne sera point forte… car, maintenant,tu avoueras peut-être qu’il n’y a pas loin de la Touraine à laBretagne.

– Tu peux railler, ami, – dit Joel, – tuas raison, j’avais tort. Oui, oui, tu disais vrai ! Ah !si toutes les provinces de Gaule s’étaient confédérées à lapremière attaque des Romains ! si, réunies, elles avaient faitseulement la moitié des efforts qu’elles ont tentés séparément…nous ne serions pas exposés aujourd’hui aux insolentes demandes etaux menaces de ces païens ! Tu peux donc railler !

– Non, Joel, non, je ne veux plusrailler, – reprit gravement l’inconnu. Le danger est proche, lecamp ennemi est à douze journées de marche ; le refus desmagistrats de Vannes, l’emprisonnement des officiers romains, c’estla guerre sous peu de jours… la guerre sans pitié, comme la fontles Romains ! ! ! Vaincus ! c’est pour nous lamort sur le champ de bataille ou l’esclavage auloin ! ! ! car les marchands d’esclaves, suivant lescamps romains, sont avides à la curée. Tout ce qui survit, validesou blessés, hommes, jeunes femmes, filles, enfants, sont vendus àla criée comme bétail, au profit, du vainqueur, et expédiés parmilliers[90] en Italie ou dans la Gaule romaine dumidi, puisqu’il y a maintenant une Gaule romaine ! Là souventles hommes robustes sont forcés de combattre les bêtes féroces dansles cirques pour le divertissement de leurs maîtres ; lesjeunes femmes, les filles, les enfants même… oui, les enfants…demandez à César, sont victimes de monstrueuses débauches !Voilà ce que c’est que la guerre avec les Romains, si l’on estvaincu, – s’écria l’étranger. – Vous laisserez-vous doncvaincre ? subirez-vous cette honte ? leur livrerez-vousvos femmes, vos sœurs, vos filles, vos enfants, Gaulois deBretagne ?

Le voyageur eut à peine prononcé ces paroles,que la famille de Joel, hommes, femmes, jeunes filles, enfants,tous jusqu’au nabot Rabouzigued, se dressèrent les yeux brillants,les joues enflammées, et s’écrièrent en tumulte et en agitant lesbras :

– Guerre ! guerre !guerre !

Le grand dogue de bataille de Joel, animé parces cris, se leva debout, appuyant ses pattes de devant sur lapoitrine de son maître, qui, caressant sa tête énorme, luidit :

– Oui, vieux Deber-Trud, tu feras commenotre tribu la chasse aux Romains… La curée sera pour toi… tagueule sera rouge de sang ! Ouh… ouh !… Deber-Trud, auxRomains, aux Romains… Ouh… ouh !…

À ces cris de guerre le dogue répondit par deshurlements furieux, en montrant des crocs aussi redoutables queceux d’un lion. Les chiens de garde du dehors, ainsi que ceuxrenfermés dans les étables, entendant Deber-Trud, lui répondirent,et les hurlements de cette meute de bataille devinrenteffroyables !

– Bon présage, ami Joel, – dit levoyageur, – tes dogues hurlent à la mort de l’ennemi.

– Oui, oui, mort à l’ennemi ! –s’écria le brenn. – Grâce aux dieux… dans notre Gaulebretonne, au jour du péril… le chien de garde devient chien deguerre ! le cheval de trait, cheval de guerre ! letaureau de labour, taureau de guerre ! le chariot de moisson,chariot de guerre ! le laboureur, homme de guerre ! etjusqu’à notre terre paisible et féconde, devenant terre de guerre,dévore l’étranger ! À chaque pas il trouve un tombeau dans nosmarais sans fonds, dans nos grèves mouvantes, dans les abîmes denos roches, et ses vaisseaux disparaissent dans les gouffres de nosbaies plus terribles dans leur calme que la tempête dans safureur !

– Joel, – dit alors Julyan, qui s’étaitéloigné du corps de son ami, – j’ai promis à Armel d’aller lerejoindre ailleurs… Cette mort serait pour moi un plaisir… Mouriren combattant les Romains est un devoir… Que faire ?

– Demain tu le demanderas à l’un desdruides de Karnak ; il te le dira, Julyan…

– Et notre sœur Hêna ? – dit à samère Albinik, le marin, – depuis tantôt un an je ne l’ai point vue…elle est toujours, j’en suis certain, la perle de l’île deSên ? Ma femme Méroë m’a chargé de ses tendresses pourelle.

– Ceux qui prononcent le nom de ta sœursemblent prononcer celui d’une divinité, – répondit Mamm’ Margarid.– Tu la verras demain.

Et la femme de Joel, déposant sa quenouille,se leva ; c’était pour la famille le signal d’aller prendre durepos.

Mamm’ Margarid dit alors :

– Retirons-nous, mes enfants, la soiréeest avancée ; demain au point du jour il faudra nous occuperdes provisions de guerre à emporter et à cacher ici.

Et s’adressant au voyageur :

– Que les dieux vous donnent bon repos etdoux sommeil, ami hôte !

Et elle ajouta en soupirant :

– Je croyais demain célébrer plusheureusement le jour de la naissance de ma fille Hêna.

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