Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 5

 

De l’entretien du cardinal de Plouernel etde son neveu. – Comment son éminence finit par envoyer son neveu àtous les diables. – Ce que vit M. Lebrenn, le marchand detoile, dans un certain salon de l’hôtel de Plouernel, et pourquoiil se souvint d’une abbesse portant l’épée, de l’infortunéBroute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentilleGhiselle la Paonnière, d’Alizon la Maçonne, et autres trépassés destemps passés que l’on rencontrera plus tard.

 

Le cardinal de Plouernel était un homme desoixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec ladifférence de l’âge, le même type de figure que son neveu ;son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d’oiseau deproie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits,en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligencequi semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, unesingulière analogie avec la physionomie du vautour.

Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa roberouge de prince de l’église, devait avoir une physionomieredoutable ; mais pour visiter son neveu il était simplementvêtu d’une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu’aucou.

– Pardon, cher oncle, – dit le colonel ensouriant. – Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votrebonne et matinale visite… et…

Le cardinal n’était pas homme à s’étonner dece qu’un colonel de dragons eût des maîtresses ; aussi luidit-il de sa voix brève et tranchante :

– Je suis pressé. Parlons d’affaires. Jereviens d’une longue tournée en France. Nous touchons à unerévolution.

– Que dites-vous, mon oncle ? –s’écria le colonel d’un air incrédule. – Vous croyez ?…

– Je crois à une révolution.

– Mais, mon oncle…

– As-tu des fonds disponibles ? Situ n’en as pas, j’en ai à ton service.

– Des fonds… pourquoi faire ?

– Pour les convertir en or, en bon papiersur Londres. C’est plus commode en voyage…

– Ah ça ! mon oncle, quelvoyage ?

– Celui que tu feras en m’accompagnant.Nous partirons ce soir.

– Partir… ce soir ?

– Aimes-tu mieux servir larépublique ?

– La république ! – demandaM. de Plouernel, qui tombait des nues. – Quellerépublique ?

– Celle qui sera proclamée ici, à Paris,avant peu, après la chute de Louis-Philippe.

– La chute de Louis-Philippe ! larépublique ! en France… et avant peu ?

– Oui, la république française, une,indivisible… proclamée à notre profit… Seulement sachonsattendre…

Et le cardinal sourit d’un air étrange enaspirant une prise de tabac.

Le comte le regardait avec ébahissement. Ilreprit :

– Comment, mon oncle, vous parlezsérieusement ?

– Ah ça ! mon pauvre Gonthran, tu esdonc aveugle ? sourd ? – reprit le cardinal en haussantles épaules. – Et ces banquet révolutionnaires qui durent en Francedepuis trois mois ?

– Ah, ah, ah ! mon oncle, – dit lecomte en riant ; – vous croyez ces buveurs de vin bleu !ces mangeurs de veau… à vingt sous par tête… capables de…

– Ces niais-là… et je ne les en blâmepoint, tant s’en faut… ces niais-là ont tourné la cervelle desimbéciles qui les écoutaient. Il n’y a rien de plus bête ensoi-même que la poudre à canon, n’est-ce pas ? et ça nel’empêche point d’éclater ! Eh bien ! ces banqueteurs ontjoué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône deces d’Orléans.

– Cela n’est pas sérieux, mon oncle. Il ya ici cinquante mille hommes de troupes ; si la canaillebougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille surl’état de Paris, que, malgré l’espèce d’agitation de la journéed’hier, l’on n’a pas seulement consigné les troupes dans lescasernes.

– Vraiment ? Ah ! tant mieux, –reprit le cardinal en se frottant les mains. – Si leur gouvernementa le vertige, ces d’Orléans feront plus vite place à la république,et notre tour viendra plus tôt.

Ici l’éminence fut interrompue par deux petitscoups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir ;puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l’air dela Rifla, chanté extérieurement et piano parPradeline :

Pour m’en aller d’ici…

Il me faut mon bibi,

Et par occa-si-on

La béné-dic-ti-on.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

– Ah ! mon oncle, – dit le colonelavec colère, – méprisez, je vous en supplie, les insolences decette sotte petite fille.

Et, se levant, le comte de Plouernel prit surun canapé le châle et le chapeau de l’effrontée, sonna brusquement,et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il luidit :

– Donnez-lui cela, et faites-la sortir àl’instant.

Puis, revenant auprès de l’éminence, qui étaitrestée impassible, et qui ouvrait en ce moment satabatière :

– En vérité, mon oncle, je suis confus.Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.

– Elle a une fort jolie jambe ! –répondit le prêtre en aspirant sa prise. – Elle est très-gentille,cette drôlesse ! Au quinzième siècle, nous l’aurions, pour saplaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience…Ah ! mon ami, jamais… non, jamais… nous n’avons eu la partiesi belle ! ! !

– La partie plus belle si les d’Orléanssont chassés et si la république est proclamée ?

Le cardinal haussa les épaules etreprit :

– De deux choses l’une : ou larépublique de ces va-nu-pieds sera l’anarchie, la dictature,l’émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerreavec l’Europe ; alors il y en aura pour six mois au plus, etnotre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance… oubien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale,modérée, avec le suffrage universel pour base.

– Et dans ce cas-là, mon oncle ?

– Dans ce cas-là, ce sera pluslong ; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant denotre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergésur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons àla chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourraitfaire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible etrévolutionnaire état de choses ; dans tous les esprits noussemons la défiance, la peur ; bientôt mort du crédit, ruinegénérale, désastre universel, chœur de malédictions contre cetteinfâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai quien dégoûte à jamais. Alors nous paraissons ; le peuple affamé,le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant àmains jointes notre Henri V, le seul salut de la France… Vientenfin l’heure des conditions ; voici les nôtres : laroyauté d’avant 89 au moins… c’est-à-dire plus de chambrebourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi,puisqu’elle le tient par l’impôt, ce qui est ignoble ; plus desystème bâtard, tout ou rien ; et nousvoulons tout, à savoir : notre roi de droit divin et absolu,appuyé sur un clergé tout-puissant ; une forte aristocratie etune armée impitoyable ; cent mille deux cents hommes detroupes étrangères, s’il le faut ; la sainte-alliance nous lesprêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitudesi grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu’imposées.Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seulesefficaces. Les voici : Premier point : Coursprévôtales ; rappel des crimes de sacrilège, et delèse-majesté depuis 1830 ; jugement et exécution dans lesvingt-quatre heures, afin d’écraser dans leur venin tous lesrévolutionnaires, tous les impies… une terreur, uneSaint-Barthélemy s’il le faut… La France n’en mourra pas ; aucontraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d’être saignée àblanc de temps à autre. Second point : Donner l’instructionpublique à la compagnie de Jésus… elle seule peut mater l’espèce.Troisième point : Briser le faisceau de lacentralisation ; elle a fait la force de la révolution… Ilfaut, au contraire, isoler les provinces en autant de petitscentres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandespropriétés ; restreindre, empêcher s’il est possible lesrapports des populations entre elles. Il n’est point bon pour nousque les hommes se rapprochent, se fréquentent ; et pour lesdiviser, réveiller d’urgence les rivalités, les jalousies, et s’ille faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin deguerre civile serait d’un favorable expédient comme germed’animosités implacables.

Puis, prenant sa prise, le cardinalajouta :

– Les gens divisés par la haine neconspirent point.

L’impitoyable logique de ce prêtre répugnait àM. de Plouernel ; malgré son infatuation et sespréjugés de race, il s’arrangeait assez du temps présent ;sans doute il eût préféré le règne de ses roislégitimes ; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut lafin, veut les moyens, et qu’une restauration complète, absolue,pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieuet se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venaitde faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il ensouriant :

– Mais, mon oncle, songez-y donc !de nos jours isoler les populations entre elles, c’estimpossible ! et les routes stratégiques ! et les cheminsde fer ?

– Les chemins de fer ?… – s’écria lecardinal courroucé ; – invention du diable, bonne à fairecirculer d’un bout de l’Europe à l’autre la pesterévolutionnaire ! Aussi notre saint père n’en veut point dansses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que lesmonarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à cesnouveautés diaboliques ! Ils les payeront cherpeut-être ? Qu’ont fait nos aïeux lors de la conquête ?pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notrevassale de naissance et d’espèce, qui s’est tant de fois rebelléecontre nous ? nos aïeux l’ont parquée dans leurs domaines,avec défense d’en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à laglèbe, ainsi isolée, abrutie, l’engeance est plus domptable… c’estlà qu’il faut tendre et arriver.

– Mais encore une fois, cher oncle, vousn’irez pas détruire les grandes routes et les chemins defer ?

– Pourquoi non ? est-ce que lesFrancs, nos aïeux, par une excellente politique, n’ont pas ruinéces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païensde Romains ? est-ce que l’on ne peut pas lancer sur leschemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale adépossédées de leur industrie ? Anathème… anathème sur cesorgueilleux monuments de la superbe de Satan !… Par le sang dema race ! si l’on ne l’arrêtait pas dans ses inventionssacrilèges, l’homme finirait, Dieu me garde ! par changer savallée de larmes en un paradis terrestre ! comme si la tâcheoriginelle ne le condamnait point à la douleur pour l’éternité.

– Corbleu ! cher oncle, un moment, –s’écria le colonel. – Je ne tiens pas, moi, à accomplir siscrupuleusement ma destinée !

– Grand enfant ! – dit le cardinalen prisant son tabac. – Pour que l’immense majorité de la raced’Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, nefaut-il pas qu’il y ait toujours en évidence un bon petit nombred’heureux en ce monde ?

– J’entends… Pour le contraste, n’est-cepas, cher oncle ?

– Nécessairement… On ne s’aperçoit de laprofondeur des vallées qu’à la hauteur des montagnes. Mais assezphilosopher… Tu le sais, j’ai le coup d’œil juste, prompt et sûr…la position est telle que je te le dis… Je te le répète, fais commemoi, réalise toutes tes valeurs négociables en or et en bon papiersur Londres, envoie ta démission aujourd’hui, et partons demain.L’aveuglement de ces gens-là est tel, qu’ils ne craignentrien ; tu le dis toi-même… Presque aucune dispositionmilitaire n’est prise… tu peux donc sans blesser en rien le pointd’honneur militaire quitter ton régiment, et m’accompagner.

– Impossible, mon cher oncle… ce seraitune lâcheté.

– Une lâcheté !…

– Si la république s’établit, ce ne serapas sans coups de fusil, et j’en veux ma part… quitte à rendrepolitesse pour politesse à bons coups de mousqueton ! car, jevous en réponds, mes dragons chargeront cette canaille à cœurjoie.

– Ainsi, tu vas défendre le trône de cesmisérables d’Orléans, – s’écria le cardinal avec un éclat de riresardonique, – toi, un Plouernel ?

– Mon cher oncle, vous le savez, je ne mesuis pas rallié aux d’Orléans ; ainsi que vous, je ne les aimepas… Je me suis rallié à l’armée, parce que j’ai du goût pourl’état militaire ; l’armée n’a pas d’autre opinion que ladiscipline… Encore une fois, si vous voyez juste, et votre vieilleexpérience me fait supposer que vous ne vous trompez pas, il y aurabataille ces jours-ci… Je serais donc un misérable de donner madémission la veille d’une affaire.

– De sorte que tu tiens extrêmement àrisquer de te faire égorger par la populace sur une barricade pourle plus grand appui de la dynastie d’Orléans ?

– Je suis soldat… je tiens à fairejusqu’au bout mon métier de soldat.

– Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué,notre maison tombe de lance en quenouille.

– Je vous ai promis, cher oncle, de memarier quand j’aurai quarante ans…

– Mais d’ici là, songes-y donc, cetteguerre des rues est atroce… mourir dans la boue d’un ruisseau,massacré par des gueux en haillons !

– Je me donnerai du moins le régal d’ensabrer quelques-uns ; et si je succombe, – dit en riant lecolonel, – vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petitbâtard de Plouernel… que vous adopterez, cher oncle… il continueranotre nom… Les bâtards portent souvent bonheur aux grandesmaisons.

– Triple fou ! jouer ainsi ta vie…au moment où l’avenir n’a jamais été plus beau pour nous ! aumoment ou, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les filsde ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nosserfs, nous allons enfin effacer d’un trait, cinquante ans dehonte ! au moment où, instruits par l’expérience, servis parles événements, nous allons redevenir plus puissants qu’avant89 !… Tiens, tu me fais pitié… Tu as raison, les racesdégénèrent, – s’écria l’intraitable vieillard en se levant. – Ceserait à désespérer de notre cause si tous les nôtres teressemblaient.

Le valet de chambre, entrant de nouveau aprèsavoir frappé, dit à M. de Plouernel :

– Monsieur le comte, c’est le marchand detoile de la rue Saint-Denis… il attend dans l’antichambre.

– Faites-le entrer dans le salon desportraits, – répondit le comte… – J’y vais à l’instant.

Le domestique sorti, le colonel dit aucardinal, qu’il vit prendre brusquement son chapeau et se dirigervers la porte.

– Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allezpas ainsi fâché…

– Je ne m’en vais pas fâché, je m’en vaishonteux ; car tu portes notre nom.

– Allons, cher oncle, vous vous calmerez,et vous reconnaîtrez que…

– Veux-tu, oui ou non, partir avec moipour l’Angleterre ?

– Impossible, cher oncle.

– Va-t’en au diable ! – s’écria peucanoniquement le cardinal en sortant furieux et refermant la portederrière lui[11].

**

*

M. Marik Lebrenn avait été introduit, parordre de M. de Plouernel, dans un salon richement meublé,l’on voyait suspendus à ses boiseries un grand nombre de portraitsde famille.

Les uns portaient la cuirasse des chevaliers,la croix blanche et le manteau rouge des templiers, le pourpointdes gentilshommes, l’hermine des pairs de France ou le bâton desmaréchaux, quelques-uns la pourpre des princes de l’Église.

De même, parmi les femmes, plusieurs portaientle costume monastique ou le costume de cour ; mais, soit quechaque peintre eût scrupuleusement copié la nature, soit qu’il eûtcédé aux exigences d’une famille qui tenait à honneur de fairemontre d’une filiation de race non interrompue, le type génériquede ces figures diverses se retrouvait partout, soit en beau, soiten laid, et par l’écartement des yeux et la courbe prononcée du nezrappelait l’oiseau de proie. De même ce que l’on est convenud’appeler le type bourbonien, qui n’est pas sans rapportavec celui de la race ovine, s’est visiblement perpétuédans la race des Capets. De même enfin presque tous les descendantsde la maison de Rohan avaient, dit-on, dans la chevelure certainépi longtemps appelé le toupet des Rohans.

Ainsi que cela se voit dans presque tous lesportraits anciens, le blason des Plouernel et le nom de l’originaldu tableau étaient placés dans un coin de la toile. Par exemple, onpouvait lire Gonthramm V, sire de Plouernel ; Gonthramm IX,comte de Plouernel ; Hildeberte, dame de Plouernel ;Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel, etc.

M. Lebrenn, en contemplant ces tableauxde famille, semblait éprouver un singulier mélange de curiosité,d’amertume, et de récrimination plus triste que haineuse ; ilallait de l’un à l’autre de ces portraits, comme s’ils eussentéveillé en lui mille souvenirs. Son regard s’arrêtait pensif surces figures immobiles, muettes comme des spectres. Plusieurs de cespersonnages parurent surtout exciter vivement son attention. L’un,évidemment peint d’après des indications ou des souvenirs transmispostérieurement à l’époque de la date du tableau (an 497), devaitêtre le fondateur de cette antique maison ; on lisait dansl’angle de la toile le nom de Gonthramm Nevoreg. Cepersonnage était un homme d’une taille colossale ; sescheveux, d’un rouge de cuivre[12], relevésà la chinoise, et arrêtés au sommet de sa tête, au moyen d’uncercle d’or, retombaient ensuite sur ses épaules comme la crinièred’un casque. Les joues et le menton étaient rasées, mais de longuesmoustaches, du même rouge que les cheveux, tombaient presque jusquesur la poitrine, tatouée de bleu et à demi cachée par une espèce deplaid ou de manteau bariolé de jaune et de rouge. On ne pouvaitimaginer une figure d’un caractère plus farouche et plus barbareque celle de ce premier des Néroweg.

Sans doute, à son aspect, de cruelles penséesagitèrent le marchand de toile ; car, après avoir longtempsregardé ce portrait, M. Lebrenn ne put s’empêcher de luimontrer le poing, mouvement involontaire et puéril dont il parutbientôt confus.

Le second portrait, qui parut non moinsvivement impressionner le marchand de toile, représentait une femmevêtue de l’habit monastique ; ce tableau portait la date de759 et le nom de Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel.Particularité assez étrange, cette femme tenait d’une main unecrosse abbatiale, et de l’autre une épée nue et sanglante, afind’indiquer sans doute que ce glaive n’était pas toujours resté dansle fourreau. Cette femme était très-belle, mais d’une beauté fière,sinistre, violente ; ses traits, fatigués par les excès etenveloppés de longs voiles blancs et noirs ; ses grands yeuxgris étincelants sous leurs épais sourcils roux ; ses lèvresrouges comme du sang, d’une expression à la fois méchante etsensuelle : enfin cette crosse et cette épée sanglante entreles mains d’une abbesse formaient un ensemble étrange, presqueeffrayant.

M. Lebrenn, après avoir contemplé cetteimage avec un dégoût mêlé d’horreur, murmura tout bas :

– Ah ! Méroflède ! nobleabbesse, sacrée par le démon ! Messaline ou Frédégonde étaientdes vierges auprès de toi ! le maréchal de Retz, unagneau ! et son château infâme un saint lieu auprès de toncloître de damnées !

Puis il ajouta avec un soupir douloureux, enlevant les yeux au ciel comme s’il eût plaint desvictimes :

– Pauvre Septimine laColiberte ! Et toi… malheureuxBroute-Saule ![13]

Et, détournant le regard avec tristesse,M. Lebrenn resta un moment pensif ; lorsqu’il releva lesyeux, ils s’arrêtèrent sur un autre portrait daté de 1237,représentant un guerrier aux cheveux ras, à la longue barbe rousse,armé de toutes pièces, et portant sur l’épaule le manteau rouge etla croix blanche des croisés.

– Ah ! – fit le marchand de toileavec un nouveau geste d’aversion, – le moinerouge !…

Et il passa la main sur ses yeux comme pourchasser une hideuse vision.

Mais bientôt les traits de M. Lebrenn sedéridèrent ; il soupira avec une sorte d’allégement, comme side douces pensées succédaient chez lui à de cruellesémotions ; il attachait un regard bienveillant, presqueattendri, sur un portrait daté de l’an 1463, et portant nom deGontran XII, sire de Plouernel.

Ce tableau représentait un jeune homme detrente ans au plus, vêtu d’un pourpoint de velours noir, et portantau cou le collier d’or de l’ordre de Saint-Michel. On ne pouvaitimaginer une physionomie plus douce, plus sympathique ; leregard et le demi-sourire qui effleurait les lèvres de cepersonnage avaient une expression d’une mélancolie touchante.

– Ah ! – dit M. Lebrenn, – lavue de celui-là repose… calme… et console… Grâce à Dieu, il n’estpas le seul qui ait failli à la méchanceté proverbiale de sarace !

Puis, après un moment de silence, il dit ensoupirant :

– Chère petite Ghiselle laPaonnière ! ta vie a été courte… mais quel songe d’or queta vie !… Ah ! pourquoi faut-il que tes sœurs Alisonla Maçonne et Marotte la Haubergière[14] n’aient pas…

M. Lebrenn fut interrompu dans sesréflexions par l’entrée de M. de Plouernel.

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